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Pierre Jean
Jouve
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Le Poète et son Miroir
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Le poète Pierre-Jean Jouve vient de publier un « journal sans date » auquel il donne le beau titre de En Miroir (Mercure de France). Ce n'est pas exactement une autobiographie, bien qu'on y trouve des souvenirs d'enfance, d'adolescence et d'âge mûr, le pathétique récit de deux aventures amoureuses, et des allusions, brèves et précises, aux deux périodes d'exil du poète en Suisse durant les guerres de 1914 et de 1940. Ces confidences incomplètes, qui laissent dans l'ombre des époques entières et ne permettent au lecteur de se faire qu'un portrait très approximatif de l'homme, Pierre-Jean Jouve, alternent avec des réflexions sur la poésie. Plutôt que l'histoire d'une vie de poète, nous avons donc là l'histoire de la complexe relation entre un homme et son œuvre; les accidents du destin et les événements contemporains n'interviennent que lorsque leur évocation peut éclairer la naissance ou l'évolution des poèmes, des romans, des essais. |
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Je ne puis m'empêcher de supposer que Jouve a été amené à écrire ce livre après avoir lu le Qui est cet homme, et peut-être l'Ouvrier de la onzième heure, de son ami Pierre Emmanuel. On se rappelle que ces deux volumes ont le même caractère de biographie intellectuelle, entremêlée de biographie tout court, que nous relevons chez Jouve. L'entreprise avait de quoi surprendre de la part d'un homme de trente ans, et ne se justifiait qu'à la lecture, par sa richesse, sa fécondité, et surtout parce que Pierre Emmanuel faisait de son récit l'occasion d'une série d'actes de gratitude envers ses maîtres et ses compagnons. Parmi les maîtres qu'il avouait, Jouve tenait la place d'honneur, et c'était justice, car l'éclosion poétique d'Emmanuel avait été largement favorisée par l'exemple et les conseils de son aîné. Je n'irai pas, cependant, jusqu'à dire que le rapport de maître à disciple soit cette fois-ci inversé, car si Jouve a pu concevoir son dessein à propos des livres de celui qui [ut son élève, il l'a exécuté dans un esprit très différent. Approchant, si je ne me trompe, de sa soixante-dixième année, le poète de Sueur de Sang repasse les étapes de son devenir moins pour y déchiffrer les lignes du futur que pour ressaisir l'unité de son passé. Et il y a prodigué, à maintes reprises, les plus clairs témoignages d'ingratitude. |
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Albert Béguin (La-Chaux-de-Fonds, 1901- Rome, 1957) commentateur et éditeur de Pierre Jean Jouve |
Ce dernier mot ne vient pas ici comme un reproche ou un jugement; j'essaierai tout à l'heure de montrer en quoi il peut prendre un sens positif, parce que nécessaire. Je noterai simplement, pour l'instant, que le plus résolu de ces actes d'ingratitude, Jouve le perpètre envers lui-même, en reniant toute son œuvre de jeunesse, et en refusant de se reconnaître dans les divers personnages qu'il assuma jusqu'à une certaine date. La « reconnaissance » est ainsi écartée aux deux sens de ce mot. Elle l'est également envers autrui, avec une netteté qui parfois ne peut manquer de choquer, car la destinée – et il faut dire la vocation – de Jouve semble bien avoir été de ne « reconnaître » à peu près aucun de ses contemporains, et de ne montrer à personne un sentiment de « reconnaissance ». Il serait facile de présenter sous le jour le plus négatif ce comportement qui n'a souffert à peu près aucun démenti (à peu près, car on doit supposer qu'il en va tout autrement envers telle personne, désignée par une simple initiale et discrètement présente dans l'ombre tout au long des années). Jouve parle avec dureté du pays auquel il demanda asile par deux fois, condamne sans réserve les écrivains de l'Abbaye dont il partagea les espoirs et les intentions, tire un trait sous l'histoire de son amitié avec Romain Rolland, rejette au barathre les poètes de sa génération. Alors que ses rapports avec quelques grands morts – Baudelaire, Nerval, Rimbaud, Mallarmé – sont empreints d'une solennelle tendresse, il affecte de rester un étranger parmi les vivants, ne consentant à leur égard qu'à exprimer son mépris ou le constat de leur nullité. |
