Site Pierre Jean Jouve
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Yves-Marie Pasquet
Composer avec Pierre Jean Jouve, Martine Broda, Paul Celan (1976-1981)
Témoignage |
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d'accueil Hommages et
Créations |
J’ai étudié la partition de Wozzeck en 1966 avec le livre de Pierre Jean Jouve. |
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J’ai étudié la partition de Wozzeck
en 1966 avec le livre de
Pierre Jean Jouve et Michel Fano. Wozzeck
fut la porte d’entrée à toute l’œuvre du poète. J’ai tout de suite été
impressionné par tout ce qu’il avait mis à jour dans ses
analyses de Wozzeck et de Don Juan : les relations profondes et
intimes entre la musique et le
drame, entre la musique et le texte, les liens de connivence entre le
musicien
et le poète. Je retrouvais dans ses poèmes ce qu’il avait mis en
évidence dans
l’étude de ces musiques : cette relation de proximité complice entre ce qui se
dit et ce
qui se laisse entendre ou déchiffrer ! Je lis les poèmes de P.J. Jouve
comme une
polyphonie derrière une ligne en épaisseur, en profondeur
mouvante, avec ses harmonies riches en
couleurs contrastantes qui déploient un espace sensible. Ses poèmes me
disent
quelque chose de l’indicible et leurs vibrations intérieures me
dévoilent
l’intensité (autant charnelle que mystique) et la profondeur
dramatiques de ses
poèmes. La découverte de l’œuvre de Pierre Jean Jouve m’évita de me
complaire
dans le piège d’une musique mutique repliée sur elle-même, dans une
musique qui
veut faire taire jusqu’à sa propre voix ! |
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Bien sûr, la psychanalyse…Martine Broda était convaincue que
l’œuvre
ne pouvait en pâtir! Elle me cita Philippe
Roman. J’ai préféré rester au bord…
En ces années, il était difficile d’échapper à l’emprise de la
psychanalyse et
tout ce avait trait à l’étude de langue, à la
linguistique, aux « Leçons sur le son et le
sens » (Jakobson)
et aux débats entre les différentes approches analytiques! Ces
disciplines et
leurs débats laissèrent plus que des traces et jusque dans
l’élaboration de ma
pensée musicale, ma musique s’en est nourrit. Pendant un an, j’ai fait,
par
exemple, de petits exposés sur la musique pour Alain Didier Weill et un petit
groupe de lacaniens. Jacques Lacan
l’invita pour présenter dans un de ces
séminaires, son mémoire sur « la note bleue » : ce
trouble
intérieur qui ébranle tout l’être, à l’écoute d’une certaine
musique ! Après
avoir suivi ses cours à l’Université de Vincennes, j’ai composé en
1975, Sonnet,
à partir de l’étude qu’avait
faite Nicolas Ruwet sur un
poème de Labé, « O
beaus yeux bruns ». J’en étais arrivé à la conclusion que si
« l’inconscient est structuré comme un langage » (Lacan),
alors pour
moi, la musique est un langage structuré comme l’inconscient ! Et
c’est ce
que devait être la conclusion de Pierre Jean Jouve, comme on le devine,
dans
son approche analytique de la musique. |
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Puisque Pierre Jean Jouve fut mis en mouvement par la musique, je le fus à mon tour par son poème. |
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Le poème de Pierre Jean Jouve est si dense avec toutes ses résonances intérieures qu’il n’appelle pas vraiment la musique, il demeure solitaire, et s’il nous appelle, il impose la distance. Les travaux de P.J. Jouve sur les opéras nous invitent à considérer que la musique ne peut se surajouter au poème comme un paquet cadeau, mais qu’elle doit chercher à prolonger le dire poétique (comme a pu le faire, parfois, Robert Schumann), à prendre le relais de ce qui l’excède, et jusqu’à ce qu’elle-même sombre dans le silence… La musique devrait poursuivre l’acte créateur du poète, non pas seulement au niveau de ce qui se lit, mais au niveau de ce qui le soutient et le structure en profondeur ! La musique se constitue alors comme une forme particulière de l’émotion qui se dégage du poème. Et le poème de Pierre Jean Jouve se fait souvent déjà entendre comme une scène dramatique musicale ! Il s’agit donc pour le compositeur de se mettre avant tout à l’étude et à l’écoute de la musique qui sourd des profondeurs même du poème et de trouver les moyens propres pour traduire au mieux la forme de cette émotion. La musique peut rendre encore plus sensibles les relations entre le dedans et le dehors, en les intensifiant, et tout en repoussant plus loin dans la nuit, le mystère du poème. J’avais souhaité rencontrer Pierre Jean Jouve, mais Martine Broda m’avait prévenu que l’état de santé du poète ne le permettait pas. |
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Puisque Pierre Jean Jouve fut mis en
mouvement par la musique, je le
fus à mon tour par son poème. Ma musique reste pleinement musique, même
si elle
n’est pas que musique, elle renvoie, comme le poème de Pierre Jean
Jouve, à
l’Autre qui nous appelle ! |
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J’écrivis en 1979 un « Don
Juan mis en pièces » m’inspirant très directement de la
lecture
analytique de Pierre Jean Jouve ! La matière céleste qui forme le
matériau
de ses poèmes me troublait et m’attirait violemment… il y a du sacré
dans
l’œuvre de ce grand prêtre qui officiait à sa table de travail comme
entre le
ciel et la terre, entre les étreintes
des passions amoureuses et les purs élans mystiques de Jean de la Croix. Comme Baudelaire, il se tenait comme un
lotus enraciné dans la boue faite de chair et
de sang et la fleur aspirée tendue vers le soleil. La peinture de Courbet. Le
poème surgit et se déploie dans toutes les dimensions humaines.
