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Lectures de
Pierre Jean Jouve
Jeunes
Chercheurs
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Dorota Nowak
2010
Paulina 1880 de Pierre
Jean Jouve :
Écriture et photographie
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Modernité et tradition
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« Le
potentiel de la nouveauté, dit Moholy-Nagy, est souvent recouvert
par les formes, les instruments ou les catégories anciennes, que
l’apparition du nouveau rend déjà caduques, mais qui, sous sa
pression même, produisent une dernière floraison euphorique »
[Benjamin, p. 7].
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Nous
prendrons cette constatation comme point de départ pour quelques
réflexions sur l’écriture analysée dans la perspective de l'art
photographique, afin de voir comment la technique littéraire
exploite la technique photographique, invention toujours en voie de
développement à l’époque de la publication de Paulina
1880. Les remarques qui suivent visent
à mettre en lumière la façon dont cette nouvelle technique a pu
modifier et enrichir les formes de l’écriture. Elles visent aussi
à montrer de quelle manière on peut saisir le réel et établir le
rapport entre le réel et le texte. Pierre Jean Jouve voit en la
photographie une source d’inspiration qui se manifeste par la
recherche de l’immédiateté ou par la construction d'images
directes et simultanées.
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Grâce
à la photographie, qui change la perception du monde, tout
l’imaginaire littéraire se voit modifié, même si le recours à
la nouveauté n’exlut en aucune manière la mise en œuvre des
techniques traditionnelles. Les deux peuvent coexister, comme on le
voit chez Pierre Jean Jouve. De nouvelles techniques romanesques se
manifestent surtout dans la forme. Le contenu reste traditionnel. Paulina 1880
illustre bien cette dichotomie : forme (modernité) / contenu
(tradition). Tous les éléments de la technique romanesque
utilisés — la composition,
la narration,
l’écriture, l’esthétique de la rupture et les blancs —
attestent la présence de la modernité.
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Dès
l’abord, il faut signaler que la modernité jouvienne est fondée
sur un principe majeur, celui de la rupture. Jouve, poète et
romancier, mais aussi homme, porte en lui une sorte de dualité. Sa
vie et ses œuvres ne sont jamais univoques. L’écriture de Paulina
1880, fondée sur cette dualité,
prouve une certaine dialectique entre la modernité jouvienne et la
photographie.
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Composition
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La composition du roman est bien
équilibrée, avec ses parties et
chapitres. Les quatre parties (sans début ni fin) comprennent des
passages plus ou moins longs. Les chapitres, en revanche, ont une
longueur variée, souvent d’une ou deux pages. Le texte est rompu à
plusieurs reprises comme d’ailleurs la vie littéraire et
personnelle de l’écrivain :
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« Dans
cette œuvre, l’écrivain s’essaie à l’art de la narration
romanesque sans se conformer aux canons traditionnels du genre,
puisqu’il présente non un récit développé de manière continue
mais un ensemble des flashes sur des périodes particulières de la
vie de l’héroïne » [Watthee-Delmotte, p. 40].
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Jouve
opte pour des mises en lumière ponctuelles et brèves qui, dans leur
ensemble, constituent un paysage romanesque complet, même si chaque
élément se présente comme autonome. Cette technique ressemble au
mécanisme de l’appareil photographique. Elle est éphémère,
découpée et instantanée. Une unité ne suffit pas pour construire
toute une histoire. Il faut tout un ensemble d’unités, qui peuvent
être qualifiées de flashes de lumière, et qui structurent le
roman. Les ruptures dans la narration sont opérées selon deux
principes majeurs : lacunes spatio-temporelles et lacunes dans
la mise en page typographique. Le chapitre dix (deux pages) commence
ainsi :
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« Paulina
touchait à sa quinzième année quand sa mère entra dans la chambre
dont elle ne devait plus sortir jusqu’à l’heure de sa mort »
[Jouve, p. 31].
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Le
chapitre suivant s’ouvre, lui, sur le monologue intérieur de
Paulina devant le miroir, avant le bal de son dix-neuvième
anniversaire :
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« Les
Lanciani donnent leur bal parce que j’ai dix-neuf ans » [Jouve,
p. 35].
