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Pierre Jean Jouve
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Pierre EmmanuelPierre Jean Jouve
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Fontaine N° 45 |
Octobre 1945 |
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PIERRE JEAN JOUVE est en Suisse depuis 1941. Il y a publié plusieurs volumes de vers et de prose, que les difficultés des échanges ont retenus loin de ses lecteurs. Ces livres, et quelques textes encore inédits (conférences ou poèmes), constituent l'un des moments essentiels de l'œuvre entier du poète. Ce dernier parvient à ce seuil élevé de la vie, à cette seconde maturité de l'âge, où l'homme, faisant le point de sa pensée, se rattache de lui-même, par l'analyse des constantes de son art, à quelque grand courant, à quelque mouvement profond de-découverte, à une histoire enfin. Chez Pierre Jean Jouve, que nous avons toujours connu méditant, et qui a fait de la réflexion sur sa poésie une réflexion sur la substance humaine, la perspective théorique s'est singulièrement élargie (ou précisée), depuis la .préface de Sueur de sang. C'est que l'histoire, en confirmant cette préface dans l'ensemble, a conduit le poète à en développer la conclusion. Celle-ci, on se le rappelle, exhortait les poètes à « produire cette Sueur de sang qu'est l'élévation il des substances si profondes, ou si élevées, qui dérivent de la pauvre, de la belle puissance érotique humaine ». Or il semble que Pierre Jean Jouve, passant de la préface de Sueur de sang (mars 1933) au texte intitulé Poésie et catastrophe, par lequel, en novembre 1942, il voulait bien ouvrir un poème de moi, ait acquis, ou davantage éclairé, une conception du temps comme lieu de la solidarité humaine, comme lieu de la communion des coupables et des saints, qui n'était dans le premier texte qu'implicite. |
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Pierre Emmanuel Qui est cet Homme LUF, 1947 page 145-146 |
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De ce développement, je crois discerner trois raisons. D'abord, et par la voie de la psychanalyse, mais dans une lumière chrétienne, l'approfondissement des notions complémentaires de culpabilité et de salut. Que l'on relise, à ce sujet, l'avant-propos du Paradis perdu, dans l'édition de 1937. La personne est coupable en elle-même et dans l'espèce : se sauvant, elle sauve l'espèce. Réduite au langage le plus simple; la culpabilité pourrait se définir comme l'abandon à la force brute, à l'énergie animale et sacrée. Pourquoi sacrée ? Parce que l'homme tremble d'angoisse devant elle, fasciné. par la proximité mystérieuse de cette Vie totale dont la conscience le sépare à jamais. Il y a conflit toujours possible entre la « détermination animale » et la destination personnelle : la première ayant pour elle la pesanteur de l'être, la seconde une conscience douloureuse, contrainte à de croissants efforts pour venir à bout de cette pesanteur. Or l'abandon au flux primitif de la vie signifie pour l'homme la destruction et la mort. Au contraire, l'utilisation par la conscience de l'énergie originelle, sous le contrôle d'une lucidité sans faille, est la seule façon pour l'homme de persévérer dans son être. Le temps est la distance réelle, mais toujours menacée, que l'homme met entre lui et l'origine: ou encore, l'instant présent, le présent de l'homme, est le point d'application d'une résultante de forces dont les unes sont dirigées vers l'animalité, les autres vers une humanité plus haute, Comme ces forces de sens contraires s'appliquent en chacun de nous, chacun de nous a son rôle à jouer dans le rapport qui s'établit entre elles. C'est ici que le salut d'un seul conditionne le salut de tous. La seconde raison du développement de la notion du temps chez Jouve, il faut la voir dans la révélation d'une catastrophe que son œuvre antérieure a constamment préfigurée. Il n'est pas inutile de rappeler que la préface de Sueur de sang est de mars 1933, date où le nazisme assurait son triomphe en Allemagne, Mais autre chose est de prédire une Apocalypse, autre chose d'en subir, jusqu'au profond de sa substance, le monstrueux et nécessaire enseignement. Qu'est-ce donc que la catastrophe ? Jouve, en 1933, l'a vue. Un monde vieilli, sclérosé, dont les structures spirituelles sont taraudées par l'indifférence, l'absence de foi, l'ennui de vivre; un monde habité par la peur, et qui, dans l'accélération de son vertige, se distrait de l'imminence de sa fin ; une société dont les lois n'ont plus de vertu ni de sens, et qui ne retient plus, ou comprime arbitrairement le tumulte des