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Lectures de
Pierre Jean Jouve

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David Lauzet

L' « intuition adolescente »
de Pierre Jean Jouve

1 - aperçu historique

  L’adolescence est un des vrais mythes du vingtième siècle. Elle n’a pas d’« histoire ». Mélange toujours discuté de caractérisations sociales et physiologiques, elle n’en finit pas d’être interrompue et fêtée. Pierre Bourdieu a soutenu que ça « n’était qu’un mot » [Bourdieu, 1980, p.143-164], que même « ça n’exist[ait] pas » [Bourdieu, 1985, p.233].

     Qu’il n’y ait pas d’histoire de l’adolescence pourrait signifier son inexistence. Il y a, heureusement, des traces de son passage dans les société antérieures. Citoyen ou esclave dans l’antiquité, noble ou paysan au Moyen Age, ouvrier ou bourgeois du 19ème siècle, l’enfant passait par une brusque coupure du confort maternel au rude apprentissage paternel. Jusqu’au 19ème siècle, l’entrée dans l’adolescence était la suite de cet apprentissage, et avait une valeur sociale.

     Mais le concept a constamment évolué, et il continue (on veut responsabiliser les enfants de moins de 12 ans, âge d’entrée dans l’adolescence). Paradoxale, la figure de l’adolescence est celle qui a porté le fer de la révolte tout en garantissant la circulation des flux sociaux adultes. Il apparaît néanmoins que l’adolescent, de tous temps, a participé aux basculements d’une société dans une autre. « La révolution et l’empire se sont faits avec des généraux de 18 ans » (Michelet) ; ce sont des adolescents qui, s’emparant des 95 thèses (31 octobre 1917) de Luther, les traduisent, les interprètent et les diffusent ; ce sont encore des adolescents qui créent la 20ème siècle culturel (rock, pop). C’est la théorie du sociologue Paul Yonnet : au sortir de la guerre, avec le rock, puis la pop, les adolescents deviennent une « ethnie internationale », un  « continent » [Yonnet, 1985, p.187]. En inventant le rock, ils s’inventent, ils créent leur monde, échappent au destin adulte, « en refusant l’organisation politique comme expression politique » [Ibid, p.181]. L’adolescence devient « le mode de fonctionnement auquel la société suspend la réalisation de ses espoirs, la matérialisation de l’avenir sans arrêt transformé dont elle a imaginé de se doter » [Yonnet, 1999, p.176)]. Devenu « groupe devenu socialement irresponsable du fait de l’allongement et de la nature des apprentissages », les adolescents « ont retourné la situation et sont à présent un ensemble phare » [Yonnet, 1985, p. 8)]. Voilà un peuple qui a sa propre terre et qui a obtenu, au fil de nombreuses luttes, une autonomie et, aujourd’hui, le pouvoir (médiatique).

     Pour Pierre Bourdieu, mais aussi pour Patrice Huerre, l’adolescence n’existe pas, elle n’est qu’un mot, inventé par les adultes, et par commodité, pour circonscrire un problème social. Elle n’existerait que de sa nomination, que de notre incapacité à faire passer de l’état d’enfant à celui d’adulte. Pour Serge Lesourd [Lesourd], elle est un appareil de régulation sacrificielle : l’adolescent n’existe que de mourir pour l’adulte. L'adolescent peut aussi simplement désigner, à travers le temps, la délinquance. Pour Erik H. Erikson [Erikson], qui renverse les propositions, l’adolescence est une période de moratoire pendant laquelle les jeunes ont la responsabilité de montrer aux adultes les promesses de la vie. Pour Maurice Debesse [Debesse], enfin, l’adolescence est une valeur, c'est-à-dire une essence, une faculté ontologique qui échappe aux paramétrages hormonaux et sociologiques (presque une grâce).

     Une chose est sûre : l’adolescence était là, dans la littérature, bien avant sa théorisation.
2 - littérature et adolescence

   En littérature, le 19ème siècle n’a pas été avare en héros adolescents. Les personnages « ont contribué, à leur échelle, à un enracinement de cette notion nouvelle [l’adolescence] dans un fonds culturel » [Huerre, Pagan-Reymond, Reymond, p.171].

     Pourtant - est-ce parce que la science, dès 1891, s’en est mêlée -, c’est bien le 20ème siècle littéraire qui semble être le siècle de l’adolescence (pour l’instant !). Sans doute, oui, les surimpressions empiriques des sciences humaines et sociales ont-elles contribué à renforcer les constructions intuitives des romanciers. Non sans quelques débats houleux. Ainsi Henri Massis, dans un de ses « jugements », s’en est pris aux romanciers russes, inspirateurs selon lui coupables d’André Gide et de toute une littérature de la mollesse, de l’impuissance, de la faiblesse démoniaques [Massis, p.114-120]. Tout serait permis à l’adolescent, et même le pire… à relire ses emportements, on peut sourire (« Le romantisme de l’adolescent, c’est-à-dire d’un être plus indistinct encore que la femme, moins défini et plus révolté », ou bien l’adolescence comme le « moment impur où l’homme est le plus semblable à la femme », Ibid, p.116), mais une chose semble vraie : à savoir que le 20ème siècle a complètement cédé sous les implorations de l’adolescent, et s’est perdu dans une fascination outrancière.

