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Pierre Jean Jouve
par ses grands Témoins

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Témoignages - Fernand Ouellette - 1967


Fernand Ouellette


Pierre Jean Jouve
le Poète


1967



Revue LIBERTÉ


Janvier-Février 1967


Nul poète n'a plus illuminé ce qui en moi était enclos

Nul poète n'a plus illuminé ce qui en moi était enclos. Nul ne m'a mieux pressé de naître. Suis-je bien né le jour où certaine « matière céleste » m'a traversé l'âme entière ? Il fut le semeur. Il fut l'accoucheur. Ainsi suis-je devenu le compagnon invisible de mon Socrate solitaire et lointain, très attentif à sa parole, à cette transmutation que je considérais comme la pâque nécessaire à tout être s'ouvrant à la déchirure de la vie, à l'existence par le saut. Plus qu'une ombre sur la pierre d'Hélène, je me laisse terrasser par la lumière invisible.  


Des glaïeuls (sur elle la plus belle) se balancent

Il fait beau sur sa pierre à mourir de ciel bleu (...)

L'être humain qui a vécu cette extase

L'être humain qui a vécu cette extase, qui a trouvé cette musique, contrairement à Mozart, le domestique de l'évêque, n'a pas de statut social. Aujourd'hui le poète est l'exilé, le clandestin, le maître du jeu essentiel dans une société de consommateurs consommés, où le poème ne peut avoir valeur d'échange, et par conséquent, le poète, d'existence sociale. Le poète est mort socialement avec la domination envahissante de la Bourgeoisie. Samuel de Sacy a bien raison de souligner que rien dans l'aspect de Jouve « ni dans son attitude, ni dans son comportement, ne tend à imposer, à suggérer l'idée qu'il est un poète ... ». Jouve n'est pas dupe. C'est pourquoi il est d'autant plus seul et inconnu, qu'il est entré en vie poétique «comme on entre au monastère ». Selon l'expression de Jean Starobinski, il y a quelque part dans le monde des hommes dont l'acte de vivre est de devenir poète. Or la société réclame les produits des chansonniers, non seulement parce qu'ils sont consommables, non seulement parce qu'ils sont des valeurs rentables, mais surtout parce qu'ils sont, en règle génrale, les lieux par excellence du refuge, les objets de la délectration paisible, les mirages du poème. Il faut bien se garder d'accueillir cette parole amorcée qui ferait éclater le noyau d'âme ancien, bien celé, qui ne brûle depuis longtemps. Or Thérèse d'Avila écrivait que « sans poésie la vie ne serait pas tolérable — même pour le contemplatif », car bien entendu, la véritable poésie est essentiellement révolutionnaire en ceci : elle appelle l'assomption de l'être ou tend à sa métamorphose. En effet, pour reprendre une expression de Lao-Tzeu, peut-être n'apparaît-elle si ténébreuse, que parce qu'elle est une voie de la Lumière. Mais l'esprit bourgeois a horreur du blanc et du noir. Il se nourrit d'ombres, chemine dans la grisaille, à la recherche de miroirs qui lui révéleront le sourire bien dessiné de sa satisfaction profonde. Et lorsqu'il croit entrer en poésie, il ne fait que s'enfoncer davantage dans son sommeil. En perdant la Poésie, la Bourgeoisie a perdu le langage de l'être. Et malgré tout, parmi les morts, le poète doit rester debout, afin que l'homme ne perde pas la signification de l'Homme, afin que jaillisse « la poésie nue et sauvage au coeur de cette conscience de soi », dont parle Maritain.         

Vous lirez dans les pages


Vous lirez dans les pages qui suivent des textes admirables. En ce qui me concerne, moi poète du Québec, j'ai tant d'admiration pour Jouve, on l'a d'ailleurs si bien évoqué depuis Bounoure, que je me sens incapable de parler de celui qui est mon maître en Parole. Or, rien n'est à la fois plus dévorant et plus impossible à communiquer que l'émerveillement, ou du moins ce besoin de faire communier l'Autre à l'émerveillement le plus vibrant en soi.