forces obscures; ces forces enfin, pressantes et confuses, les unes animées de la fureur de créer en jetant bas l'ordre antérieur, les autres de pure destruction et qui n'en ont qu'à la figure humaine : telles sont les composantes d'une époque où se prépare une rupture d'équilibre comme l'histoire n'en connut jamais. Quand la conscience se met du côté des forces de mort, quand, de tacite qu'il était, le consentement devient avoué et se réifie par le mensonge : alors, la puissance du Mal paraît sans bornes, l'espérance devient absurde et nécessaire d'autant plus. Mais le pressentiment qu'il s'agit ici d'une guerre, spirituelle est devenu chez Jouve une certitude. La place du poète est au cœur de l'événement, car celui-ci dépasse le simple jeu des forces politiques, Il appartient au poète d'assurer la continuité du temps, la permanence des « choses essentielles ». Ce qui doit être sauvé, c'est cela seul qui rend l'homme possible. Un monde, un homme privés de leur libre futur, seraient vite réduits à l'animalité. Ainsi le poète, qui projette le temps et « dépasse ce qu'il voit par ce qu'il souffre » crée le futur de l'homme à différentes profondeurs. |
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Malgré les éclatements, les ruptures, les ruines tragiques et les peuples Iézardés, jamais ne s'abolit la continuité de l'être : jamais rien ne se perd de l'effort spirituel qui nous précéda. Tout est repris, prolongé dans sa perspective propre. Aux époques de la pire division, il reste toujours des témoins pour incarner le drame, et le résoudre. J'en viens ainsi à la troisième raison qui, chez Jouve, porte à sa plénitude la notion de temps. Le poète « au dèbut de 1938, ressentant par toutes les fibres secrètes (celle dont le sens douloureux ne nous trompe point) la montée de la catastrophe et son arrivée fatale sur le sol tremblant de la France », se recueille, dit-il lui-même, « pour penser à la forme de mon pays ». Il salue, en des termes dignes de Michelet, la permanence de l'Idée française, la vocation nationale qui constitue l'une des formes privilégiées du sens de l'universel, du sens de l'homme. « La France est une nation qui porte une idée de soi et de l'homme... Lorsque l'Idée doit vivre par la Nation, la nation connait le caractère tragique. Car les idées coûtent du sang au corps qui les incarne. L'histoire de la nation anglaise est tragique. L'histoire du peuple français est le tragique même, en raison de la nudité où est la vie de la France, nudité dans la violence des déterminations, et que ce soit fatalité ou que ce soit liberté. » En transposant sur la personne France les thèmes de la culpabilité et du salut, en définissant la France par la division et la réconciliation de deux principes : l'esprit des Croisades et l'esprit de la Révolution, en éclairant la catastrophe universelle par le destin particulier de notre nation, il oriente toute notre histolyse. Il ressaisit les grands moments de l'esprit français, et, singulièrement, sous l'aspect de l'art, il les intègre à la nécessité future de la France. Tout le passé, non point successif, mais simultané dans ses puissances permanentes, est repris. réveillé, pris à témoin dans ce débat qui déchire l'homme moderne. La catastrophe que la France a subie prend un caractère exemplaire, non point dans le sens blasphématoire que Vichy donnait à ce dernier mot, mais parce qu'elle ressuscite les vertus essentielles de liberté et d'honneur qui, dans les pires moments. firent de notre histoire nationale l'histoire même du salut de l'homme. Ce qui fait écrire à Jouve : « la guerre totale et universelle » dont on ne peut pas dire le nom, « celle de la liberté au désespoir contre le démon, la barbarie et la servitude, (...) la France vaincue est au centre : toute cette guerre a pour enjeu la France ». |
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Les trois raisons que je viens d'exposer commandent l'attitude du poète, doué de l'intuition prophétique du temps. Le poète, présent au centre même où tout se joue, donne voix aux énergies profondes de l'histoire et, par elles, exprime un futur de liberté. « Le poète représente, dans la catastrophe et contre elle, ce qui est plus permanent et sacré que toute action politique. Seul le dépasse en perfection de gravité, l'homme qui met sa vie dans la balance, et se bat. (…) Le véritable poète, celui des « choses essentielles », qui met en jeu les forces de l'âme et en fait un acte éternel, s'est toujours trouvé en face de l'évènement par le même acte où il se trouvait en face de son temps. L'un des modèles de la poésie complète est Dante, l'autre est Shakespeare. De Homère à Hugo Ies poètes ont exalté la guerre, quand elle entraînait leur sens de l'honneur ou de la justice. Ainsi que nous l'avons entrevu, il y a une correspondance profonde, dans le caractère de l'évènement, entre certaines formes de l'épreuve, et la fatalité d'inspiration d'un poète particulier. Alors le poète doit dire, il doit parler; il le doit, car il est seul à pouvoir le faire en une matière durable, peut-être éternelle ; (…) il est seul chargé de ranimer les graves instincts d'amour, contre les séduisants Instincts de mort ». (Poésie et Catastrophe). |
