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Pierre Jean Jouve

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La Beauté de Meduse

par Titaua Porcher


Le Caravage - Méduse

Le Caravage, Méduse (1592-1600), restauré en 1631

« (…) Le ventre du bouclier représente une Gorgone hideuse, dont les cheveux sont des chiffres 3 et 5 entrelacés. Le 8 de la somme se renverse, et j’arrive à L’infini, serpent du sexe qui se mord soi-même ».

Michel Leiris, « Le pays de mes rêves », 1925.


La Gorgone

La Gorgone

Le personnage le plus fascinant de toute la littérature jouvienne, et l’adjectif est à prendre au sens propre, est sans aucun doute le personnage d’Hélène de Sannis. Hélène est mythique, à la fois au sens de Charles Mauron parce qu’elle est la figure qui cristallise toutes les obsessions fondatrices de l’imaginaire jouvien et construit son mythe personnel, mais également parce qu’elle condense les caractéristiques du personnage mythique : c’est un être surréel et sacré dont la « charge tragique » convoque des réseaux de signification souterrains. Elle est avant tout comme une déesse grecque au sourire céleste et à la beauté parfaite que le jeune homme voit apparaître lorsqu’il la rencontre pour la première fois.

Années Profondes,
p. 964

« Les membres et la démarche me semblaient d’une beauté grecque ».


L’auteur lui-même considère le choix du prénom de ce personnage insolite comme vraisemblablement lié à celui de la Femme belle entre toutes dans l’Antiquité (EM, p.1096). De la beauté grecque, elle a la perfection statuaire, la beauté figée, impassible. Le terme de « statue », redondant, devient la marque distinctive de la divine beauté d’Hélène. Son caractère est « hautain » et elle n’est qu’indifférence pour le regard étranger. Les traits parfaits de son pâle visage ne laissent rien transparaître : ce sont ceux d’un masque froid.

Cette pétrification statuaire qu’Hélène porte sur son visage, c’est, par un effet de renversement, elle qui la fait subir à quiconque s’aventure à soutenir son regard. Quelques pages après la première rencontre entre l’énigmatique jeune femme et le narrateur, ce dernier dit se sentir « jusqu’à l’enfant blessé qui attend le regard de Gorgone » (An. Pr., p.973). La comparaison entre Hélène et la Gorgone serait donc à prendre en considération comme élément « émergent », pour reprendre le terme de mythocritique emprunté à Pierre Bruunel, et qu’il s’agirait de mettre en relation avec la beauté froide du personnage.

:

La Magicienne

La Magicienne

Hélène est ainsi apparentée à Méduse, la gorgone mortelle à la beauté glaciale, figée dans la mort puisque représentée avec la tête coupée et qui pétrifie quiconque ose la regarder en face. Rappelons que dans la mythologie, cette gorgone a deux sœurs, Euryale et Sthéno, mais qu’elle seule est mortelle. Fille des divinités marines Phorcys et Céto, on la représente sous la forme monstrueuse d’une femme à la langue dardée, dotée d’ailes, aux yeux exorbités et à la chevelure faite de serpents entrelacés. Elle fut vaincue par Persée qui lui trancha la tête d'un seul coup de serpe. À sa grande surprise, Pégase, le cheval ailé, et le guerrier Chrysaor brandissant un sabre d'or, jaillirent de son corps décapité. En relisant dans le récit jouvien les pages précédant cette référence, on retrouve les traits caractéristiques de la déesse « aux yeux pers » dans l’évocation du personnage d’Hélène. Ainsi, la rencontre entre la famille du dénommé Jean-Baptiste et Hélène, comme en témoigne le narrateur, nous laisse entrevoir tout le pouvoir méduséen  du personnage:




« Je compris que les gens de Torre lui appartenaient, car Jean-Baptiste s’approcha aussitôt d’elle en regardant la terre, et les trois filles s’assombrirent comme un ciel se couvre de nuages, immobilisées à leur place. Toute la famille autour de Torre semble devenir un groupe de statues. » (An. Pr., p. 970).

 


Jean-Baptiste évite de regarder Hélène : il regarde à terre pour ne pas affronter son regard tandis que ses filles se figent à sa vue, pétrifiées en statues. Par ailleurs, le verbe « s’assombrir » suggère la métamorphose des trois filles en une matière naturelle. Léonide lui-même subit l’effet rigidifiant:

Années Profondes,
 p. 970-971

« J’étais non moins statue, pétrifié par la surprise que donnait la deuxième rencontre dans un même jour, par l’excitation refoulée, par l’intuition d’un événement grave. » .