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Le
lecteur est alors confronté à une ellipse de quatre ans. Dans le
chapitre neuf, le lecteur découvre « l’extraordinaire
passion » de Paulina et son penchant pour le sacré, les
martyrs et la souffrance. Le chapitre se termine par sa confession
dans l’église Sainte-Marie-des-Grâces, auprès de son confesseur,
le Père Bubbo. La scène de la confession est coupée au milieu et
le lecteur passe tout de suite à la maison de Paulina, dans la
chambre de sa mère qui va bientôt mourir. Ces lacunes dans le
contenu sont accompagnées et complétées par des blancs si nombreux
qu’on peut considérer le roman comme une pratique d'écriture
blanc sur noir.
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Écriture, le jeu avec le lecteur
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La manière dont l’auteur écrit et
construit la
narration ressemble parfois à celle d'un film. Comme
l’image cinématographique est plate, il n’est pas possible de la
montrer en profondeur. La profondeur des images et leur mise en
relief s’effectuent au niveau de l’espace. La spatialité est un
facteur très important, elle sert d’un point de repère. Le
changement d’un espace contre un autre signale l’écoulement du
temps et c’est grâce à l’espace que le spectateur peut le
constater. Dans un film, il n’y a pas de descriptions
traditionnelles mais un mouvement panoramique et global de la caméra.
Ces moments constituent habituellement des pauses, des moments
statiques qui créent des intervalles entre diverses scènes. Dès
qu’un personnage apparaît ou dès qu’il se passe quelque chose,
l’angle de vue se restreint.
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Le même procédé est appliqué dans Paulina
1880. Dans la
première partie, « Chambre bleue »,
qui contient deux chapitres très brefs, le passage (la rupture)
entre ceux-ci se fait selon le principe des deux plans. Le premier,
général et panoramique, donne un aperçu global de la pièce
entière et le second est un plan fixe, concentré sur l’objet, sur « une
table à l’écart de la lumière » [Jouve, p. 12].
Nous avons l’impression de voir deux cadres plus ou moins
autonomes. Le monde jouvien est mesurable parce qu’il est réduit à
une maison ou à une pièce. Parfois il fait penser au théâtre qui
est comme
une forme passagère entre
l’écrit et le vu.
Le texte de la pièce demande un complément visuel qui facilite la
compréhension. L’espace n’est ni vague ni lointain car la prise
de vue de l’objectif et l’angle de vue des yeux sont limités.
Dans l'espace si « condensé » et restreint qu’est la
chambre bleue de Paulina, aucun détail n’échappe à notre champ
de vision :
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« La
CHAMBRE bleue a sept
mètres de long, six mètres de large et près de cinq mètres de
haut. Elle prend jour au moyen d’une fenêtre étroite emprisonnée
par un grillage. Elle rend tout d’abord une sonorité bleu sombre
qui provient de ses murs. La pierre est couverte de dessins réguliers
dont le motif est un feuillage gros bleu peint sur un fond de couleur
de ciel. Le plâtre est également orné. On y a représenté un
énorme rideau jaune d’or. D’un côté ce rideau fictif retombe,
par une habile illusion d’optique, plongeant on dirait dans la
chambre même. À l’opposé il se déchire avec fracas pour laisser
voir le ciel étoilé et une balustrade qui donne le vertige, sur
laquelle un ange grassouillet est assis en souriant. [ …]. La
chambre occupe l’angle midi-est de la villa antica établie au
milieu de la terrasse mélancolique et gaie et spirituelle et enfin
admirable sur la colline d’Arcetri […]…
Pourtant cet objet sur
une table à l’écart de la lumière, était-ce une variété de
méduse géante ou un simple globe de verre sur une chose
indéfinissable ? » [Jouve, p. 9-12].
