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par ses grands Témoins

Les Entretiens de la Revue NU(e)

Yves Bonnefoy

   Cet entretien ne doit être cité qu'avec la Mention obligatoire :
  Entretien recueilli par François Lallier
pour la revue Nue N° 28 (2003)
   Tous droits réservé pour Béatrice Bonhomme,  Hervé Bosio, Giovanni Dotoli, François Lallier

2003

A propos de Pierre Jean Jouve

Entretien avec François Lallier

François Lallier    Cher Yves, vous avez été proche de Pierre Jean Jouve pendant une certaine période, et vous êtes donc l’un de ceux qui aujourd’hui peuvent porter témoignage non seulement sur son oeuvre, comme vous l’avez fait en 1972 pour le Cahier de l’Herne, mais encore sur ce que fut sa présence. J’aimerais vous entendre parler de cette présence, de cette proximité, — de cette amitié, en bref, aussi complexe que celle-ci ait pu être.
Yves Bonnefoy    Essayons. Il est sûr que j’aimerais perpétuer les aspects de cette présence qu’il m’a été possible de percevoir : si attachante était-elle, cette présence, en dépit de bizarreries où les menus travers se mêlaient aux grandes vertus de façon parfois tout à fait déconcertante. J’admirais Pierre Jean Jouve, là où il était, dans le lieu de la poésie, à côté des grands de notre modernité, mais Pierre, Pierre tout simplement, c’est tout autant celui-ci que je voyais vivre avec une fascination souvent amusée, et dont je partageais les perplexités et les surprises avec ses quelques autres amis, lesquels le regardaient avec à peu près les mêmes yeux. Avec affection toujours, ces échanges. Mais il y paraissait aussi, quelquefois, quelque tristesse, car il arrivait assez fréquemment à Pierre de décider qu’il était fâché avec tel ou tel, en dépit de l’authentique amitié qu’il portait à cet être proche, ou plutôt à cause de cela même. Il    s’imaginait trahi, en effet, trahi de façon tout à fait inattendue, incompréhensible, et en souffrait alors avec autant de colère qu’il avait mis de ferveur dans la relation désormais brisée. Ce fut ce qui arriva à Pierre Leyris, après de longues années d’amitié sérieuse et confiante, pendant les dernières desquelles j’entendis Jouve me parler de cet autre Pierre avec une profonde estime. Et ce fut ce qui m’arriva aussi, Jouve soudain fut la froideur même, et ceci d’ailleurs, au moins pour une part, parce que je ne l’avais pas suivi dans sa condamnation désolée de Pierre Leyris.
François Lallier Pourquoi Jouve s’estimait-il si facilement trahi ? Et l’avait-il été par Pierre Leyris ? Ou vous-même ?
Yves Bonnefoy

  Évidemment pas ! Mais dans sa relation aux autres, quand il lui arrivait d’en connaître, ce qu’il ne recherchait pas, il était très spontanément enclin à l’amitié affectueuse. Et il attendait de ses amis la même affection, ce qui était bien naturel, mais il comprenait cet échange d’une façon assez singulière, qui ne pouvait que créer des malentendus. Pierre attendait de ses amis une disponibilité permanente. S’il advenait qu’il eût reçu ce qu’il appelait une “ belle lettre ”, c’est-à-dire un éloge de son dernier livre, ou de l’ensemble de son oeuvre, il envoyait aussitôt à un ou plusieurs d’entre eux des pneumatiques, des télégrammes, pour leur demander de venir en prendre connaissance : car il doutait de la qualité de ses écrits autant qu’il était assuré de sa grandeur, il avait un besoin infini d’être rassuré, et de telles lettres lui faisaient un bien qu’il avait envie de partager avec ses proches, ceux qu’il sentait ses fidèles. Il appelait, on venait, car c’était   un grand plaisir de le voir heureux, fût-ce d’une broutille. 