Le « sourire de sucre » d’Hélène l’empêche de bouger et le choc est tel que le jeune homme perd conscience des êtres et du temps, tombé dans une « courte absence ». La magicienne a effacé la mémoire du jeune homme et quand il revient à lui, les paysans ont disparu comme par enchantement :
Années Profondes
p. 971

« Je crois que j’étais tombé dans une courte absence. Que je ne voyais plus ni Torre ni le reste du monde, que je n’étais plus, ici ou ailleurs, après avoir pensé la phrase ‘je l’ai vue deux fois’ qui posait la limite du bonheur humain. Lorsque je sortis de cette courte absence, les paysans avaient disparu, la femme se tenait à côté de moi ». .


L’égarement des sens, autant que la pétrification fait partie des apanages de Méduse. Mario Praz, dans son très éclairant ouvrage La Chair, la mort et le diable dans la littérature du XIXème siècle, évoque le pouvoir de fascination exercé par le personnage de Méduse et rappelle le témoignage de Shelley, sur lequel aucun tableau n’a fait plus profonde impression que le tableau Méduse  admiré au musée des Offices vers la fin de 1819. Le poète écrit à ce sujet :

Praz, p.43.

« Pourtant, la grâce plutôt que l’horreur pétrifie l’esprit de qui la regarde : les traits de ce visage mort s’y gravent tant que les caractères pénètrent en lui et que sa pensée s’égare ».


Hélène possède, semble-t-il, un pouvoir de contrôle sur la portée mortifère de son regard. Ainsi, pour éviter de laisser le jeune homme percer les secrets abîmes de son mystère, un phénomène singulier se produit ; le regard se voile et une taie protectrice apparaît à la surface de l’œil :


« (…) mais il se glissait dans son ton une ironie soyeuse, un peu de sarcasme qui serait également caresse, une joie qui aurait un reflet funèbre: au même instant ses yeux sous la chevelure avaient comme une taie et leur regard se voilait sensiblement. Je ne perdais pas à vouloir percer ces choses furtives ; cela m’eût conduit tout droit dans mon inexpérience à de secrets abîmes… ».(An. Pr. p. 974).


Lorsqu’elle se donne à lui, son masque se creuse et ses yeux opèrent cette fois « un bref retournement intérieur ». Au moment de mourir, c’est l’intensité du regard qui s’estompe le premier : là encore, le même phénomène étrange se reproduit, comme si Hélène voulait protéger Léonide des éclats vénéneux de son regard et réfracter vers elle ses mortels rayonnements :

Années Profondes,

p. 1040

« (…) ses yeux sous la Chevelure défaite s’atténuèrent d’abord, on eût dit qu’un voile les couvrait ».


« La mort dans les yeux »


Jean Pierre Vernant dans l’introduction de son ouvrage  La Mort dans les yeux , rend compte de la portée symbolique du masque de la Gorgone :

Vernant,
p.12

« le masque de Gorgô traduit l’extrême altérité, l’horreur terrifiante de ce qui est absolument autre, l’indicible, l’impensable, le pur chaos : pour l’homme, l’affrontement avec la mort, cette mort que l’œil de Gorgô impose à ceux qui croisent son regard, transformant tout être qui vit, se meurt et voit la lumière en une pierre figée, glacée, aveugle, enténébrée ».

« La mort dans les yeux ».

Ce qu’incarne la figure d’Hélène-Méduse, c’est donc avant tout un interdit visuel et sa sanction immédiate, la pétrification. Selon l’helléniste Françoise Frontisi-Ducroux, peintres et plasticiens ont ainsi compensé le problème de la représentation du non-visible en lui substituant, démultipliée, celle du jamais-vu. Méduse incarne l’ « incontemplable » en présentant des traits monstrueux jamais contemplés. Cette face interdite tend ainsi à dire un indicible comme elle est censée donner à voir, sur le plan de l’image, un invisible. Elle est, comme le souligne Sylvain Détoc « une vision interdite qui tente d’être saisie dans sa fuite ; vision eschatologique, enfin, qui, par son absence même, dévoile l’une des apories ultimes de la mimesis ». (Détoc, p.33). Méduse est une figure de l’absence précisément parce qu’elle a pour fonction de représenter l’irreprésentable et de raconter ce qui échappe au processus discursif . Elle est une voie d’accès à l’inénarrable par excellence : le mystère de la mort. Méduse incarne l’effroi à l’état pur, la terreur comme dimension du surnaturel. Son visage grimaçant concentre cette puissance de mort qui irradie. D’où la fonction apotropaïque de sa représentation sur les boucliers lors des combats et d’où sa présence surtout sur l’égide d’Athéna, dans l’Hadès, où son masque exprime et maintient l’altérité radicale du monde des morts. Aucun vivant ne peut l’approcher sans avoir à affronter la face de terreur. Rappelons-nous alors la pâleur morbide d’Hélène, son masque impassible et sa « grande main blanche et veinée » : ils font d’elle l’incarnation de la mort bien avant sa mort effective à la fin de l’œuvre. Son corps tout entier apparaît comme un tombeau froid dont elle est la prisonnière.