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Domaine français Message 1943 Genève, Éditions des Trois-Collines |
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De 1940 à 1944, l'œuvre de Jouve sera dominée par cette ambition majeure : faire servir le langage à sa fin, donner valeur d'acte à la parole. Son exil lui a permis un recul qui n'a pu qu'enrichir son sens inné de la perspective. Mais sa nature torturée n'en a pas moins connu les affres du désespoir, les vicissitudes du « combat spirituel », l'attente passionnée de la France: moins engagé dans l'action directe, mais l'oreille tendue vers la plainte incessante de la patrie, vers l'appel de l'homme blessé, il fut, en ces années de tumulte, un merveilleux résonateur. Grâce à lui les valeurs fondamentales, dépouillées de leurs éléments parasitaires, réussirent à dominer le vacarme des armées. Il fut l'un de ceux, el peut-être le seul à ce degré, qui proférèrent « à plusieurs hauteurs » le sort de l'homme, dans l'épaisseur du chaos où se confondaient tous les plans. Aussi n'est-ce pas une simple réminiscence qui le conduisit à donner pour titre à l'un de ses livres essentiels : Défense et Illustration, Ces grandes proses, essentielles à l'histoire critique de notre temps, sont construites sur l'idée, capitale chez Jouve, que l'art est actuellement la seule voie de résurrection de l'homme, car le langage de l'art est le seul qui atteigne la profondeur vraie où l'homme hésite entre la vie et la mort. |
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On peut discuter cette position, qui exalte si haut le langage : elle ne va pas sans une certaine confusion mystique, à laquelle Jouve n'échappe pas toujours. Mais si l'on s'en tient à l'architecture du livre, l'on verra que l'auteur, entre une définition de la France comme patrie du tragique essentiel, comme champ-clos de la liberté du monde (Vivre libre ou mourir) et deux images complémentaires de l'âme française, l'une empruntée au moyen âge, l'autre à la manifestation de 1936 au Mur des Fédérés (Images du XIIIe et un tableau de Courbet), a placé toute une suite d'analyses admirables : Baudelaire, Delacroix, Meryon, Nerval, Rimbaud, Mallarmé. Pourquoi ce plan ? Le texte intitulé Poésie et Catastrophe pourrait nous en donner la raison. Les hommes du XIXe siècle : Delacroix, Courbet, Baudelaire et Rimbaud, avaient, dit Jouve, retrouvé la souche nationale, « ils l'avaient fait par la plongée dans leur intériorité la plus secrète ». Tout grand artiste d'âme et de tradition française ne fait que poursuivre un dessein d'ensemble, car « les changements de l'art les plus délibérés en apparence répondent toujours à un dessein ». À travers l'effort de la poésie depuis Baudelaire, l'opération de l'homme sur lui-même se poursuit, qui doit le renouveler en le portant à l'extrême de sa douleur la plus secrète. Autrement dit l'homme souffre de plus en plus en sachant de moins en moins ce dont il souffre. La catastrophe, en apparence, est le triomphe de cette souffrance absurde : mais c'est en elle que l'homme reprend conscience de son destin, redonne un sens à l'épreuve exténuante, ose une affirmation absolue que la ruine rend nécessaire. « La lutte de la Poésie contre la catastrophe qu'elle incarne, dont elle fait son profit, c'est une lutte pour des valeurs immuables : en premier lieu, l'être, la durée de la nation et de la langue; en second lieu l'idée de la nation, qui est pour nous Français : la Liberté. » |
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Pierre Emmanuel Le Poète et son Christ édité par Albert Béguin aux Cahiers du Rhône, 1942 Dédicace à Pierre Jean Jouve |