Bien sûr, lorsque je viens à Jouve, une constellation d'êtres aimés  l'entoure


Bien sûr, lorsque je viens à Jouve, une constellation d'êtres aimés  l'entoure. Que ce soit Lao-Tzeu, Dante, Charles d'Orléans, Monteverdi, Shakespeare, Cervantes, Pascal, Jean de la Croix, Mozart, les Romantiques allemands,  Schubert, Baudelaire, Dostoievski, Rimbaud, Mallarmé, Trakl ou Varèse. Mais plus particulièrement je pense à Kierkegaard. Je me demande si l'on a bien senti que celui qui vit pour la qualité de l'Instant de la parole, la parole qui agit, la parole qui arrache la moindre trace dans son âme de la lumière du Thabor, et le silence inhumain qui précède la résurrection ; je me demande si ce poète n'est pas le frère véritable du Danois qui n'a vécu que pour l'Instant, celui en qui la pensée était éminemment l'agissante, la pensée totale, la pensée déterminée par  l'Absolu ? En effet, si l'on peut parler d'un « art poétique », chez Jouve, c'est bien dans le sens de cet art de vivre intensément, ou plutôt de cette passion de vivre l'Instant à l'instar de Kierkegaard. O funambule de la Voie innommable! Cette passion de la mise à nu du coeur la plus profonde depuis Baudelaire, est bien l'acte obscène le plus radical pour l'Oriental « orthodoxe ». Et par ailleurs, ce n'est pas sans provocation que la raison ironique des fils de Voltaire soit tentée de négliger, sinon de rejeter, une parole qui singulièrement propose le sacré, depuis la racine même de la « puissance érotique ». Le poète peut-il faire un don plus illuminant ? Peut-il être plus humainement généreux ? Voilà pourquoi, sans doute, Jouve a été soumis à la « torture ». La générosité ouverte débusque inévitablement la petitesse agressive. Mais n'a-t-il pas écrit « Que la Poésie s'avance donc dans l'absurde », ou encore : « Je n'aurais jamais écrit une ligne si je n'avais pas cru au rôle sanctificateur de l'Art. » ? Et ceci : « la poésie est un véhicule intérieur de l'amour. » Belle cible, proie facile pour le sourire. Certes nous ne sommes pas à l'école de Montaigne. L'immense Pascal est à l'horizon, il nous encercle. Comme l'a remarqué Samuel de Sacy on peut comparer Jouve, pour la dignité, aux « admirables et terribles hommes de Port-Royal ». Non pas qu'il s'agisse de confondre la vie mystique et la vie poétique. Jouve ne les confond pas. J'ignore s'il est mystique. C'est un secret qui n'appartient pas au tiers, mais au Toi. Qu'il soit le Poète, cela ne fait pour moi aucun doute. Mais Kierkegaard fut-il mystique ? lui qui se nommait « l'Espion de Dieu ». Tous deux, l'un par la Pensée, l'autre par la Parole sont des maîtres d'existence, c'est-à-dire des blessés par la démesure, des révélateurs de la Fulgurance. Tous deux, sur un autre plan, ont bien aimé Mozart, cet Ange sombre où cillent incessamment des lumières que j'entends, mais dont je ne puis rendre compte, cet éveilleur de ma sensibilité douloureuse qui se jette sur tous les soleils. D'ailleurs je suis convaincu que Jouve ne pourrait pénétrer dans les couches si tragiques, si ineffables de l'âme, jusqu'à la strate « archéologique » de la tension et du désir, s'il n'était si merveilleusement musicien, si familier de la « Grande Musique » dont Lao-Tzeu dit qu'elle est « muette ». Car il y a certaines zones de l'être que n'atteignent que Dieu et la Musique.             

En définitive, seule la qualité de Jouve peut expliquer sa solitude
En définitive, seule la qualité de Jouve peut expliquer sa solitude, son apparente faiblesse contre les poésies triomphantes, qui ont ceci de commun avec les vérités triomphantes, qu'elles s'éloignent de l'être authentique à la vitesse d'une nébuleuse. PIERRE JEAN JOUVE. Le Veilleur de notre âme, la tension du mouvement, l'éclatement d'une nova, tout l'incendie du miracle. Qu'on relise la fin de son avant-propos à SUEUR DE SANG, où il expose son projet :
« Nous devons donc, poètes, produire cette "sueur de sang" qu'est l'élévation à des substances si profondes, ou si élevées, qui dérivent de la pauvre, de la belle puissance érotique humaine. »
 


Fernand Ouellette

Liberté

Janvier-février 1967

Le texte de Fernand Ouellette a été réédité dans son premier livre d'essais : Les Actes retrouvés, Montréal, HMH, coll."Constantes", 1971, p. 61-64.
Liberté Janvier-février 1967 - Jouve - Sommaire
[Avertissement de Fernand Ouellette]
La plupart des textes que nous publions dans ce numéro étaient des éléments de deux émissions radiophoniques que la Société Radio-Canada a consacrées à Pierre Jean Jouve, les 19 et 26 novembre 1965. Ces deux émissions avaient été organisées si admirablement par Robert Marteau et André Marissel, que nous avons suivi leur propre démarche dans la présentation des textes. C'est ainsi que vous lirez leurs questions et les réponses des invités revisées pour la publication.