   Son humilité était très réelle, et c’était même une bizarre incapacité, par moments, de prendre conscience de la valeur de sa poésie, ce qui finit par lui être plutôt néfaste, parce que, dans ses derniers livres, il ne sut plus assez distinguer ce qui était beau et nécessaire de ce qui l’était beaucoup moins. L’ai-je déjà écrit ? Je me souviens qu’arrivant chez lui un soir je le trouvai occupé au projet d’une anthologie de ses poèmes qu’il avait accepté de faire pour un éditeur sans ambition ni rigueur, ni moyens, ni rien, et je fronçai le sourcil et lui dit, d’abord, qu’il avait bien tort d’accepter des propositions de cette sorte, il valait tellement plus. Mais il ne l’entendait pas ainsi, et me montra le choix qu’il venait de faire. “ Tout de même, lui dis-je, vous pourriez au moins en profiter pour reprendre votre Tancrède et Clorinde ”. Eh bien, croyez-moi, il avait à peu près oublié l’existence de cette oeuvre magnifique, et quand je l’assurai qu’il n’était pas douteux que c’était là un des sommets de son oeuvre, un des grands poèmes de notre époque, il fut plus troublé que content. En règle générale, c’était du dernier poème qu’il avait écrit qu’il attendait, qu’il espérait la louange.
   Et c’est pour cela qu’il se brouilla avec Pierre Leyris. Celui-ci avait entrepris la grande édition des Oeuvres complètes de Shakespeare qu’allait publier à la fin des années 50 le Club Français du Livre, une édition bilingue pour laquelle il avait choisi de demander les traductions à des écrivains. Et c’est ainsi qu’il offrit à Jouve, dont il reprenait le Roméo et Juliette, de traduire aussi les sonnets, une tâche pour laquelle Jouve s’enthousiasma, et à laquelle il travailla de longs mois, avec grande fièvre. Jouve avait la hauteur de vue et l’acuité du sentiment qu’il fallait pour entrer dans ces textes très difficiles, il sentait qu’il y était à son aise, avec une grande aptitude spontanée à comprendre les ambiguïtés, les tensions, les maniérismes de poèmes qui sont en fait très différents de ce qui chez Shakespeare est théâtre, il en aimait en particulier la sexualité assez androgyne, bref, il en faisait son affaire, avec un entrain joyeux, un allant qui fut sans doute sa dernière grande passion de travail. Mais pour cela même il ne permettait pas trop à Shakespeare de ne pas penser comme lui, là où il avançait dans le texte et décidait. Et aussi il n’avait que très peu d’anglais, et dédaignait souverainement d’ouvrir un dictionnaire ou de se procurer la moindre édition critique. Il préférait se confier au mot à mot que lui préparait Blanche, sa femme. Blanche, elle, savait la langue, elle psychanalysait en anglais, à l’occasion, mais elle n’avait pour traduire que vraiment bien peu de temps, quand elle rentrait fatiguée de ses journées de travail. Etait-ce pour les sonnets ou Macbeth ? Je me souviens de Blanche à la petite table que Jouve lui laissait au bout du couloir. Elle traduisait si vite, à neuf heures le soir, que ses bracelets s’entrechoquaient, on en entendait le bruit.
   Il s’ensuivit que la traduction que Jouve remit à Pierre Leyris contenait nombre d’erreurs sous le couvert de ses surprenantes beautés. Or, ces erreurs, c’était le devoir de Leyris de les relever, de les signaler au traducteur, d’en discuter avec lui, un travail qu’il faisait, j’en suis témoin, avec autant de pénétration que de délicatesse et de modestie. Vint donc le cahier des remarques de l’autre Pierre, et aussitôt éclata l’orage. Jouve ne supporta absolument pas que  Leyris lui objectât que là où Shakespeare annonçait de la couleur bleue, disons, il valait mieux ne pas lui faire parler de rouge. S’il y avait conflit, et que l’une des deux parties eût tort, c’était assurément au texte original qu’il fallait s’en prendre, et qu’on se débrouille avec lui ! 
   Pierre Leyris, courageusement, insista. Il lui en coûtait beaucoup car il respectait Jouve, il l’aimait beaucoup, il savait qu’il risquait de perdre une amitié très ancienne, mais il connaissait  son devoir et il le fit. Comme Jouve refusa de retravailler sa traduction, Leyris refusa de la publier dans le corps des oeuvres complètes, et le Club du Livre en fit une petite édition séparée, après beaucoup de péripéties. Les pneumatiques de Jouve s’amoncelaient sur la table de mon ami Claude Grégory, le directeur littéraire du Club. Et moi, je  pense que Jouve me voyait sans plaisir ne pas rompre avec Pierre Leyris. Jusqu’au jour où je lui annonçai, c’était au printemps de 1958, que j’allais passer l’été à Harvard. “ Qu’est-ce que vous allez faire là-bas ? ”, s’exclama-t-il avec réprobation. Il ne supportait pas que l’on s’éloignât de lui. Il en avait fait le reproche à tout le monde, à une moment ou un autre, seules ses relations avec Jean Starobinski étant restées au beau fixe, car il ne pouvait guère lui demander de ne pas vivre à Genève.