Enraciné dans
le vécu, il se fraie un chemin par la langue vers l’indicible du désir,
toujours tendu vers…, il se fait chemin vers
ce qui excède non seulement la parole mais tout l’être qui
le reçoit,
ébloui, s’il consonne avec lui ! |
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J’ai rencontré Martine Broda après la lecture de son travail sur Hélène paru dans la revue de l’Herne |
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Enfin, en plus de l’émotion que suscite la lecture de ses poèmes, je partageais avec le poète sa haute considération et son respect absolu de sa vocation singulière, pour la rigueur inflexible dans ses choix esthétiques et éthiques comme dans son travail vécu comme un acte quasi liturgique. Je me représentais le poète en Commandeur et Don Juan réunis dans un même destin, pour accomplir le poème. Un mystique de l’art ? Pierre Jean Jouve m’apparaît de plus comme une figure prophétique pour notre temps et les temps à venir… La Beauté sera tout ce qui restera de Dieu quand le monde aura oublié Dieu, Sa présence vivante continuera toujours à rayonner! |
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La musique peut donner l’illusion de flirter
avec les anges dont certains
sont musiciens, mais pour P. J. Jouve qui reviendra dans son œuvre
plusieurs
fois sur la figure du compositeur Alban
Berg,
de son autre opéra Lulu
et de
son Concerto à la mémoire
d’un ange,
l’ange était une jeune femme ! Le poète reconnaissait dans la
musique d’Alban
Berg, des traits fraternels, des échos à sa propre voix ! Voix
multiples,
comme dans les œuvres de Berg, qui déploient
une large palette polyphonique et colorée du cri au
chanté-parlé. |
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Si toute rencontre authentique fait l’expérience de la vérité, elle ne laisse jamais indemne. Et les blessures ne se referment jamais ! Ce qu’il en fut pour moi avec l’univers poétique de Pierre Jean Jouve, il en saura ensuite de même avec celui Paul Celan, mais de manière encore plus éprouvante. |
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J’ai rencontré Martine Broda après la lecture de son travail sur Hélène paru dans la revue de l’Herne consacrée à Pierre Jean Jouve (1972). C’est elle qui m’introduisit alors plus avant dans l’univers poétique de P.J. Jouve, c’est elle ensuite qui me fit connaître l’œuvre de Paul Celan. |
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Mon approche première d’une œuvre est toujours le coup de foudre, comme la mise en vibration de deux cordes sympathiques, laissant l’autre me révéler à moi-même tout en se découvrant autre ! Aussi les travaux de Martine Broda m’ont été indispensables pour l’élaboration de mes œuvres, pour leur donner forme et sens. Suaire de sons (je n’insiste pas sur le titre) pour soprano et orchestre en 1977 a été est composé sur le poème Hélène. |
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Suaire de sons |
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En 1976, la mort de Pierre Jean Jouve avait
provoqué la composition
de Stèle à la mort pour
orchestre créée
par l’Orchestre National de Radio
France. Musique sans texte, mais non
pas musique pure ou abstraite. J’ai essayé de traduire l’univers
jouvien avec
de nombreuses vibrations colorées allant des graves et sombres vers les
médiums
et aigus lumineux et joyeux! Ma
musique veut « dire » autre chose qu’elle-même et à sa
manière. Dans
la plupart de mes œuvres, cette plage de silence signifie l’épuisement
et le
ressourcement en soi-même, il est encore musique… Et que dire des
silences de
Martine Broda, son-silence… était sa musique ! |
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Avant d’aborder l’œuvre de Paul Celan, j’ai clôturé mon travail sur Pierre Jean Jouve par la composition d’un tombeau musical à la mémoire du poète, « Les ondes les ondes remplissaient le cœur du désert » (1977) qui fut crée en 1978 par l’Ensemble Intercontemporain. L’absence du texte laissait encore entendre au cœur de l’œuvre un silence de mort menacé par les ondes du désir… Un petit groupe de solistes (sorte de concerto grosso) résiste aux ondes sonores des autres instruments de l’orchestre qui tentent de l’engloutir ! La musique se fait poème. La force créatrice du poète s’oppose toujours aux forces destructrices ! |
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Un grand silence tout aussi terrible creusa la forme au centre même d’Atemkristall
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Un grand silence
tout aussi terrible creusa la forme au centre même
d’Atemkristall (1981) composé sur des
poèmes de Paul Celan, pour traduire l’indicible de l’horreur qui
se confond
avec l’ininscriptible ! Cette musique traduisait l’insupportable
univers
concentrationnaire et inhumain des hommes. L’ordinateur m’offrait
« par
nature », les moyens de rendre sensible ce monde froid et glacé de
la mort
en marche que j’opposais à la vivante intensité de l’ensemble