Nous remercions les collaborateurs de ce numéro, et tout particulièrement Pierre Jean Jouve. Nous considérons que c'est un honneur et une joie pour LIBERTÉ d'accueillir dans ses pages des collaborateurs d'une telle qualité.
Sommaire

Couverture LIberté janvier-février - 1967

Revue Liberté
Janvier-février 1967
  • Notice bio-bibliographique
  • Robert Marteau
  • Pierre Jean Jouve (photo)
  • Gaëtan Picon
  • Fernand Ouellette
    • Pierre Jean Jouve, le poète
  • Pierre Jean Jouve
    • Deux poèmes de Langue
  • André Marissel
  • Claude Pichois
  • Samuel de Sacy
  • Michel Fano
  • René Micha
  • Georges Borgeaud
  • Jean Cassou
  • Jean Starobinski


Sur Fernand Ouellette

Fernand Ouellette - Ces Anges de Sang - Couverture

  • Fernand Ouellette est né à Montréal en 1930. Dans le courant des années 50, il découvre la poésie de Pierre Jean Jouve avec qui il correspond. Jouve l'encourage à publier Ces Anges de sang (1955).  En 1966, il produit des émissions sur Jouve à Radio Canada. Jouve lui avait alors envoyé le télégramme: « Émission Radio-Canada admirable en tous points  Stop C'est un des plus grands témoignages pour mon œuvre Stop Je vous remercie. » Ces émissions serviront de base, en 1967, au numéro historique de la revue LIBERTE (Montréal) qu'il dirige, comme cette page l'illustre. Ouellette rencontrera personnellement Jouve à Paris en décembre 1967, puis en février 1972.
  • La correspondance et les archives de Fernand Ouellette concernant Jouve, mais aussi Anais Nin, Henry Miller et Edgard Varèse (notamment) font l'objet d'un fonds aux Archives nationales du Canada (Bibliothèque nationale du Canada).

  • Le 23 juin 2008, le Grand Prix international de poésie de langue française Léopold Sédar Senghor lui a été remis à Paris à la Sorbonne par La nouvelle Pléiade, présidée par Sylvestre Clancier, président du P.E.N. Club français.

Ces Anges de Sang (1955)

Éditions de l'Hexagone, Collection les matinaux dirigée par Gaston Miron
Fernand Ouellette - Dans le Sombre - Couverture
  • La vie et l'oeuvre de Fernand Ouellette sont très riches ; l'encyclopédie participative Wikipédia donne une biographie et une bibliographie détaillées. Dans cette brève présentation, nous citerons les poèmes des années 60 :  Le Soleil sous la mort (1966) et Dans le Sombre (1967), le recueil collectif Poésie (1953-1971) , un recueil de 1977, Ici, ailleurs, La Lumière où il publie un "Tombeau de Jouve", une anthologie, Sillage de l'ailleurs, Typo (poche) avec une préface de Georges Leroux et les grands cycles des années 2000 : L'Inoubliable (3 volumes Chroniques, 2005 à 2007), L'Abrupt (2 volumes, 2009).

  • Fernand Ouellette a publié des romans (Tu regardais intensément Geneviève, 1978 ; Lucie ou un après-midi en novembre, 1985), des essais (Les Actes retrouvés, 1971 ; Depuis Novalis, errance et gloses, 1973), une autobiographie (Journal dénoué, 1974), une biographie de référence d' Edgard Varèse (1966, puis 1988 chez Christian Bourgois).


Dans le Sombre (1967), Éditions de l'Hexagone
Fernadd Ouellette - Poesie 1953-1971
Poésie 1953-1971 (1979), Éditions de l'Hexagone

Fernand Ouellette - Tu regardais intensement Genevieve - 1978
Fernand Ouellette - Journal dénoué - 1974
Fernand Ouellette - L'Inoubliable - Chronique I - 1974
Tu regardais intensement Geneviève (1978)
Quinze/prose entière
Journal dénoué (1974)
Les Presses de l'Université de Montréal
L'Inoubliable
Chronique I (2005)
Éditions de l'Hexagone
Ouvrages et textes récents
sur Fernand Ouellette
Fernand Ouellette - A L'Extrême du temps - L'Hexagone - 2013
et liens sur La Toile ►
  • Denise Brassard, Le Souffle du passage, poésie et essai chez Fernand Ouellette, VLB éditeur, 2007, 438 pages.

  • La préface de Georges Leroux à  l'anthologie de Fernand Ouellette, Sillage de l'ailleurs, Typo (poche)

  • Sur le site Poezibao : une anthologie permanente et une bio-bibliographie

  • Un article récent sur la poésie de Fernand Ouellette : Fernand Ouellette contre la fin abrupte, sur le site du quotidien québécois, Le Devoir (2010)
  • Un article panoramique sur la revue Liberté sur le site du Devoir (mars 2011).

  • Fernand Ouellette, l'admirable, par Hughes Corriveau, sur le site du Devoir (9 février 2013),
    • à l'occasion de la sortie d'A l'extrême du temps (L'Hexagone, Montréal, 2013)

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Responsables : Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert

Texte publié avec l'autorisation de Fernand Ouellette

Texte © Fernand Ouellette

Page réalisée par Jean-Paul Louis-Lambert

Nouvelle mise à jour : 14 avril 2013
Précédentes mises à jour : 2011,
4 février, 9 mars 2013
Première mise en ligne : 11 janvier 2011