   Je partis aux Etats-Unis, c’était, sans que je le sache encore, un des grands courants de ma vie qui prenait forme ou faisait surface, et il m’entraîna. Après quoi ? Eh bien, de Jouve je ne reçus à Cambridge que quelques lettres froides et sibyllines, et au retour, comment nous y sommes-nous pris, je ne sais plus, mais il fallut des années pour que je revienne rue Antoine-Chantin, dans cet atelier où ma pensée ne cessait pas cependant de retrouver la grande longue table superbe, le bahut gothique, la Vierge de bois à dire vrai peu plaisante, le grand livre illustré par John Martin posé au bout de la table, l’Alice de Balthus cachée dans la chambre voisine, peu d’objets, encore moins d’images, mais tous très voulus, très aimés, gardés immobiles dans une quotidienneté solennelle, avec le maître des lieux derrière sa machine à écrire, faisant face à son visiteur, et Blanche à sa droite mais en retrait : elle aimait se tenir ainsi un peu en dehors de l’échange — qu’elle suivait pourtant attentivement, avec de temps en temps des paroles énigmatiques, soutenues d’un regard qui vous en faisait le complice — sur le sofa au seuil de l’alcôve. Lieux qui avaient été pour quelques années ce que j’avais eu de plus semblable à une famille. Je ne me doutais pas en juin 1958 que je n’y reviendrais plus tard que de temps en temps, avant la dernière fois qui vint comme une surprise.
   Je ne puis m’empêcher d’évoquer cette dernière visite. Notre ami était mort, quelques saisons après Blanche, Jean Starobinski était maintenant un des exécuteurs testamentaires, il y avait eu je ne sais plus quel litige, peut-être parce que Jouve avait cru bien faire en préférant à son écriture qui était pourtant assez belle et claire — de petits signes serrés sur de longues lignes elles très largement espacées –- l’emploi de sa machine pour des parties de son testament, que j’imagine couché sur le papier mauve qu’il employait pour ses lettres. Et des scellés avaient donc barré quelques semaines sa porte, puis on avait annoncé qu’on les lèverait, d’où suit que Jean devait être là, mais au dernier moment il fut retenu en Suisse, il me demanda de prendre sa place, et voici qu’un début d’après-midi je me retrouvai sur le petit palier du cinquième étage, avec une douzaine d’autres personnes. Ces gens, le représentant de la mairie, l’expert en livres, les héritiers et Dieu sait qui d’autres, étaient assis sur les marches. La porte ouverte, nous nous précipitâmes à l’intérieur. 
   François, je ne vous raconterai pas les scènes un peu balzacienne qui s’ensuivirent, j’évoquerai simplement mon sentiment dans ces heures. Je n’avais rien à faire sauf attendre qu’elles finissent, car j’avais à signer le procès-verbal. Et je voyais devant moi, autour de moi, inchangé, ce qui avait été le décor immuable de presque trois décennies, le même livre de John Martin à la même place sur la table, la même bibliothèque, le même sofa de Blanche, mais s’étaient maintenant rompus les champs de force qui naguère encore avaient sous-tendu cet espace, avaient balisé ses rituels, si bien que j’errais là sans but, et bien triste, parmi des inconnus qui parlaient fort mais que je n’entendais pas. L’atelier de Jouve, la salle où il avait  tant écouté de musique sur son poste de radio aux allures de cathédrale, et sur lequel il se penchait comme s’il y eût là un clavier, tournant aussi des boutons, c’était un lieu dont je savais bien qu’il ne s’effacerait pas de ma mémoire. Et pourtant j’avais appris qu’à la fin de l’après-midi, à six heures, un camion viendrait se ranger sous la fenêtre, les meubles seraient descendus par celle-ci, ce soir l’appartement serait vide. 