     Au début de ce siècle, de nombreux récits ont exploré (parfois exploité) les diverses possibilités diégétiques de l’adolescence : Anatole France (Les Dieux ont soif), Paul Bourget (Le Disciple), Romain Rolland (Jean-Christophe), Roger Martin du Gard (Les Thibault). Mais ils en restaient dans une démonstration artificielle où l’adolescence n’était absolument pas la fin. D’autres écrivains ont adopté une attitude différente, ont accepté l’adolescence comme essence pure et ont contribué au façonnement du mythe de l’adolescence : Robert Musil (Les Désarrois de l’élève Törless), Alain-Fournier (Le Grand Meaulnes), Jean Cocteau (Les Enfants Terribles), Raymond Radiguet (Le Diable au corps), Thomas Mann (La Montagne Magique, 1924), Max Brod (Stefan Rott). Ces écrivains ont hérité de Rimbaud (à l’abri des romantiques ou du positivisme ambiant) « leur quête poétique », qui ne « renverse pas le monde des valeurs, comme toute révolte primaire d’adolescent, mais crée d’autres valeurs non morales qui disent ce qu’elles voient dans ce qu’elles ont discerné : une voix intérieure sans sensorialité, ni subjectivité » [Gillibert, p. 174]

Un nouveau mythe

   L’adolescent est puissant, responsable et ambitieux. Il veut « initier le monde adulte auquel il n’a jamais accès » [Ibid, p.176]. Alain-Fournier, dans Le Grand Meaulnes, a peut-être été le premier à créer l’adolescent mythique. Il a en tout cas amené « la reconnaissance de cette période trouble de la vie » : pour Seurel, en effet, Augustin Meaulnes représente la fascination de l’adolescence, « d’un monde tourmenté et transitoire » [Lepage, p.244], magnifié, exalté, autonome, nouveau.

     Au 20ème siècle, « l’âge adulte n’est pas la terre promise » [Ravoux-Rallo, p.54-55], et aucun roman après Le Grand Meaulnes ne le montre aussi bien que L’Attrape-Cœurs de J.D. Salinger. L’Attrape-Cœurs n’est pas un roman de formation ou d’apprentissage : c’est un mythe. Autour de lui, la deuxième partie du 20ème siècle redonne à l’adolescent son rôle de témoin et d’initié (Le Mur de Jean-Paul Sartre, 1939, Printemps noir d’Henry Miller, 1936, Mort à Crédit de Louis-Ferdinand Céline, 1936, Lolita de Nabokov, 1958, La Vie est ailleurs de Kundera, 1983). Dans ces romans l’adolescent est mis en scène pour dramatiser une hypothèse proposée par des adultes, endosser la charte morale d’un combat ou railler les mœurs de son temps. La soif de pureté et le refus des valeurs dominantes font que la littérature d’adolescents oscille entre l’axe rimbaldo-salingerien et l’axe romantico-positiviste. Le premier se manifeste par le refus des rites et l’acceptation de l’échec et de l’injustice. Le second par la lutte, la revendication, l’héroïsme apparent. La subversion a changé de camp : soit on pense que les adolescents sont encore fascinés par le spectacle du monde des adultes et obsédés par le désir d’y participer, soit au contraire on est d’avis qu’aujourd’hui, ce sont les adultes qui semblent fascinés par le monde des adolescents...

     Jouve appartient aux deux catégories, ce qui ne manquera pas d’alimenter son paradoxe. Ses personnages ont en commun avec Baudelaire, le romantisme, toute la littérature de l’initiation : un certain héroïsme, la fascination rituelle ; avec Rimbaud et Salinger : l’acceptation du vide, la conscience du simulacre, la tentation du renversement, le sacré dans la poche trouée.

3 - Jouve   Avant d’être cet écrivain acéré et puissant, Pierre Jean Jouve a été, comme tout le monde, un adolescent. Mais, s' il a dit qu’il ne sentait pas sa « poésie dépendre de [son] enfance » (Jouve, cité par R. Micha, p.14), le poète ignore probablement aussi - en tout cas En Miroir l’ignore clairement -, qu'elle dépend de son adolescence : ne décrit avec force précision, à la fois dans son autobiographie spirituelle et ses romans, le parcours de l’adolescent, lequel ne fait qu’imiter placidement, d’abord les parents, évidemment, ensuite les « modèles », sur lesquels est transférée la libido, ensuite les partenaires ? L’adolescent reproduit les normes et les modèles que la société des adultes met à sa disposition. C’est le temps des grandes amitiés. Celle de Jouve alla premièrement à Pierre Castiau, qui l’initia à la littérature. Ce qu’alors le garçon projeta dans l’ami est son double homosexuel, qui devait normalement le conduire à son premier objet d’amour hétérosexuel. Dans les années profondes ne raconte pas autre chose.
En Miroir

   En Miroir contient même les quatre phases sur lesquelles l’adolescent construit son identité : l’imitation à rebours, c’est-à-dire l’opposition aux désirs supposés de l’adulte (face au piano proposé par sa mère - sans parler du prosaïsme de son père -, Jouve choisit la littérature), la recherche du même (en Pierre Castiau et consorts), l’appartenance à un groupe (il a 19 ans quand il crée la revue Les Bandeaux d’Or, puis se mêle à l’Abbaye et aux unanimistes) et les prises d’identités temporaires (appartenant aux symbolistes, puis à Mallarmé, Baudelaire, etc., qu’il va imiter, fracturant leur œuvre, et se trompant sur lui-même : « Faux regards que tout cela », EM, 1064). Pourtant, le recul manigancé de En Miroir n’a pas permis à Pierre Jean Jouve d’accepter cette évidence : que ses romans sont, de ce point de vue, des classiques de la littérature occidentale du dix-neuvième siècle. On peut expliquer ce double refoulement - au moment de l’écriture, quand Jouve semble concentré sur des problèmes personnels et soucieux de les régler, et trente ans après, dans En Miroir, où seule la consolidation d’un mythe semble le motiver - par la projection, sur des personnages frêles, débutants, qui attendent, « douloureusement disponibles » (EM, 1062), un corps, et le frémissement brutal de la vie.