Genèse d’Hélène

Genèse d’Hélène

La genèse du personnage d’Hélène vient de trois figures de femmes : Suzanne, nom du premier modèle ; la belle Capitaine H…, femme d’officier d’une quarantaine d’années rencontrée à seize ans qui servira de modèle pour le physique d’Hélène notamment par son visage pâle et longiligne aux traits remarquablement réguliers et sa chevelure énorme et repliée comme un nid de serpents ; et enfin, Lisbé, qui donnera son âme à Hélène, sa « charge » tragique. Lisbé, dont le destin funeste accompagnera la naissance du récit « Dans les années profondes » en faisant de l’œuvre une œuvre de prémonition ou en faisant de la vie la concrétisation du fantasme de l’œuvre.  C’est ainsi elle qui donnera naissance à ce que le poète lui-même nomme dans son « journal sans date » le « mythe d’Hélène ». Lisbé-Hélène, en opérant la « synthèse sentimentale », se révèlera muse de la mort et source poétique inépuisable. Pour Léonide, Hélène est ainsi « la prisonnière d’une beauté morte » (An. Pr., p.978.). Athéna fait don à Esculape de deux gouttes de sang de Gorgô : l’une avait un pouvoir de guérison et même de résurrection, l’autre était un poison mortel. Le sang de Méduse est ainsi le pharmakon par excellence ; poison et antidote à la fois, il contient un principe et son contraire, et elle-même, comme en témoigne la fonction apotropaïque de son masque, est un pharmakon. Le pharmakon est sur le plan pratique ce que l’apotropaion est sur le plan visuel : quelque chose qui inverse son influence néfaste au bénéfice de son détenteur. Hélène contient cette dualité : elle est l’image de la morte en même temps que source vitale par sa résurrection en tant que figure poétique. Elle incarne la mort mais elle protège Léonide contre elle –d’où sans doute le retournement intérieur du regard- en lui ouvrant la voie de la poésie.


Le regard n’est en outre pas le seul mode de pétrification et la parole d’Hélène possède les mêmes attributs que le regard : l’aveu d’amour qu’elle fait à Léonide est lui aussi perçu comme un « aveuglant aveu » (An. Pr. , p. 1001). La Gorgone mythologique terrifie également par les sons qu’elle laisse échapper de sa gorge. C’est pour simuler les sons criards qu’elle avait entendu s’échapper de la bouche des Gorgones et de leurs serpents qu’Athéna inventa la flûte. Jean-Pierre Vernant souligne que selon Aristote, la flûte s’oppose au besoin de s’instruire en empêchant de se servir de la parole. Sa musique n’a pas un caractère éthique, mais orgiastique : « Elle agit, non sur le mode de l’instruction (mathésis) , mais de la purification (katharsis) (… ) » (Vernant, p.58). Peut-être peut-on retrouver dans ce chant la fonction essentielle attribuée par l’auteur à la « poésie », qui se doit d’agir et non d’instruire.


La Chevelure méduséenne

La Chevelure méduséenne

Enfin, l’essence de Méduse, comme celle d’Hélène, c’est sa chevelure. Athéna, pour punir Méduse, aurait changé sa chevelure en un paquet de serpents entrelacés. Or, lors de sa première rencontre avec Hélène, Léonide admet que la magie de l’apparition ne réside pas dans les traits du visage de la femme, auxquels il ne trouve rien de particulier, mais que, plus que toute autre partie de son corps, c’est sa chevelure qui le fascine :

Années Profondes,
p.964)

« Non, l’extraordinaire était ce qui surmontait son visage ; elle avait une masse, un édifice de cheveux ; une chevelure, à la fois pleine comme un nid de serpents et mousseuse ou rayonnante comme du soleil (…) Cette chevelure, toute pareille au Phénomène Futur, je ne la connaissais pas ; je ne l’avais jamais vue ; je ne pensais pas qu’elle pût exister. »