   Pourquoi n’ai-je pas repris avec Jouve, après ce premier séjour aux Etats-Unis, la même sorte d’échanges qu’auparavant ? Alors qu’il était toujours prêt à oublier sa mauvaise humeur, à redonner sa confiance ? Cependant que, de mon côté, je lui gardais toute mon affection et la même sorte de considération que dans les années précédentes, c’est-à-dire la conviction que nous étions à des antipodes sur certains plans mais curieusement très proches sur d’autres, avec une admiration inchangée pour ses grands poèmes, ceux d’avant ou pendant la guerre, superbes  instants parfois de prosodie pure ? Je ne sais pas, les bouleversements de ma vie, les nouveaux et fréquents départs, ne sont pas des explications suffisantes, et je suis prêt à m’estimer le coupable, sauf que j’avais tout de même, et le savais dès alors, une vraie et bonne raison de me tenir à distance.
   Cette raison ? Profiter de l’éloignement où je resterais désormais pour témoigner sur cette oeuvre, sur cette poésie, comme la proximité me le rendait impossible. Je me souviens de deux ou trois comptes-rendus que j’ai écrits de livres de Jouve dans les années où je le voyais régulièrement, à peu près chaque semaine: un sur En miroir, en 1954, un autre sur Mélodrame, en fin 1957. Ces petits essais, je les avais entrepris à la demande expresse de Jouve, qui se sentait mal vu, mal lu, oublié, alors qu’il attachait une importance extrême, à mes yeux tout à fait déraisonnable, à sa reconnaissance par la société littéraire. C’était d’ailleurs des années où, à cause de cette angoisse, il écrivait de plus en plus précipitamment, en s’ouvrant à des influences. Il avait besoin de ces articles dans des revues pour ne pas sombrer, lui qui la veille de la publication d’un livre de ses poèmes s’inquiétait de quelque retard de vingt-quatre heures parce qu’un désastre allait peut-être, du jour au lendemain, se produire, détournant les esprits de la poésie. Et je les ai pas écrits comme je l’aurais voulu, parce que Jouve s’y intéressait, me demandait de ne pas oublier de dire qu’il était ceci ou cela, l’héritier de Baudelaire, le traducteur de Shakespeare, me rabattait sur l’image qu’il se faisait de lui-même avec une anxiété en fait humble à laquelle il était impossible de résister.
   Je marchais sur des oeufs. J’en venais à dire, sous ce regard désirant, à peu près ce que ce que Jouve avait déjà obtenu de quelques autres de ses amis. Et je n’étais pas content parce que je savais bien que pour faire entendre, comme je le souhaitais, qu’il était quelqu’un de considérable, il fallait être libre d’aller où l’on désirait aller dans l’étude, faisant, s’il le fallait, des réserves, et surtout abordant des questions qui auraient donné du relief à la figure de l’oeuvre : mais elles étaient interdites. Jouve momifiait sa présence au moment même où il voulait qu’on le vît et qu’on l’aimât, c’était touchant mais frustrant, et je crois bien qu’au moment du refroidissement dont je parle, ce fut une de mes réactions. “ Enfin, me dis-je, je vais pouvoir rechercher ce que je pense, essayer de le dire, au lieu de réimprimer la vulgate ”. Ce que je fis, mais beaucoup plus tard seulement et certes beaucoup trop tard, quand on publia le cahier de L’Herne. C’était en 1972, Jouve n’était plus qu’à trois ans à peine de sa mort.
François Lallier    Vous venez d’évoquer la fin de l’époque pendant laquelle vous avez fréquenté Jouve. Pourrions-nous parler de ses débuts, de vos premières rencontres ? 
Yves Bonnefoy    La fin, en effet, car, malgré les échanges de livres je n’ai plus revu Pierre que de façon très épisodique, et surtout alors à la fin des années 60 et un peu après, rien n’ayant changé toutefois dans le cérémonial des soirées chez lui, rien n’ayant vieilli non plus en Blanche ni lui sinon le corps.