     Bien sûr, le court récit de son adolescence ne présentait pas d’intérêt pour le Jouve de 1954. En particulier il ne fallait par risquer d’y éteindre le mythe d’Hélène, et toute une recette spéculative - l'invention, la mythologie, l amagie -, en insistant sur une thématique toute neuve, en dévoilant trop de lui avant qu’il fût le grand Jouve fondateur. Il savait que les vautours de l’inconscient et du refoulé s’amasseraient tôt ou tard sur la fine branche de sa jeunesse s’il avait la faiblesse de la dévoiler. Il s’est alors volontairement limité à quelques épisodes, peut-être fabriqués, qui contenaient, certes maladroitement, le mythe de l’adolescence : la capacité à imiter, la mort (appendicite, dépression, idée de suicide), les grands poètes. Six pages aérées, pour vingt-cinq ans de vie.

Le secret

   Mais c’est là que Jouve est malin : par « pudeur » [EM, 1111] (ou machiavélisme ?), en refusant de révéler le secret de sa jeunesse (quand tant d’autres en font des tartines - ou des madeleines), Jouve détourne le genre autobiographique (on s’y attendait un peu en lisant le sous-titre : « Journal sans date »). Il en fait un recueil de petites nouvelles juxtaposées parfois sans lien, en parataxe (à nous de combler les vides, qui sont énormes, qui sont les silences prolongés et impénétrables). Jouve savait bien qu’on serait attirés par ces creux, il comptait là-dessus pour enfanter le mythe de son mythe.

     Coupable et nostalgique d’une aire close (l’adolescence), le poète doit reprendre sa jeunesse, comme un tableau non-fini, et la rêver pour enfin la vivre (avec ses personnages). Recommencer la vie, retrouver la ouate et l’innocence, redécouvrir l’absinthe vénielle de l’aventure ; mais ne soyons pas dupes : si Jouve s’excuse, c’est pour excuser, à sa suite, tous ses personnages, leur dire : vous ne pouviez pas, vous étiez jeunes (Dostoïevski, comme l’a écrit Julia Kristeva, a lui aussi utilisé la figure de l’adolescent « pour fonder sa conception de la littérature comme pardon », l’adolescent étant neuf, donc, à priori, « innocent », Kristeva, p.96). L’adolescence projetée par Jouve sur ses personnages est sans doute la projection la plus sincère et c’est pour ça qu’il n’en a jamais rien dit. 

L’adolescence, nouvelle mystique ?

   L’adolescence va ainsi situer Jouve sur un terrain nouveau. Après la mystique, la psychanalyse, sa vie, ses souvenirs, les genres littéraires, Jouve, lucide, va utiliser l’adolescence pour piéger ce qu’il reste de romantisme en lui et dès lors s’avérer un grand romancier de la jeunesse.

     Afin, donc, de mieux maîtriser le foisonnement d’informations adolescentes dans les romans de Pierre Jean Jouve, nous avons établi une division, forcément restrictive si l’on se place du côté scientifique, mais qui possède cet avantage d’épouser parfaitement les courbes phénoménologiques de l’adolescence dans les récits. La division a donné dix phases, parfois superposées, que traversent tous les adolescents jouviens. La présente étude traitera de l’expropriation.

     Le lecteur se demandera peut-être comment Jouve, de 1910 à 1935, a pu être conscient de la quantité pathologique qu’il soulevait. L’in-tui-tion. Avant La Rencontre dans le carrefour, il avait pu lire l’étude de Stanley Hall (Adolescence, 1904), ensuite les premiers travaux de Pierre Mendousse (Contribution à la pédagogie de l’adolescent, 1909), qui ont considérablement influencé la Belle-Epoque, mais, s’il les a lus (il n'y fait jamais référence), il les a constamment dépassés, sur-interprétés, trahis, et de la sorte accomplis avec son lyrisme de nosographe.

4 - L’expropriation

   Les « héros » jouviens font tout pour substituer à leur corps absent (volé par la puberté) un corps emprunté, postiche et transitoire. C’est sur ce corps sans vie, et rejeté dès son assimilation, qu’ils vont détourner leurs souffrances.

     Le mal dont ils souffrent est celui de l’expropriation. Vie et mort sont des réalités virtuelles puisqu’elles touchent à des corps faux. Ce que l’adolescent recherche, ça n’est pas, jusqu’à une certaine limite, l’amour de l’autre, mais un sentiment définitif de l’existence (ou de l’inexistence : il peut autant chercher à exister qu’à ne pas exister du tout). L’adolescent veut, face au vide de sa complexion, des certitudes. Plusieurs pistes s’offrent à lui : le miroir, l’outil de la conversion, du dédoublement ; l’intégration dans un groupe de pairs, qui entame la procédure de socialisation ; le développement de l’amitié, qui est le grand thème de la littérature sur l’adolescence ; enfin le crime, fantasmé ou réel, qui permet à l’adolescent de récupérer le corps vacant.