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Cette Liberté ne doit pas s'entendre que dans le sens politique : vertu cardinale de l'homme, en elle gît une puissance indéfinie de création que nulle fin politique ne suffit à satisfaire. Pierre Jean Jouve est formel sur ce point : la poésie n'est pas faite pour « servir », pour se mettre au service d'une cause. Toute cause est limitée, amortie par le temps, condamnée à vieillir alors même qu'elle réalise, à tel moment de l'histoire, le climat le plus propice à la liberté. La poésie, elle, est sans limites : elle est la conquête patiente de l'homme par lui-même, elle n'est pas utile, elle est. « Il faut donc s'inscrire encore une fois contre une poésie simplement civique, retraçant l'événement brut et la passion politique, et destinée à « servir » ― même si celle poésie enseigne les vertus les plus désirées, dans le sens d'une politique que nous souhaitons. La Poésie ne servira jamais que par la profondeur et la multiplicité de ses intentions. Oui les temps de la tour d'ivoire, les temps de la facilité et du parasitisme sont révolus. Les temps de la « garde nationale en poésie ne doivent non plus jamais revenir. Les temps de la liberté s'annoncent, dans lesquels les valeurs multiples de l'Homme devront revivre. Et le drame du vrai courage de l'artiste commence ». |
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Aussi la poésie de l'événement n'est-elle vraiment poésie que lorsqu'elle dépasse ce dernier, lorsqu'elle l'interprète comme un signe. Se saisir de l'événement et le photographier tel quel, c'est, peut-être, obtenir du poème une efficacité immédiate, mais ce n'est en aucun cas faire avancer l'homme en esprit, l'éclairer du dedans à lui-même. Il est relativement facile d'exploiter lyriquement une émotion forte, un état de révolte et de colère : mais la seule exploitation lyrique de l'instant ne suffit pas, elle utilise la séduction des mots à des fins qui peuvent être louables, mais qui ne sont pas la vraie fin de la poésie. Quand Jouve dit que la poésie est « antipolitique par nature », il ne condamne pas la politique, mais une certaine déformation du sens politique, celle qui ne conçoit d'autre pensée que soumise aux fins politiques de la cité. Or, la cité n'est pas qu'une figure politique : elle est, d'abord et enfin, l'unité spirituelle d'un certain nombre d'idéaux, ― elle est une définition de l'homme, plus vaste que celle qu'en donne le politique, et qui englobe celle-ci. Sur cette figure de l'homme, complexe et mouvante, et qui s'enrichit sans cesse en portant à la conscience ses virtualités, le langage poétique a pouvoir. La poésie, qui projette l'espace symbolique où l'homme se construit, dégage le sens des faits en fonction de sa connaissance intuitive de l'homme, connaissance dramatique au premier chef, et qui ne se satisfait pas du jeu des causalités apparentes. Autrement dit, un poète, fût-il matérialiste en politique, ne l'est plus dès qu'il touche à la poésie. Le sens du sacré s'éveille en lui, même s'il n'en a pas conscience. Sa manière d'aborder l'événement, pour peu qu'elle dépasse l'élaboration de certains slogans, de certaines formules dignes tout au plus de l'affiche, met en question le sens ultime de l'histoire, la destination de l'homme, la nature religieuse du lien collectif : or, il est impossible d'abstraire de l'histoire celle lutte permanente des Titans et des Dieux, de l'ombre et de la lumière, du démon et de l'Esprit, dont le théâtre est tout ensemble l'humanité et la conscience individuelle. Cette lutte, en vérité, si diverse dans ses aspects, si totale dans son enjeu, commande à toutes les autres, L'événement n'est que le seuil tumultueux où se pressent les forces adverses de l'homme, impatientes de l'espace futur. Au poète de poursuivre cette lutte dans l'avenir, de montrer qu'elle ne s'achève jamais, et que l'homme a toujours à souffrir, à connaître et à vaincre. |
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« On peut concevoir une Poésie qui, à l'égard de l'événement du temps, le touche d'une main très profonde, et puisse être lue, tantôt comme traduction directe des faits bouleversants, tantôt comme la méditation beaucoup plus éloignée de ce qui est à la racine ». Cette définition de la poésie pourrait s'appliquer à l'œuvre poétique de Jouve. Il n'est pas trop hasardeux de prétendre qu'une telle poésie constitue l'un des modes, et non le moins sûr, de la recherche anthropologique moderne, qui nous fait pénétrer le secret de l'évolution humaine, et de son ultime finalité. |
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Pierre Emmanuel
1945 |
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Pierre Jean Jouve à Pierre Emmanuel |
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Pierre Jean Jouve chez Pierre Emmanuel |
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Deux poèmes de Pierre Emmanuel extraits de Jour de Colère Collection "Fontaine" sous la direction de Max-Pol Fouchet Éditions Edmond Charlot Mars 1942 |