   Mais, oui, venons-en aux plus anciennes rencontres. Ou plutôt, à ce qui les avait précédées, à ma préhistoire. J’aimais Jouve dès avant de le connaître, vous le savez, j’avais été fasciné par des pages de Sueur de sang dès l’instant où j’étais tombé sur ce livre, évidemment par hasard, en 1942, dans une librairie de Poitiers, ville où j’allai quelquefois pendant la guerre pour passer le bachot puis suivre des cours. Et si je dis “ fasciné ”, c’est parce qu’il ne s’agissait pas, dans ces premiers temps, d’une véritable lecture, plutôt la perception qu’il y avait là quelque chose qui m’attendait, avec quoi j’aurais à me mesurer, mais encore dans l’avenir, si bien que je ne me suis certainement pas hâté de comprendre ces poèmes, même de les situer par rapport à d’autres que je lisais plus facilement. Comme dans le cas de Gilbert Lely, à peine d’ailleurs un peu plus tard, et sans doute parce qu’elles m’éveillaient à des régions encore inconnues en moi, bien que tout à fait centrales, tout à fait dans ma destinée, ces pages me semblaient venir d’un autre lieu que le monde où j’existais, et où existaient aussi Valéry, Claudel, même André Breton.
   Il faut dire que la typographie de Sueur de sang — ou de Matière céleste ou Kyrie, que je trouvai également assez vite, car ces invendus de la fin des années 30 avaient reparu au premier plan des rayons, dans la pénurie des années de guerre — était bien faite aussi pour m’impressionner. Ces livres n’étaient pas de grandes et belles éditions. Mais Jouve avait une façon de placer les lignes haut sur la page, de les garder serrées à ce sommet dans le vide, qui exprimait avec force et même mystère une tension du plus intérieur de l’esprit : je n’hésiterai pas à dire qu’il était là, malgré la modestie des moyens en oeuvre, à même niveau de regard sur le lieu de la poésie que Mallarmé dans le Coup de dés. Cette typographie exprime toujours à mes yeux la rupture qui est fondamentale entre le projet de la poésie et la parole ordinaire. Je l’adoptai, plus tard, en 1953, dans ma mise en page de Douve, que mon éditeur au Mercure me laissa entièrement décider, comme aussi un signe de connivence que Jouve dut percevoir.
   1953 : soit dix ans plus tard. Et pendant ces années, qui m’avaient vu me vouer tout un moment au surréalisme, je n’avais certes pas oublié l’auteur de Sueur de sang, j’avais découvert, au contraire, en amont des oeuvres connues de moi Les Noces, en aval la Résurrection des morts, Tancrède, Vers majeurs, tout ce qui se rassembla dans La Vierge de Paris, le livre du temps de guerre venu de Suisse :  et il y avait là de quoi entretenir mon admiration, tout en me posant des questions, étant donné que j’avais de plus en plus à comprendre, il était grand temps, que ce poète si prestigieux pouvait être fort différent de ce que j’étais pour ma part. Une religiosité qui m’était tout à fait étrangère, par exemple, ce Christ appelé, retenu dans des hantises sexuelles, cette obsession du péché par moments si lourdes, portée au bord du sordide. De quoi heurter non seulement mes idées, mes sentiments, mais même mon rapport spontané aux mots, parce que dans les miens je ne rencontrais évidemment pas ces voies qui allaient vers le dieu personnel, ils en restaient à l’évidence des choses naturelles, à leur beauté, à leur suffisance. Et de quoi déconcerter mes amis quand je leur disais que j’aimais Jouve. Mais peu importe ! J’affirmais sa grandeur avec conviction et, s’il le fallait, provocation. Et j’étais sincère. Car sur ces voies qui allaient où je ne vais pas il y avait des moments de lumière bouleversante. Et des poèmes plus saisissants que quoi que ce fût, si même ils continuaient de m’être obscurs, car je ne me hâtais toujours pas de véritablement m’informer. 