     Joseph (dans «La Fiancée») veut « entrer dans le corps de la femme », quoi qu’il lui en coûte. Il a préparé l’accomplissement de cette pulsion en se fiançant avec Marie, il a suivi les procédures habituelles ; il attend, nerveusement, « la chienne ou la fille en bas noirs » grâce à laquelle il existera « par un beau coup » [Histoires, 824]. Mais un gros homme adulte, le Tambour-Major, arrive et lui vole (du moins Joseph le croit-il, rien, textuellement, ne l’affirme) Marie : comme dans tous les romans triangulaires de Pierre Jean Jouve, un homme en met un autre au défi.

     Joseph, toujours dans la quête d’un corps, en tuant le corps de Marie, s’approprie celui du Tambour-Major (qu’il lui était bien plus difficile de tuer). Il récupère ainsi toute la puissance de cet homme, et c’est d’ailleurs bien parce qu’il s’est approprié son corps redoutable que Joseph désire davantage Marie, davantage morte plus que vivante. Il lui a volé la capacité de faire un acte, par opposition à l'impuissance du poète, son impuissance, lequel poète ne fait que sublimer. Par la suite, et compte non tenu de son identité révélée et nouvelle, il se suicide, pour ne pas qu’un autre se réapproprie ce corps modifié : le suicide est bien, ici, acte préservatif.

     Ernest se suicide pour de semblables raisons ; « affamé », c’est-à-dire vide, il songe que pour manger il faudrait voler, et pour voler il faudrait tuer ; et il n’y a personne, pas de corps qu’il puisse s’approprier. Waldemar aussi doit tuer, qui ne peut plus être « sauvé », « sinon en possédant, en tuant cette femelle dans la femme ! » [Vict., 897]. L’adolescent est le voleur de vie, mais son énergie dépend de l’objet qu’elle convoite, et quand, comme pour Jacques, Ernest, Paulina, Pierre ou Catherine, il n’y a personne, alors la mort s’impose librement et sans terreur, elle propose son chemin téméraire que souvent l’adolescent accepte, pensant trouver quelqu’un, au bout, dans le creux des creux.

     Joseph et Marie vivent une relation amoureuse naïve et destructrice, la nécessaire urgence à vivre dans l’expérience de la jeunesse, précisément ici de l’adolescence tardive, lorsque le feu du péché crépite et que la faute est la plus grosse (mais aussi la plus pardonnable). L’adolescence permet d’expérimenter les dialogues les plus sérieux avec le diable, de mener les personnages sur les plateaux rouges d’un enfer cauchemardé (il y a bien, dans le cas de Joseph et de Marie, meurtre et suicide), mais enfantin. La faute est concrète, dévoilée, mais la jeunesse et la vitalité confuse, maladroite, des personnages les en préservent. C’est une manière de contourner le péché, de retourner sa doctrine : « rupture de relation avec Dieu » est le péché dans la Bible ; désir de relation avec Dieu mais faiblesse et dérisoire des moyens employés, dans le vade-mecum adolescent.
Corps mort

     Joseph tue Marie pour se venger de sa virginité détruite. C’est une colère effrayante et envieuse qui dirige son couteau. Bien des exégètes jouviens ont relevé qu’à la manière de Léonide fasciné par la morte-vivante, ou de Paulina, ou de Waldemar, Joseph désire mêler l’amour et la mort dans une extase belliciste. La route tubulaire, anale, sale (« L’intérieur, noir et doux comme un four » ; « Le Rivage (…) communiquait  avec le canal au moyen d’un passage sous une voûte, plus étroit que le bateaux, et que fermait un herse de fer ! Ainsi de l’eau noire du Rivage on ne pouvait plus sortir », Histoires, 832, 869), condamnée par avance mais inévitable, figeant la mort dans un cri et le plaisir dans sa paralysie, cette route de l’homme éternel est certes prépondérante et incontournable, mais ne doit-elle pas justement être considérée comme un palier, le dernier, et peut-être le moins important, sur la route, alors moins tubulaire qu’ouverte sur l’avenir et la lumière, de l’innocence ? Joseph, après le meurtre, désire bien Marie, mais ce désir n’est que l’accompagnement harmonique autour du sentiment d’innocence. Ce qu’a tué Joseph n’est pas Marie, mais la faute en Marie. Il est entré « dans le péché de la femme ». Il l’a fait avec ses petits moyens, lents, carrés, avec la violence qui est son seul moyen d’expression : car il est soldat.

     Plus que par le magnétisme morbide et les liens charnels de la mort et du sexe, Marie est la sœur de Paulina parce qu’à sa façon elle passe sur les choses sans les connaître, en leur prêtant sa pusillanimité songeuse et inconséquente. Marie est vierge. C’est la plus belle (« celle qui a les plus beaux morceaux comme une statue sous la robe », Histoires, 824). Le curé la préfère aux autres. Elle a un frère - ce mur -, qui la surveille comme un père. Après avoir été, d’une certaine manière quoiqu’il en fût, déflorée, minuit approchant, par le Tambour-Major, Marie est traversée par le remords et la sensation de la faute. Elle se rue en Christ, comme Paulina : « Marie voulait s’appliquer à Jésus-Christ notre sauveur de toutes les forces de son âme » [Histoires, 835].