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Pierre Emmanuel |
Œuvres aux Éditions de l'Âge d'Homme
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Site de l'Âge d'Homme |
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Sur Pierre Emmanuel |
Bibliographie critique récente
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Colloque international Pierre Emmanuel, Sorbonne, 2004 Éditions de l'Âge d'Homme 2011 |
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Béatrice Bonhomme Une rencontre entre Pierre Jean Jouve et Pierre Emmanuel : Le Mythe féminin (extraits) |
[...] Dans Tombeau d’Orphée, le personnage de la femme envahit le paysage poétique. Il y a érotisation de l'écriture et l'univers que décrit l'auteur, la nature elle-même, prennent des dimensions érotiques : la pensée érotique devient mythe féminin, le corps étant envisagé comme nature, élément, pays vivant. La féminité est partout présente, éparse dans la nature, elle se fait « cosmogonie ». Le
paysage permet ainsi de faire revivre le personnage absent, et de
combler le manque qu'a laissé la mort. La femme ranime le paysage comme
la Dorothée ou l’Hélène de Jouve. Ce paysage est un être féminin, une
femme aimée qui ne peut être chantée qu'à travers les métaphores d'une
puissante nature terrestre : « Tant de mondes ont vu mourir
la bien-aimée/ tant de cieux ont servi à son corps de suaire/ tant de
monts furent modelés de sa mémoire/ tant de fontaines l’ont pleurée
depuis sa mort » (Tombeau d'Orphée, p. 102). Mais cette terre,
mais cette femme sont contemplées dans la perspective du souvenir dans
le temps révolu : « Morte qui es ma terre et ma mort, mon
remords » (id., p. 73). La scène se passe sous le ciel de
l'antériorité absolue. Il ne s'agit pas d'un paysage simplement présent
et constatable mais d'un paysage rendu à la présence par l'effort du
symbole :
C’est l’odeur de la femme son regard qui fait rage de tous ses vents dans les blessures c’est le rauque grondement des chevelures la femme détachée de l’écho qui prend feu l’odeur qui dans le cœur déplace ses montagnes (id., p. 105) [...]Où est l'être réel, la personne vivante, précieuse, qui a fait se lever l'élan vers la création artistique ? La femme est retournée à son néant, abolie au profit des essences. L'objet est toujours manquant, toujours perdu, puisque le sujet n'en a jamais fini avec le travail de la signification, avec le désir. Ainsi le poète évoque-t-il avec nostalgie : « la morte qui te baignait de ses bras tendres » ( id., p. 46), « la jeune morte toute en pleurs » (id., p. 47). L'exigence du désir veut recreuser toujours une distance infranchissable. Se crée bientôt le remplacement de la chair par la parole qui la désigne et l'anéantit : « Eurydice la trop absente trop présente/il la crie morte hors de lui sauvagement/et traînant son plaisir de cadavre en cadavre/il n’en finit jamais de la ressusciter » (id., p. 103). Toutes les figures féminines survenues disparues, aimées mortes, Jouve les chantait par et pour la mort. Nous retrouvons cette configuration imaginaire chez Pierre Emmanuel avec le poète dont le sang « bat au rythme atroce de la morte » (id., p.103), morte que l’écriture ne cesse de ressusciter . Tombeau d’Orphée c'est essentiellement cette créature aimée et perdue, réalité contradictoire, obsessionnelle, présente et absente, de chair et de songe, qui va, d'être aimée et d'être ainsi perdue, sauver la totalité de la création et le poète lui-même en sa création personnelle. La possibilité même du poème prend naissance sous l'action de la douleur, par la disparition de la figure aimée. La nostalgie déclenche le travail. C'est par la Mort que la femme atteint à l'écriture et au mythe : « Ô seins dressés que je meurtris ô toute morte/dans le plaisir ! Tu es l’aimée. Tu es l’aimée » (id., p. 54). Le travail poétique est donc avant tout travail sur la mort ou plutôt sur la morte ; la nature fondamentalement érotique et ambivalente de la femme impliquant en quelque sorte la mort : « Le dur triangle où la Mort est inscrite » (id., p. 58).
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Ouvrages récents sur Pierre Emmanuel |
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Pierre Emmanuel sur la Toile |
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Textes de Pierre Emmanuel reproduits avec l'autorisation de Catherine Carlier et Nathalie Pierre-Emmanuel Textes de Pierre Emmanuel © les ayants droit de Pierre Emmanuel Les responsables du Site Pierre Jean Jouve remercient Catherine Carlier pour son aide apportée à la documentation de cette page
Dernière mise à jour : 12 février 2011 |