   Je pense, par exemple, à “ La Femme noire ”. J’aimais extraordinairement des vers comme
Incomparable terre verte douce et funèbre
De collines avec châteaux et ombres
ou encore :
La mal mariée
S’éloignait en éclatant de rire au vallon vert,
et aussi bien puis-je trouver là de quoi désigner ce qui m’attirait le plus dans cette oeuvre, ce qui la protégeait de toutes mes objections: une prosodie vécue avec une subtilité, un  musicalité, une hardiesse, une profondeur dans l’écoute de l’être obscur qui me semblaient sans égales dans tout le siècle, réserve faite de certains poèmes d’Apollinaire, et se situer à même niveau ou presque que ce qui m’est resté l’absolu de la prosodie en France : “ Jeune ménage ” ou “ Michel et Christine ” chez Rimbaud. Jouve, c’était la musique des mots retrouvée, comprise, vécue. Il y avait dans ses admirables syncopes ce qui, nonobstant ses croyances, ses imaginations à mes yeux étrangères au vrai souci poétique, permettait à ce poète du chant éternel autant que moderne de descendre, tel un nouvel Orphée, vers ce que la musique fait apparaître, c’est-à-dire la finitude, l’évidence du temps mortel, le débouché de ce temps sur une éternité qui n’a plus besoin de se présenter dans des mythes. Une poésie en somme bizarremment ou même très mal pensée, eussè-je dit, et de ce fait privée de soi très souvent, interrompue par des pages faibles, déconcertantes : mais avec en mains l’instrument qui permettait tout et qui s’éveillait sous ses doigts, parfois, avec alors des accents d’une clarté déchirante. Jouve en cela improbable, mais, après tout, comme la poésie elle-même.
   C’est là où j’en étais, en tout cas, lorsque j’eus achevé le livre, Douve, auquel j’avais travaillé depuis mon départ du surréalisme ; et aussitôt qu’il parut, j’envoyai à l’auteur de Sueur de sang un des exemplaires de tête, avec une dédicace dont je me souviens à peu près, tant elle exprimait ma pensée fondamentale. J’avais écrit : “ A Pierre Jean Jouve, qui a maintenu, lui seul, la source vive de Baudelaire et des grands morts ”. Par “ Baudelaire ” j’entendais cette voie que le son des mots, ce mystère, sait, dans Le Balcon par exemple, ouvrir sur le temps, la mort. Celle, donc, que les mètres de Jouve avaient retrouvée mais dont Les Fleurs du mal demeurent le seuil, avec une autorité sans égale. Et par les “ grands morts ” — c’était bien mal dit — j’entendais Vigny, Nerval, Rimbaud, même Mallarmé, ces fondateurs d’une modernité qui, c’est vrai et là était peut-être la justification relative de ma bizarre formule, était plutôt alors en mauvaise passe.
  J’imagine que Jouve fut étonné du ton exalté de ma dédicace, mais il n’en laissa rien paraître. Presque aussitôt il me répondit, il me demanda de passer le voir un jour à six heures, le moment probatoire après l’époque duquel, étendue sur quelques semaines, on pouvait être admis à venir après le dîner, toujours frugal et rapide. Et dès ce premier jour il me fit accueil avec une générosité extrême, où éclatait sa capacité de confiance, à la fois grave et enjouée. S’il m’avait reçu de façon distraite, s’il n’avait pas proposé tout de suite une nouvelle rencontre, je ne l’aurais peut-être jamais revu, car j’étais alors peu enclin à sortir de ma solitude. Mais il fut sur le champ si amical, si attentif, si spontanément et modestement disposé à traiter l’autre en égal, que je me détendis aussitôt, m’acceptai comme il me voulait, et ce fut presque immédiatement une relation assez intime, où Jouve s’exprimait sans réserve, et par laquelle je découvrais, et c’était bien imprévu, que j’avais avec ce poète chrétien de grandes affinités, à un plan qui n’est certes jamais le moins profond et était en tout cas chez lui on ne peut plus proche de sa vérité la plus intérieure, Dieu sait pourquoi malmenée : l’intérêt pour les oeuvres d’art, en particulier la peinture.
  Je vis ainsi, avec joie, avec émotion, que nous aimions d’à peu près même façon les grands Italiens, Delacroix, Balthus. Et en matière de musique, dont je savais beaucoup moins que lui, n’ayant eu que très peu d’occasions d’écoute, je reçus de lui ce qui tout de suite compta immensément pour moi, la révélation du Chant de la terre, de Mahler, dans l’interprétation de Kathleen Ferrier et Julius Patzak, sous la direction de Bruno Walter, un des sommets de la musique, mais aussi de la poésie. C’est un fait que sans la rencontre de Jouve je n’aurais jamais consacré un poème “ à la voix de Kathleen Ferrier ”. Sans lui, peut-être, je ne me serais pas ouvert à cette autre musique, celle de La Jérusalem délivrée qu’il imita librement à travers sa réception exaltée, un soir de concert, de l’oratorio de Monteverdi : et ce fut son oratorio à lui, Le Combat de Tancrède et Clorinde, auquel j’ai déjà fait allusion. Sur beaucoup d’autres points du rapport aux oeuvres, à la qualité des oeuvres, et bien sûr pour la poésie en particulier, cela pouvait prendre des aspects d’affinités électives. Bizarrement Jouve n’était pas si souvent que cela, dans sa lecture des poètes et ses appréciations des musiciens et des peintres, l’être hanté par une chair triste, aux exigences brutales et sans joie, qui se montre dans quelques pages, surtout de prose.