     Le message porté par Marie, qu’elle tente de transmettre à ses héritières (elles étaient « douze petites filles » comme autant d’apôtres qu’un seigneur vient former), est celui que d’instinct les adolescents, par signes, télépathiques quand il faut, s’envoient. C’est la condition de la jeune femme que La Fiancée décrit, et le processus de son élimination sur l’autel de la pulsion masculine. Marie, avant de disparaître pour toujours (« s’en alla en fumée », Histoires, 835), lance un appel prophétique qu’on ne retrouve pas dans les derniers mots de Paulina, de Catherine ou d’Hélène. C’est un suicide qui ressemble à un témoignage, à un sacrifice. Le jeu adolescent, l’appétit de connaissance, de découverte et de réalité, a tué Marie (mais son corps a été repris). La croyance en un amour vrai, unique, absolu et personnel, a détourné Joseph des voies de l’amour divin. Joseph pensait être quelqu’un en propre. Il n’a pas saisi qu’il était un artefact, possédé par des pulsions interchangeables et trans-personnelles.

     Marie est, elle, pécheresse par aboulie et docilité. En dehors de l’acte sexuel, elle n’agit pas. Elle est « agie » par les hommes, le Tambour-Major (qui la pénètre), Joseph (qui la tue), le frère et le curé (qui la protègent). Elle est cette statue sage, cet hermétique objet de fascination : « La Fiancée seule sur la route était très grande, majestueuse, les joues peintes » [Histoires, 826]. Joseph la voit dans le cabaret, silencieuse, solitaire, puis enlevée par le Tambour-Major et manipulée par lui, ainsi qu’une victime des plus consentantes (« Le Tambour-Major, plus grand que nature, la tenait serrée sur son ventre », Histoires, 830).

     Face à Marie, Joseph a des névroses d’adolescents : il est fétichiste, voyeur, fanatisé. Le carreau de fenêtre qui le sépare du couple Marie /Tambour-Major renforce, dramatise et sublime, par son rôle de filtre et d’obstacle, l’inaccessibilité de la fiancée. Plus les mains du Tambour-Major se rapprochent du centre chaud de Marie, plus le plaisir coupable de Joseph semble augmenter, au point qu’il en jouit : « Un second nuage rouge se forma sur l’esprit de Joseph - et quand il fut dissipé, une abondante sueur lui arriva coulant de son front et de son dos » [Histoires, 832]. Il poursuit le couple illégitime dans la maison de Marie. A quatre pattes dans le corridor il progresse jusqu’au lit du cauchemar et découvre le Tambour-Major, ivre et endormi, et Marie, nue et « frisée ».

      Haletant, bestial, Joseph rampe après un fantasme de carte postale, un absolu sexuel inerte. Marie est le corps du Christ, sali, puis transfiguré et élevé. Le meurtre de ce corps, pour Joseph, est le début d’une absolution, d’un pardon. « Qui est coupable ? » demande Jouve dans le texte La Faute, « celui qui s’abandonne à la force sacrée ». Joseph et Marie sont bien coupables de s’abandonner, mais la résurrection viendra inverser le courant lourd de cette faute.

     On voit déjà combien les personnages jouviens transportent avec eux une identité problématique, combien ils se sentent impurs, mélangés. La pureté qu’ils recherchent n’est pas en premier lieu celle de l’innocence - ils ignorent cette terminologie -, mais bien celle de la simplicité. Ils n’ont pas en eux la connaissance du Bien et du Mal, mais instinctivement ils reculent devant « le domaine satanique des mélanges » [Poza, p.178]. Eve par exemple, est, pour Pierre Jean Jouve, un être exproprié qui par l’union avec le serpent ne cherche pas un plaisir gratuit ou à satisfaire une immarcescible curiosité, mais à trouver un corps. Elle est « cet être contradictoire qui puise le premier sentiment de son moi en dehors de lui-même, dans un autre qu’il double et qu’il distingue » [Schärer, p.58]. Dédoublement d’Adam, dérivé coxalgique, Eve est l’adolescente jouvienne typique, toujours à la recherche d’un corps.

     Les adolescents ont la mort en eux. La vie aussi, mais la mort d’abord. La maladie a pour eux une vertu séculaire (« La porte de la maladie n’était pas la plus mauvaise porte. Elle seule pouvait ouvrir sur un monde entièrement hétérogène à celui dans lequel je vivais ; elle seule pouvait me permettre de franchir la muraille », [EM, 1062] : ils replongent, à la recherche d’un corps, dans le marécage rose et maléfique. Ils apprennent (pas tous !) qu’ils sont joués et non joueurs, qu’une force surérogatoire les interprète et qu’eux la représente. Ils ne sont plus chez eux, ils sont expropriés
Léonide

   Léonide, quand nous retournons avec lui dans Les Années profondes, est un adolescent « surgi du néant, vide, vierge et disponible » [Schärer, p.19] qui va trouver, en Hélène, le corps idéal, sa nourriture céleste. Pour contenir, canaliser et finalement doubler son adoration et son obsession d’Hélène, Léonide choisit de conserver un « papier fétiche qu’[il] avai[t] cousu dans une poche de [son] veston » ; ce fétiche, Léonide le porte toujours sur lui au moment présent de l’écriture, comme « signe de folie » [An.Pr., 1009], cette folie propre au fan, au malheureux qui cherche un corps à s’approprier, qui veut se fixer dans un modèle et toucher, par le doublage qu’est le fétiche, la réalité non-médiate de l’être anobli :

 Le principal argument était de prétendre que par ces moyens je l’avais déjà, sans devoir arriver à la réalité de la prendre. 

                           [An.Pr., OC, t.II, p. 1009.]