L’allusion aux cheveux vipérins se lit également dans la densité de la masse chevelue dont les torsades négligemment assemblées, sont « entassées, tordues » ; elles forment des « volutes », des « nœuds » sous les épingles de fer. Elles sont l’essence du personnage d’Hélène à tel point que, par substitution synecdochique, c’est la chevelure méduséenne qui agit. Pour répondre au salut de Léonide, la chevelure s’incline (An. Pr., p.966). La puissance magique de cette chevelure est celle d’un aimant ; elle est magnétique et sexuelle. Très explicitement nommée « touffe » ou masse de « poils », elle détient en son cœur « quelque chose de très rouge », un organe au ton violacé (An. Pr., p.979.). Ce que contiennent les cheveux redoutables, c’est ainsi tout le secret du mystère féminin, cette terra incognita plus vaste et plus insolite que la terre de Sogno dans laquelle le jeune homme pénètre avec volupté :

Années Profondes,
p.975

« J’entrais dans les cheveux » 


Chevelure et mystère féminin

Chevelure et mystère féminin

Les héros d’Homère ne connaissent qu’une seule gorgone,  une ombre dans le Tartare dont Athéna porte la tête sur son égide. Cette tête lui sert à écarter les hommes et les empêcher de contempler les Mystères féminins, ceux qui célébraient la triple déesse Lune et qu’elle contribue ainsi à dissimuler (Graves, p. 142). La raison d’être du masque froid de Méduse ainsi que de sa chevelure effroyable est donc avant toute autre chose d’éloigner les esprits curieux afin de sauvegarder le mystère féminin. Dans le texte jouvien, la chevelure d’Hélène est elle aussi le lieu du mystère qu’il s’agit à tout prix de préserver. Le jeune narrateur veut ressentir la toute-puissance magique du mystère d’Hélène mais surtout ne pas le percer à jour. Il refuse toute vérité prosaïque sur la vie de la comtesse de Sannis :

Années Profondes,
p.975

« Non, je n’avais pas besoin d’être introduit dans l’histoire réelle de sa vie, de me heurter aux murailles de son mariage, de sa situation sociale. Non ; je la tenais pour ainsi dire sur le ciel ; et là dans une exaltation continue qui était accompagnée de vives transformations du sexe, j’adhérais aux secrets de la Chevelure »


Le terme « j’adhérais » est ainsi à saisir comme désir de « toucher de près sans les connaître » les secrets émanant de cette chevelure, qui trahit la  force  du secret et de l’être, mais non pas le secret ni l’être eux-mêmes :

Années Profondes,
p.974

« Je ne me perdais pas à vouloir percer ces choses furtives ; cela m’eût conduit tout droit dans mon inexpérience à de secrets abîmes, que je voulais toucher sans les connaître ; et cela m’eût apporté ‘sa vie’ dont je ne voulais rien savoir. J’aimais mieux nos mystères. Nos mystères étaient instantanés. Ses mystères, je leur attribuais une résidence, qui était la Chevelure, ses mystères dont j’avais si grand besoin et qui enveloppaient mon désir »


Hélène offre un mode d’approche du mystère selon P.J. Jouve, mystère qui doit être approché, saisi, mais jamais disséqué. Elle incarne ainsi le secret. Tout en elle est mystère et engage au sens du secret : elle sourit « avec un art si infini du secret » (An. Pr., p.1036) , elle est celle qui ouvre à Léonide la « conque de la vie mystérieuse » (An. Pr., p. 1029). Comme elle, Méduse conserve son secret : représentable, elle n’est jamais présentée directement puisque seul son reflet est accessible sous peine de condamnation à mort.




Textes cités et Bibliographie

Textes cités
Années Profondes : Pierre Jean Jouve, « Dans les années profondes», in La Scène capitale, Oeuvre II. Les références aux œuvres de Jouve renvoient à Œuvre I et Œuvre II, éditions établies et présentées par Jean Starobinski, Mercure de France,1987.

Praz :

Vernant : Vernant, Jean-Pierre, La Mort dans les yeux, figure de l’Autre en Grèce ancienne, collection Pluriel anthropologie », Hachette Littérature, 1998.

Bibliographie

Détoc Sylvain, La Gorgone Méduse, éditions du Rocher, 2006.

Dumoulié Camille, « Méduse », Dictionnaire des mythes littéraires sous la direction de Pierre Brunel, éditions du Rocher, 1988.

Durand Gilbert, L’Imagination symbolique, Presses universitaires de France, 1988.

Freud Sigmund, Résultats, Idées, Problèmes, Tome II, Presses universitaires de France, 1985.

Grauby françoise, La Création mythique à l’époque du symbolisme, Nizet, Paris, 1994.

Graves, Robert, Les Mythes grecs, Hachette Littérature, collection « Pluriel », 1967.

Merleau-Ponty Maurice, L’Oeil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1984.

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Sous la Responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert

Ce texte ©  Titaua Porcher

Première mise en ligne : 28 février 2010
Dernière mise à jour : 9 mars 2010