  Reste, pourtant, qu’autant je me sentais loin de cet érotisme de la faute et presque de l’expiation, autant aussi je m’arrêtais en chemin quand, sur les voies de son affection pour, disons, Delacroix ou Mozart, ou Baudelaire, je voyais Jouve élever ces “tombeaux” qui faisaient de la création artistique, en ses grandes oeuvres, une sorte d’absolu à opposer à la réalité de ce monde, si fortement perçu par lui comme pécheur, coupable, voué à la mort et à n’espérer qu’en la délivrance par un Christ descendant dans un gouffre qui n’est pas lui. Ce n’était pas là mon idée de l’incarnation. Et cette religion de l’art, ce n était pas non plus mon idée de celui-ci, que je vois comme une recherche au plus intime, au contraire, de ce monde nôtre de la finitude, monde des frustrations, des erreurs, mais nullement de la faute, et le seul lieu des seules joies concevables. En fait, je voyais bien, et c’est ce qui me gardait loin de Jouve dans la proximité même, qu’entre son culte de la grandeur artistique et sa fascination pour la prostitution la plus misérable, ou les pratiques notées dans Les beaux masques, il y avait une sorte de relation dialectique, qui le privait de la vérité pour laquelle il disposait de tant de moyens, à laquelle il avait tellement droit !
  Imaginez qu’il se refusait, dédaigneusement, à entrer vérifier sa foi dans les églises qu’il trouvait laides, comme ce Saint-Pierre de Montrouge d’à deux pas de sa rue Antoine-Chantin, celle-ci son point de chute au retour en France après ses fastes de l’avant-guerre, ses réceptions de la rue de Tournon, sa belle voiture sans doute décapotable et son cuisinier chinois. Pierre ne se résigna jamais à sa petite rue  plutôt pauvre et certes sans grâce. Ganté de frais, la canne à la main, il ne franchissait le seuil de son immeuble que pour entrer dans un taxi ou la voiture de Philippe Roman, qui était heureux dans l’esclavage. Son goût du luxe était-il naturel, par disposition native du “ mandarin ” que d’aucuns ont vu en lui, né pourtant dans un milieu humble ? En tout cas il lui a voilé, sinon “ les terreurs du gouffre ”, du moins une bonne part de la conscience qu’il faut de soi.
 
François Lallier   Ce serait le moment de parler de son intérêt pour la psychanalyse, à laquelle il avait associé sa foi...
Yves Bonnefoy   Oui, sans doute, mais c’est une question trop complexe, je ne me sens pas en mesure de l’aborder aujourd’hui. C’est à la personne de Jouve que je pense, vous le voyez, alors que pour cette grande question il me faudrait me remémorer ses livres, surtout de prose.  
François Lallier    Soit. Mais cette dernière question. Votre oeuvre à vous, en poésie ou en prose, s’est développée dans des directions qui vous ont éloigné de Jouve, de sa conception du sacré, de sa crispation sur l’idée du règne autonome de l’art. Aujourd’hui, quelle part de lui pensez-vous encore vivante, encore valide pour quelqu’un qui s’approche des questions de la poésie ?