      « Céleste narcisse » [An.Pr., 976], Léonide est une sorte de robot-adolescent sans faille qui dépasse  allégrement toutes les limites de cet âge. Il a la force et le destin des grands héros. Sa quête chevaleresque inversée (il doit tuer), qu’il romance lui-même, lui assure une existence identitaire. Mais par le récit il tient à nous montrer comment, de sa viduité, il a pu obtenir ce plein inépuisable. Vierge ou pas, Léonide avance jusqu’à Hélène, et pour se « rétablir » devant la « déesse », pour garder son « allure d’homme » (de meurtrier), il « dévisage(…) avec arrogance l’ensemble de son corps et [ses] yeux s’attard[ent] à dessein sur les parties que l’on ne peut fixer sans indécence » [An.Pr., 992].

     Léonide a besoin de faire croire qu’il est un corps pour approcher d’Hélène, il doit, à sa façon, la charmer : le récit nous fait tellement croire à une initiation de Léonide par Hélène ! mais il faut lire exactement l’inverse : le jeu « farouchement » joué par l’adolescent est une savante manipulation. Léonide est « sûr de la posséder » (An.Pr., 1029), le « ce long travail des corps obscurs » [An.Pr., 1040] est la très laborieuse mais implacable entreprise de son petit corps vide. Léonide a tout mis en scène. C’est Hélène l’héroïne, Emma Bovary version comtesse, c’est elle qui cherche un « vrai corps », comme Marie, Paulina et Dorothée, et c’est lui, l’homme (à la fin du récit c’en est un) belligérant, l’Adam durci et orgueilleux, qui la tue parce qu’elle a déjà cherché le corps, et pour récupérer de la puissance masculine (Sannis et Pauliet). Hélène morte, Léonide possède les corps de Pauliet et du comte de Sannis, dont on peut dire qu’ils ont précipité le meurtre. Pauliet, le « conseilleur » [An.Pr., 1029], avait disposé d’Hélène autrefois. Sannis la possède à son tour. Léonide, en tuant Hélène, récupère une parcelle de leur gloire. La femme est réduite au rôle ingrat et sacrificiel de réceptacle - oh, certes, sublime.

      Léonide s’est approprié le monde en s’appropriant son corps à travers celui de la femme. Il a traversé la femme. Joseph, le fiancé de Marie, n’a pas eu cette chance. Il a fantasmé cette traversée, mais ne l’a pas effectuée. Privé de la capacité d’agir, il s’est contenté de voir (pulsion voyeuriste). Son acte - tuer Marie parce qu’elle porte le péché en elle - doit être jugé sur les critères que dévoile Dans les années profondes, sorte de Nouveau Testament de La Scène capitale. Joseph est dans la position du comte de Sannis qui, au lieu de s’écarter, deviendrait maladivement jaloux. Il tue Marie parce qu’elle ne l’a pas attendu pour le révéler. Son acte est un acte de vengeance pure, qui vient rétablir une unité, alors qu’il espérait de Marie qu’elle lui apprît la disjonction créatrice. Les adolescents rattrapent souvent ce qu’ils considèrent comme des injustices par des injustices encore plus grandes, et pourtant justifiées. Il fallait un acte à Joseph. Il n’a pas eu celui qu’il voulait, mais il en a eu un : les actes, chez l’adolescent, ne sont que rarement motivés (la maîtrise de Léonide est, de ce point de vue, exceptionnelle - quasi diabolique). De même Ernest, qui a échoué, « restant paralysé entre le désir et l’acte, suspendu une fois de plus dans ce stérile déchirement où s’interrompent tant de carrières jouviennes » [Schärer, p.303], sauf que l’acte en question a bien eu lieu, bien que cela fût un suicide.
Catherine

     Comme ses frères jouviens, Catherine se bat pour qu’on lui reconnaisse le droit d’avoir un corps, dont elle veut boucher le trou catastrophique. Elle y parvient certes par les meurtres, symboliques, de la mère, du père, de Louis Moutier, de Leuven, mais ces acoquinements à la psychanalyse ne doivent pas nous faire oublier que pour l’essentiel Catherine, interminable et névrotique adolescente, souffre d’une violente expropriation, et qu’elle utilise la psychanalyse à la fin seule de dénicher un corps (en Leuven, qui lui en distribuera d’autres). Avant, pour arracher ce corps, elle « mimait » la « passion d’autrui », et cela lui « plaisait de ne pas avoir de passion à [elle] » [Hécate, 415]. Catherine avoue même qu’elle fait partie de ses rivales tant détestées, les autres actrices. C’est un être ecchymosé et en recherche (« je ne suis plus que moi à la recherche de moi-même », Hécate, 467).

     Fanny aimerait être Catherine, se l’approprier (« mais vous, être vous, avoir votre talent, votre beauté, votre charme ; ah mon Dieu ! », Hécate, 453), exister dans ce corps polymorphe, ce visage dramatique (elle qui, déjà, s’était appropriée Elisabeth : « Fanny avait trouvé ce moyen indirect d’apaiser le ressentiment de Hohenstein contre elle, en parvenant à se glisser dans Elisabeth par une voie d’attendrissement, en mettant presque la main sur la mémoire d’Elisabeth ; le moins possible d’amour était perdu puisqu’elle aimait et soignait l’homme que son amie Elisabeth avait laissé amoureux », Hécate, 495). La longue marche tragique, à la fin d’Hécate, est un combat entre deux corps vides qui se convoitent. Fanny a proposé à Catherine de l’accompagner le long de la rive du lac, le « grand miroir dans son eau sinistre » [Vict., 905], où Ernest, Jacques et le reflet de Paulina scintillent sous les étoiles. A l’extrémité de ce lac les pierres forment un « crépuscule » [Hécate, 588]. Chacune veut tuer l’autre (elles ont le même « désir de meurtre », Hécate, 590). Fanny, en se suicidant pour rejoindre Pierre, offre un nouveau corps à Catherine.