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Quiconque, pourtant, est familier de sa poésie, ou lit, dans En Miroir même, les pathétiques aventures de Lisbé et de Yanick, sait bien qu'il ne peut s'agir là d'une sécheresse de cœur. L'homme qui a écrit ces poèmes et des romans si tragiques (Le Monde désert, Hécate, Vagadu, La Scène capitale, toutes ces « histoires sanglantes ») apparaît d'abord comme un hypersensible, en proie à tous les vertiges de la détresse, appelant l'amour – que volontiers il nomme « la grâce » – et quêtant le réconfort des échanges humains. C'est un homme pantelant, déchiré, qui a l'expérience la plus vraie des abîmes, et qui de la souffrance a éprouvé toutes les formes. Pour avoir conjoint systématiquement les pouvoirs introspectifs du poète et les méthodes de la psychanalyse freudienne, il s'est bâti un univers intérieur dont les thèmes majeurs se réfèrent tous à la violence, au sang, à la catastrophe. Son tempérament natif et les circonstances de ses premiers contacts marquants avec le monde, telles qu'il nous les laisse entrevoir, le prédisposaient sans doute à cette vision où toutes les puissances secrètes, dans la nuit de l'âme et dans les ténèbres de l'histoire, semblent tendues vers d'inexpiables conflits et d'affreuses destructions. Mais un choix délibéré, une volonté constante ont confirmé ces tendances premières, si bien qu'aujourd'hui Jouve peut avoir le sentiment que sa solitaire histoire personnelle était l'inévitable condition de sa quête, de son œuvre, d'un destin hors pair. L'itinéraire de fuite – fuite Join des autres, loin des signes consolateurs – prend figure, à ses yeux, d'un itinéraire ascensionnel, entièrement justifié par l'élaboration de l'œuvre poétique. Est-il licite de contredire une aussi ferme certitude, formulée du haut des années vécues par celui qui seul est en mesure de connaître les détours du chemin parcouru et la distance qui sépare les points de départ et d'arrivée? Certes, s'il n'y avait pas, pour jalonner le pèlerinage, les monuments de la poésie réalisée, si cette existence, ce drame, appartenait à quelqu'un dont les actes et la passion fussent demeurés sans expression communicable, les médecins seraient en droit de conclure à une expérience toute négative. Mais il n'est pas de plus trompeuse démarche que celle qui, pour mesurer l'échec ou la réussite d'une vie, fait abstraction des œuvres issues de ses tourments ou de ses options. Je ne soutiendrai certes pas qu'une œuvre de littérature, pour sa beauté ou son accomplissement tout littéraire, ait jamais de quoi justifier des attitudes humaines en elles-mêmes contestables (comme, par exemple, on légitime la conduite cynique de Gœthe dans ses amours par le profit qu'il en tira dans ses écrits). Il s'agit de tout autre chose : de se demander honnêtement d'abord si l' œuvre a eu sur l'auteur lui-même et sur sa vie une action d'animation, d'ascension spirituelle, et ensuite si elle peut exercer sur autrui des effets positifs. La réponse est toujours délicate, parce qu'elle tient à une appréciation portée sur la qualité d'un langage, sur son pouvoir de connaissance valable et sa faculté d'illumination. Il faudrait donc, ici, faire intervenir un examen de l'œuvre de Jouve. Faute de temps, et parce que le livre en question nous incite à tourner ailleurs notre regard, supposons que soit acquis un jugement absolument favorable (et cette supposition est beaucoup mieux qu'une hypothèse de travail, puisqu'on ne peut guète contester la place éminente de Jouve dans la poésie contemporaine, et que, en ce qui concerne la valeur « interne» de cette poésie, nous ne saurions faire mieux que d'ajouter foi au témoignage de celui qui se félicite si hautement d'y avoir tout sacrifié, de s'y être entièrement consacré). Comment, dès lors, récuserions-nous l'unique témoin authentique, et comment irions-nous le soumettre à des critères, de moralité ou de santé, autres que ceux que lui-même reconnaît ? |