Yves Bonnefoy   Quel peut être l’apport de Jouve ? Je crois cette fois que je puis répondre, en me prenant pour exemple. Ce que j’ai rencontré dans ces vers de Sueur de sang dans la librairie de Poitiers, rencontré de plein fouet, perçu dès la première seconde, fut-ce une pensée de la vie, une religion, une érotique, non, ce fut la façon dont ces contenus de son oeuvre se manifestaient chez Pierre Jean Jouve, c’est-à-dire non pas comme une expression directe, un discours, celui-ci fût-il enrichi de toutes sortes d’images, mais par les voies enchevêtrées, inexplicitées, obscures — mais aussi bien d’autant plus nombreuses, d’autant plus chargées de véritable présence — de ce que maintenant nous appelons l’écriture. Quand j’ai lu ces poèmes, que savais-je de celle-ci ? J’avais pratiqué Vigny et Valéry, chez lesquels le foisonnement des éléments signifiants est contrôlé par une pensée qui se forme et formule avec des mots immédiatement partageables, ce qui rend leurs oeuvres, en apparence du moins, facilement pénétrables, pour peu qu’on ait sympathie avec l’expérience dite. Chez eux l’idée se frayait sa voie, fût-ce dans les remous des figures, dans l’ambiguïté des allégories. Et on peut en dire autant ou presque de Baudelaire, malgré l’ampleur des harmoniques qui accompagnent ses grandes déclarations, en tout cas on peut le lire ainsi, quand on n’a pas encore été éveillé à la vie secrète des mots.
   Et il y avait bien le surréalisme, que je découvrais au même moment, avec beaucoup d’intérêt pour les procédés de l’automatisme, mais les effets de surprise que ces supposées dictées de l’inconscient ménageaient sans cesse, je les ressentais comme des aperçus imprévus, exaltants sur la réalité extérieure, rendue paradoxalement par ces replis d’ombres à sa plus intense lumière, et non comme un affleurement de la profondeur psychique. Il s’agissait de “ surréel ”, n’est-ce pas, d’un pas en avant de ma vie possible dans l’immédiateté retrouvée.
   Or, voici que dans ces pages de Sueur de sang, de Matière céleste, des signifiants très obscurs, inaptes à dire beaucoup à leur lecteur tout de suite, apparemment même peu pénétrables par cet écrivain qui les affrontait, n’en étaient pas moins retenus par celui-ci, hardiment, pour un  travail de l’esprit occupé, je ne pouvais que le ressentir, par une descente au profond de soi. Dans ces poèmes la signifiance n’était pas du maîtrisé, du communiqué, mais une présence sauvage, avec laquelle il apparaissait pourtant qu’il fallait que l’on continuât de vivre. Quelque chose de l’inconscient remontait là, avec cette fois la force et l’insistance — et les fonds, archaïques, démesurés — que l’automatisme surréaliste ne faisait, lui, que censurer, en glissant comme il le faisait à la surface du champ fantasmatique, et surtout peut-être  en se plaisant à ne retenir des réalités inconscientes que des figures projetables dans l’espace de la peinture, devenu en somme une façon de couper court à la voix profonde. Jouve me révéla l’écriture poétique.  Celle qui se confie aux mots et non aux pensées. Eussè-je lu les Illuminations dès ce moment-là, j’aurais moins reçu de lui, mais ce n’avait pas été le cas encore, ou à peine, et c’est donc Jouve qui m’a fourni le premier exemple de ce rapport aux vocables où il y a à la fois le respect pour ce qu’ils décident et le désir de les écouter pour sinon mieux se comprendre, du moins être, plus pleinement.
   D’où mes poèmes d’après, car j’eus à mon tour le désir d’entendre en moi ces voix qui sont des énigmes. Je ne vais pas   prétendre que je fus d’emblée dans la liberté de l’écriture, mes tentatives d’alors restèrent trop longtemps sous le charme du pittoresque surréaliste, le Coeur-espace en fait preuve, mais, portée d’ailleurs par la lecture continuée de la poésie de Pierre Jean Jouve, par l’écoute surtout de sa prosodie fondatrice, cette leçon faisait son chemin, et ce furent mon Traité du pianiste d’abord — qui, de phrases que je ne comprenais guère, voulait pourtant préserver le nœud, le resserrer même —, puis le minime Anti-Platon et ce qui s’en est ensuivi. Douve, ce fut pour moi la décision d’affronter des signifiants dont je ne connaissais pas le sens. Ils me paraissaient, sinon la seule raison d’écrire, du moins le seul lieu pour le faire, dans un présent de la poésie où le discours sur les sentiments, les valeurs comme on les éprouve dans la réalité quotidienne avait fait la preuve de sa superficialité si ce n’est de son mensonge. Et c’était bien à Jouve que je devais de penser ainsi, ce n’était pas aux autres poètes de son époque. L’apport de Jouve ? Cette radicalité de sa poésie.
   
Les Entretiens de la Revue NUE(e)
 © Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio - Tous droits réservés
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Mise à jour du 20 février 2008
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