     Dans le lac Léman, Jacques est dupé par « cette illusion spéculaire que l’unité est là dans son propre corps » [Lauru, p.67]. Il n’a pas accès à ce corps, jamais, et c’est d’ailleurs en un trait d’une ironie morbide que Pierre Jean Jouve le rappelle : « Il y eut un service religieux à Saint-Pierre. Le corps de Jacques fut brûlé [Monde, 350] ». On ne sait pas qui est Jacques, personne ne sait, pas même son ami Luc (« Qui est Jacques ? »), pas plus Baladine, sa maternelle amante (« Dans ce vêtement, qui est-ce ? »). Jacques est versatile, foudroyant, son identité insaisissable, travestie par une homosexualité qui n’est qu’un autre effort d’évasion, auprès de l’androgyne Taddeo, du petit Manuel ou dans la jeunesse de Charles Stoebli. Cette homosexualité est une manière directe, pour l’adolescent, de récupérer un corps vacant chez un « même », une copie, dont tous les paramètres lui sont forcément familiers (c’est du moins ce qu’il croit).

     Cette phase d’homosexualité, qui permet une résolution des conflits bisexuels et l’entrée dans l’adolescence proprement dite, jette un voile féminin sur le corps en fission : Jacques s’illusionne avec des hommes dont il ne rapporte finalement rien, sinon la colère du jugement et la tristesse (colère et jugement du père Stoebli, tristesse de Taddeo, obligé de s’écarter). Sa « détermination de ne plus être » est bien « drôle » [Monde, 346] puisque Jacques n’a jamais été, il a vécu dans une « fausse vie » [Monde, 304]. Son drame est celui de l’adolescent exilé, gnostique innocent

Paulina, Marie

     Paulina, au moment de mourir, a plongé dans le miroir. On peut imaginer qu’elle cherchait, comme Jacques, une sorte d’unité, ou l’immutabilité de la simplicité originelle. Ou bien elle espérait simplement s’enfuir, comme à travers une fenêtre (d’ailleurs tout est fermé dans la chambre bleue : le miroir est le seul espace « ouvert »), dans un ciel que la douleur, la solitude et une infime espérance lui faisaient entrevoir ; c’est la même chose qui arrive à Pierre et Catherine, qui se regardent « à la dérobée dans le miroir que l’autre lui tend », sans se reconnaître. « Ai-je tant changé ? » [Hécate, 529] se demande Pierre, qui perçoit qu’à travers le miroir l’identité se métamorphoser presque magiquement, en se vidant de toute substance ontologique. La conclusion de Pierre est qu’il n’est pas : l’amour mystique qu’il s’impose et qu’il impose à Catherine accrédite l’idée d’une telle révélation. Le corps doit disparaître de sa vie, sa fumisterie est pesante, son mystère duplice, vicieux, sans fondement. Pierre supprime le corps en cessant de voir Catherine, et en mettant fin à ses jours.

     Paulina, elle aussi victime d’une expropriation, a d’abord sacrifié le corps de l’agneau, s’est incluse dans Bubbo, dont la masse physique (il est « gros ») abrite les âmes autant que les corps. Ensuite elle s’est « aimée dans la personne de Michele » (Paulina, 85), dont elle a récupéré le corps après le meurtre, pour être comprise, incorporée, mais la division et la solitude la condamnent lamentablement, l’usent, et la réincorporation est finalement cet échec prévisible : Michele est vide, lui aussi, l’adolescente réalise, brutalement, que la condition ontologique normale est d’être un composite falsifié, transparent, sans corps, et qu’être adulte, c’est l’accepter. Son geste suicidaire est un acte d’insoumission et de résistance. Elle ne veut pas de cette vie pleine de mirages. Elle veut exister violemment, mais pourtant elle est si éloignée de cette existence (« a-t-elle même un nom ? », Paulina, 175), et son « horreur d’être Paulina Pandolfini » [Paulina, 117] (comme Dorothée a honte d’être belle fille) réverbère son horreur des autres, en tant que simulacres, en tant qu’êtres faibles chez qui elle ne pourra jamais trouver un corps de substitution

     La mort de sa mère était une sorte de libération : Paulina bénéficiait d’un nouveau corps, le plus semblable, le plus évident. Mais le plus extraordinaire était celui du père, et nous pouvons penser que Paulina désirait qu’il mourût. En lui, Paulina finalise l’union (corps de la femme + corps de l’homme), son besoin d’appropriation est largement contenté, mais voilà qu’une sensation de faute (« j’ai trompé mon père », Paulina, 94) vient tempérer le triomphe et gâcher l’opération, qu’elle renouvelle pourtant avec Michele, parce que, décidément, elle ne consent pas à être dé-saisie de son corps, magnifique et fatal, et à vivre d’imitations.