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Jouve prétend, en effet, se juger et être jugé, non pas en vertu d'un droit quelconque du poète à l'a-moralité, mais selon une morale qu'il a mis toute sa vie à bien établir. Ses déclarations les plus fières, et qu'on serait tenté de trouver orgueilleuses (d'autant plus qu'il ne manque jamais de célébrer sa propre humilité), impliquent toute une échelle de valeurs, non pas données à l'origine, mais conquises laborieusement, à travers une série de tentatives, de malheurs et de reniements de soi. Ces valeurs sont essentiellement des valeurs de sacrifice et de purification. J'ai dit que, par exemple, Jouve se désolidarisait de tout ce qu'il a pu être et de tout ce qu'il a écrit avant 1925, c'est-à-dire jusque vers sa quarantième année. Sur un ton hautain, il nous interdit de protester contre cette sentence de condamnation : « Il me semble, écrit-il, qu'un artiste n'est comptable que devant lui-même. Le public, qui ne l'a point fait écrire, n'a rien à prétendre; il n'a rien à imposer ni à exiger. L'artiste qui a fait son œuvre a aussi le droit de la juger, comme il aurait le droit de la redresser, la sentant insuffisante, ou de la détruire. Il a donc le droit de la retirer du domaine intellectuel par acte de volonté, s'il ne peut plus effectivement en assurer la suppression. »
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Voilà qui est net. J'avoue que je ne me laisse guère impressionner par ce ton péremptoire; trop d'exemples montrent que l'artiste vieillissant, sous prétexte de « redresser » ses ouvrages anciens, peut leur porter de mortelles atteintes. Il suffit de penser ici à Claudel, qui n'a pas toujours pour le mieux corrigé ses textes et qui nous fait frémir en annonçant maintenant qu'il va retoucher le Tête d'Or de sa vingtième année. Pour Jouve, ceux qui gardent le souvenir de son premier message, au temps où il élevait la voix contre la guerre, n'ont aucune raison de renier avec lui ces poèmes de jeunesse, même si l'œuvre ultérieure en est séparée par une très heureuse métamorphose. Mais ce qui compte, dans l'impérieux geste du poète effaçant la trace de ses pas, c'est la signification d'un geste de rupture qui désormais se retrouve à toutes les étapes de son aventure. L' œuvre précédente n'eût-elle fait que préparer cet acte de séparation, et constituer la réalité à dépasser pour un progrès, elle serait déjà précieuse. |
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Cahier du Rhône (dirigé par Albert Béguin) Controverse sur le Génie de la France, novembre 1942 Contient : "Vivre libre ou mourir (Fragment)" par Pierre Jean Jouve |
Cette nécessité du dépassement, de la porte refermée derrière soi et des foyers brûlés pour anéantir toute possibilité de retour, correspond chez Jouve à une nécessité qui tient à sa nature propre, en même temps qu'à deux enseignements très différents qui n'ont pas cessé d'orienter sa recherche : celui du freudisme et celui qu'il tire de l'exemple des mystiques chrétiens. On sait à quel point la pédagogie freudienne a souligné le caractère salutaire d'un certain nombre de décisions libératrices. L'histoire d'un homme, selon la psychanalyse, n'a que le choix de s'enliser dangereusement dans la peur devant certaines ruptures périodiquement urgentes, ou bien de s'accomplir par de saines liquidations. D'âge en âge, les comportements anciens doivent céder le pas à des comportements nouveaux, et quiconque s'attarde dans un stade antérieur à celui que commande l'évolution normale, se condamne à de graves déséquilibres. Le « meurtre du père », qui appartient à l'arsenal classique du freudisme, n'en est qu'un exemple privilégié. Faute de perpétrer en temps utile ce genre de « meurtres », l'individu risque de s'emprisonner dans des culpabilités génératrices de troubles. On retrouvera ces thèmes psychanalytiques chez Jouve, dans le langage de sa poésie aussi bien que dans l'évolution de ses personnages romanesques et dans les pages autobiographiques récentes. La violence, le sang, la catastrophe n'y apparaissent si fréquemment que dans ce contexte, bien plus important ici que ne peut l'être le caractère violent et sanglant de l'histoire contemporaine (bien que l'une des profondeurs de cette œuvre consiste précisément à donner même signification au drame intérieur et à la tragédie de l'humanité historique). |