instrumental et
surtout de la soprano soliste. Son chant parcourait tout l’espace
sonore de son
affirmation splendide du Kein
Sandkunst
mehr du début de l’œuvre,
jusqu’au superbe grave de « Lehm » dans « Niemand knetet uns wieder aus Erde und
Lehm », suivi
de divers lambeaux d’autres poèmes et
d’autres noms dont celui de Mandelstamm,
Mandelbaum… |
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Stehen im
Schatten Des Wundenmals in
der Luft « Tenir
debout dans l’ombre de la trace de la
blessure en l’air.» |
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Le poète, fût-il
compositeur, se tient dans les
stigmates. |
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Lors de la
deuxième partie de ce qui fut donné d’Atemkristall, la voix intensément vivante et charnelle de
la
soprano (Jane Manning) s’allie
et s’oppose au chœur des âmes errantes
synthétisées par ordinateur, voix « surnaturelles » qui
s’envolent
lentement au-dessus des camps de la mort, en se transformant en
pépiements d’un
oiseau solitaire, fragile, lointain,
haut dans le ciel… comme une étoile qui brille dans
la nuit ! Mais
« la nuit n’a nul besoin d’étoiles… ». |
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In der Luft, da bleibt deine Wurzel. « Là
est ta
racine, en l’air » |
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Atemkristall,
en faisant entendre cette confrontation entre la vie et la
mort, du souffle
et du cristal, fait entendre un univers douloureux, il fut sans doute
insoutenable pour la plupart des auditeurs! J’avais passé mon enfance
sous la
table pour écouter effaré les récits des rescapés du camp de la mort de
Ravensbrück où ma grand-mère avait disparu. Ma mère me fit apprendre
l’allemand !
… J’ai suivi pendant plusieurs années les cours de composition de Max Deutsch,
juif viennois, élève de Schönberg
et ami de Berg et Webern. Il souffrait
du dévoiement, du meurtre de la langue
de Goethe par Hitler ! Son analyse de Moïse
et Aron de Arnold Schönberg ne pouvait pas me laisser
indifférent ! C’est
aussi Max Deutsch qui me sensibilisa le premier aux dimensions
charnelle et
spirituelle de la langue et j’ai pu ainsi mieux pénétrer l’univers de
Paul Celan.
Sur les conseils de Martine Broda, j’avais rencontré également Jean Bollack. |
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Für-
niemand-und-nichts-Stehn Unerkannt,
für dich allein. Mit allem, was
darin Raum hat, auch ohne Sprache. |
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Octobre 2013 |
Yves-Marie
Pasquet |
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Œuvres citées |
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1976 |
Stèle à la mort, pour orchestre, Éd. Transatlantiques (il existe un enregistrement de Radio-France) | |
1977 |
Hélène
Que
tu es belle maintenant que tu n'es plus La poussière de la mort t'a déshabillée même
de
l'âme Que tu es convoitée depuis que nous avons
disparu Les ondes les ondes remplissent le cœur du
désert La plus pâle des femmes Il fait beau sur les crêtes d'eau de cette
terre Du paysage mort de faim Qui borde la ville d'hier les malentendus Il fait beau sur les cirques verts inattendus Transformés en églises Il fait beau sur le plateau désastreux nu et
retourné Parce que tu es si morte Répandant des soleils par les traces de tes
yeux Et les ombres des grands arbres enracinés Dans ta terrible
Chevelure celle qui me faisait délirer
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1977 |
Les Ondes, les ondes emplissent le cœur du désert, pour orchestre, commande de l'EIC, Éd. Transatlantiques. (Il existe un enregistrement à la Radio) |
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1981 |
Atemkristall, un extrait seul (la 3èmeLettre)
fut créé à l’Ircam. (Œuvre enregistrée à l’Ircam) |
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L’œuvre complète
comprend 7 parties : 1.
Prologue
3'40" (Music only) 2.
Commentaire
5' (Music only) 3. 1st letter "Ich Kenne
Dich"
1'50" (Text und
music) Suhrkamp verlag 4.
2nd letter
"Stehen"
6'40" (Text und music) Suhrkamp
verlag 5. 3rd letter "Keine Sankunst
Mehr" 17'20" (Text und
music) Suhrkamp verlag 6. 4th letter
"Harnschtrimen"
11' (Text und
music) Suhrkamp verlag 7. 5th letter
"Huediblu"
5'30" (Text und
music) Fischer verlag |
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Texte de la 3ème Lettre (Atemwende) |
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KEINE SANDKUNST
MEHR, Kein Sandkunst mehr, kein
Sanbuch,
keine Meister Nichts
erwürfelt. Wieviel Stumme ? Siebenzehn. Deine Frage- deine Antwort. Dein Gesang, was Weiss er ? Tiefimsschnee, Iefimnee,I - i – e. I – i - e. |
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Liens |
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que pour les
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Jean Jouve Sous la responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert Dernière mise à jour : 8 novembre 2013 |