     Claire (La Rencontre dans le carrefour) subit les mêmes rigueurs idéalistes. Elle cherche un corps dans les glaces « où elle faisait trembler ses yeux pour elle-même » [Renc., 1341], puis chez Jean, pour finir avec cet homme de « quarante-huit ans », riche et « plutôt laid », qui va la guérir en mourant vite. Jean n’est pas épargné par la néantisation de l’expropriation originelle : son « plus grand mal était d’être partout seul à seul avec [lui]-même » [Renc., 1409] ; en Italie, dans la chapelle de la Sixtine où il contemple au plafond Le Jugement Dernier de Michel-Ange, redevenu le soliste puissant et inventif qu’il était avant la diversion proposée par Claire, Jean entrevoit furtivement toute sa « grandeur », mais « devant quelque chose qui n’était pas [lui] », il comprend, dans une illumination d’ordre religieux, que l’extérieur est plus vivant que lui, que, s’apercevant qu’il a un « corps » [Renc., 1413], ce corps est senti plus qu’il ne sent, ses yeux vus plus qu’ils ne voient. Jean a l’illumination de l’adolescence : la révélation de l’expropriation, qui est la face « profane » de l’incarnation christique, une spiritualité de la perte, de la dessaisie.  Acceptée et maîtrisée, cela devient le sens du jeu.

     Le corps est le réceptacle consentant et tragique (la mort est déjà en nous, ne nous sommes plus, nous réinterprétons) d’une initiative divine. En lui parle et grandit un corps autre, un corps accepté qui déresponsabilise et tourmente pareillement. Dans un tel contexte l’authenticité disparaît, sa lourdeur surtout. L’absence d’une identité propre n’empêche pas le bonheur puisqu’une fois admis ce dé-saisissement l’adolescent reproduit, en métissant, aléatoirement, sans amertume, sans transcendances lointaines et fallacieuses, la vie. Jean pourrait crier, comme Ernest à la fin des «Rois Russes» : 

Qu’est-ce donc que la victoire ? Est-ce le plein ? C’est le vide

[Histoires, 890]

Petite conclusion

  L’adolescent est pareil au gnostique. Son « attitude existentielle » [Puech, p.XIV] est celle de l’étranger, de l’exilé, en quête, inlassablement, d’une authenticité perdue. Emmuré dans un corps factice, il recherche les marques de sa préexistence glorieuse, de sa « patrie céleste » (avant la puberté). Conscient d’être doublé et modélisé arbitrairement, l’adolescent, qui tue et aime en même temps (Jacques : « Je tue et j’aime en même temps », MD, 325), se révolte contre sa condition humaine insatisfaisante. Ses prises d’imitations, ses successives identifications à des groupes de pairs, son besoin d’amitié sont une manière d’accéder au corps, mais l’on ne peut reconnaître l’autre que si l’on possède une identité bien établie

Ouvrages cités (en plus de ceux de Pierre Jean Jouve)
  • [Lesourd] La Construction adolescente, Serge Lesourd, éditions érès, Arcanes, collection « Hypothèses ». 2005.
  • [Yonnet, 1999] Travail, loisir : temps et lien social, Paul Yonnet, Bibliothèque des Sciences humaines, NRF, Editions Gallimard, 1999.
  • [Yonnet, 1985] Jeux, modes et masses, Paul Yonnet, Bibliothèque des Sciences humaines. NRF. Editions Galimard. Paris, 1985.
  • [Bourdieu, 1985] Les jeunes et les autres. Contributions des sciences de l’homme à la question des jeunes, Pierre Bourdieu, « De quoi parle-t-on quand on parle du ‘‘problème de la jeunesse’’ », tome 2, centre interdisciplinaire de Vaucresson, 1985.
  • [Bourdieu, 1980] Questions de sociologie, Pierre Bourdieu, Minuit, 1980.
  • [Erikson] Adolescence et crise : la quête de l’identité, Erik H. Erikson. Traduit par Joseph Nass et Claude Louis-Combet. Collection « Champs », 1968, flammarion.
  • [Debesse] L’Adolescence, Maurice Debesse, collection Que Sais-je ? PUF, 1966.
  • [Huerre] L’Adolescence n’existe pas, Huerre Patrice, Pagan-Reymond Martine, Reymond Jean-Michel. Odile Jacob. 2003.
  • [Massis] Jugements II, Henri Massis, annexes : « Le romantisme de l’adolescence ». Plon. 1924.
  • [Corcos]  L’Adolescence entre les pages, Psychanalyse et littérature, éditions In Press. Sous la direction de Maurice Corcos. Jean Gillibert, « Arthur Rimbaud : fallait-il un adolescent ? ».
  • [Lepage] Le Concept d’adolescence : évolution et représentation dans la littérature québécoise pour la jeunesse, Françoise Lepage. En ligne :  http://www.erudit.org/revue/vi/2000/v25/n2/201478ar.pdf
  • [Ravoux-Rallo] Images de l’adolescence dans quelques récits du vingtième siècle », Elisabeth Ravoux-Rallo, José Corti. 1989.
  • [Micha ] Pierre Jean Jouve, Micha René, Paris, Seghers, collection « Poètes d’aujourd’hui », 1956.
  • [Kristeva] L’Adolescence entre les pages, Julia Kristeva, « Colette : Des Claudine à Sido : une ‘‘inexpugnable innocence’’ ».
  • [Poza] Lecture critique des romans de Pierre Jean Jouve : Narcisse à la recherche de lui-même, Sylvie Poza, Paris, Minard, 1994.
  • [Schärer] Jouve, Poétique et thématique du mal, Kurt Schärer, Paris, Minard, 1984.
  • [Braconnier] L’Adolescence aujourd’hui, sous la direction d’Alain Braconnier, collection carnet/psy, éditions érès, 2005. Didier Lauru, « Pas-sage vers le sujet énamouré ».
  • [Puech] En Quête de la gnose, Henri-Charles Puech. Préface tome I, « La Gnose et la temps », NRF, éditions Gallimard, Bibliothèque des Sciences humaines, 1959
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Ce texte © David Lauzet

Mise à Jour du 20 octobre 2009

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