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Mais Jouve a raison de souligner que, si le freudisme a été pour lui d'une très grande fécondité, il n'en a point accepté toute la doctrine. Un monde spirituel de signe tout autre est venu à temps lui apporter les richesses et les correctifs qui l'ont soustrait à la redoutable fascination intellectuelle à laquelle l'orthodoxie freudienne expose ses adeptes trop dociles. Jouve a trop profondément le sens de la vie de l'âme et de ses imprévisibles jaillissements, pour se contenter d'y pénétrer à l'aide d'une clef unique, et pour vouloir la dominer par des catégories scientifiques. De bonne heure, la lecture des mystiques, surtout espagnols, la pratique continue de leurs écrits, et ce qu'il faut bien appeler une répétition mimétique de leurs expériences ont donné à l'exercice méthodique des ruptures la valeur supplémentaire d'une véritable ascèse. Ce qui pouvait n'être « salutaire» qu'au sens hygiénique et médical du mot, le devient au sens religieux. Et la rupture, au lieu de rester une simple loi de croissance naturelle, devient le dépassement, le renoncement qui favorise l'approche d'une perfection plus intérieure. |
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Pierre Jean Jouve Les Témoins - Poèmes choisis de 1939 à 1942 Cahiers du Rhône (dirigé par Albert Béguin) |
Cette conjonction de la science la plus moderne et de la tradition ancienne est heureuse et exemplaire. Mais il convient de prendre garde aux confusions possibles. J'ai prononcé le mot de « mimétisme » ; la quête religieuse de Jouve se maintient à ce plan, et reste, de ce fait, passablement ambiguë (sinon équivoque). Un certain langage chrétien, l'invocation du Christ et surtout de la Vierge, les progrès de l'esprit calqués sur l'itinéraire d'une sainte Thérèse ou d'un saint Jean de la Croix, ne font pas encore que cette poésie et cette ascèse soient positivement chrétiennes. Il y subsiste une part notable d'imitation verbale ou d'involontaire simulation. Le désir profond est bien celui du salut, de la réconciliation, de la vision pacitiante ; mais le poète fait confiance, pour y parvenir, aux moyens de son art. La mystique du « rien » - du Nada espagnol - à laquelle il revient toujours, n'est point tant un abandon à la grâce qu'un pari sur l'obscurité. Elle aboutit à une solitude altière, non point à cette effusion d'universelle charité qui, chez les grands mystiques chrétiens, est la conséquence immédiate de la voie solitaire. Et l'expression même en porte la trace : le style poétique de Jouve doit ses meilleures vertus à l'espèce de cassure qui vient automatiquement briser l'harmonie dès que les mots tendent d'eux-mêmes à l'établir. Cette poésie est de catastrophe constante, plutôt que d'accord et d'apaisement. Mais ai-je dit que En Miroir est un très beau livre ? Non seulement parce qu'il contient des pages d'une admirable densité, des récits -- ceux, par exemple, d'aventures amoureuses - merveilleux de discrète émotion; mais aussi et surtout parce que la parfaite maîtrise du ton donne ici l'impression de provenir de plus loin que d'un métier bien en mains : d'une zone profonde où de lentes maturations ont mis les choses à leur place, et les mots ne sont à la leur que pour être étonnamment adéquats à un secret équilibre qui est de l'âme même. |
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Août-septembre 1954 |
Une biographie d'Albert Béguin sur le Site de la revue Esprit |
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Ma chère petite soeur, (...) En arrivant ici, j'ai encore cherché, et (...) par la Feuille et aussi par Duhamel (...), je suis arrivé à connaître le mouvement dit défaitiste. Pour le moment je
crois de toutes mes forces à ce mouvement présidé par des types comme
R. Rolland, Duhamel, Romains, Jouve, Masereel. (...) Pendant toute la guerre, [R. Rolland] a lutté pour cette idée avec quelques amis : P.-J. Jouve, d'abord brancardier, puis malade à Genève; (...) |
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publiée dans Albert Béguin |
Essais et témoignages (collectif), La Baconnière, 1957 |
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Le "livre culte" d'Albert Béguin L'Âme romantique et le rêve (José Corti), constamment réédité depuis 1939 |
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Site Pierre Jean Jouve
Responsables : Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert Texte publié avec l'autorisation de la Revue Esprit Textes d'Albert Béguin © les ayants droit d'Albert Béguin
Page réalisée par Jean-Paul Louis-Lambert |