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La description jouvienne est une image conservée dans son
immobilité. Trente ans plus tard, Alain Robbe-Grillet construit des
descriptions qui ont la même atmosphère :
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« Maintenant
l’ombre du
pilier – le pilier qui soutient l’angle sud-ouest du toit –
divise en deux parties égales l’angle correspondant de la
terrasse. Cette terrasse est une large galerie couverte, entourant la
maison sur trois de ses côtés. Comme sa longueur est la même dans
la portion médiane et dans les branches latérales, le trait d’ombre
projeté par le pilier arrive exactement au coin de la maison ;
mais il s’arrête là, car seules les dalles de la terrasse sont
atteintes par le soleil, qui se trouve encore trop haut dans le
ciel » [Robbe-Grillet, p. 9].
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Ces
introductions possèdent un double caractère : elles font
penser au mouvement de l’appareil photographique ou de la caméra
qui glisse en montrant lentement un espace encadré. Mais ce même
appareil permet aussi des zooms, de brefs accents pointillistes qui
font sortir des détails saillants. Une telle narration fait penser
au Nouveau Roman à propos duquel on évoque une narration
cinématographique. Lors de la lecture, nous trouvons des
descriptions qui peuvent être comparées aux cadres photographiques.
L’arrêt du temps dans la narration résulte d’une dimension
atemporelle permettant d’immobiliser une image, comme le fait
l’appareil.
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Lecture – spectacle
Lecteur – spectateur
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Les images romanesques de Jouve sont très détaillées du point de vue
visuel. Toutes les couleurs, matières et formes sont décrites avec
une extrême précision. L’œil humain n’a pas de capacité
d’englober ni de distinguer toutes les couleurs, toutes les
nuances, tous les détails. En revanche, rien de plus facile pour
l’appareil photographique qui voit l’espace tel qu'il est, et
rend compte de tout ce qui se trouve devant l’objectif. |
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Jouve
ne renonce pas à l’esthétique de la rupture et, à partir de
1925, elle devient son idée fixe. Les chapitres de ses romans sont
composés de dits et de non-dits. Chaque chapitre est comme un
regard singulier ou comme une lueur éclairant uniquement un aspect,
un fragment de l’histoire après lequel un autre vient, qui n'est
pas forcément lié logiquement au précédent. L’écrivain procède
par des blancs, éléments très importants dans la disposition
typographique. Il suffit de lire le chapitre soixante-cinq composé
d’une seule phrase au milieu de la page :
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« Je
suis la déchue heureuse » [Jouve, p. 150].
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Ou un autre
chapitre : |
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« Pas
un mot de plus.
L’ami du père de Mademoiselle fut logé dans une
chambre du premier étage.
Ils se reprirent le troisième soir » [Jouve,
p. 223].
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Ces
ruptures n’empêchent pas la compréhension du roman et ne le
divisent pas d’une façon chaotique. Chaque mot est à sa place. De
plus, ces éclats singuliers forment une sorte de réseau spécifique
qui n’est ni chronologique ni logique. Paradoxalement, cette
esthétique de rupture, réalisée d’une façon conséquente
jusqu’à la fin, se fabrique une logique interne, encadrée
précisément par « Chambre
bleue » (la première partie)
et « Au
soleil » (la dernière
partie). Malgré les monologues intérieurs qui apparaissent à
plusieurs reprises, le lecteur est loin de posséder un savoir
satisfaisant sur la psyché des personnages et les motivations de
leurs actions. Le lecteur est mis en situation de spectateur car
aucun narrateur omniscient ne lui raconte ce qui n’est pas visible.
Le lecteur est obligé de deviner. Au moment où Michele arrive près
de la porte, par exemple, le lecteur, tout comme le personnage,
n’entend que du bruit, voit la trace de la lumière mais ne sait
pas qui se trouve derrière. Une présence féminine attend son amant
dans le noir. Mais le lecteur la voit seulement lorsque Michele ouvre
la porte.
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Le regard est ainsi chez Pierre
Jean Jouve une
instance très puissante, un facteur permettant la connaissance. Dans
ce regard que Jouve impose au lecteur il y a quelque chose d’indécent
car le lecteur est non seulement spectateur mais aussi voyeur. La
tendance au voyeurisme n’est pas une invention moderne mais la
photographie la favorise et la répand. Le personnage prototypique du
voyeur photographe, le paparazzo,
apparaît pour la première fois au début des années soixante dans La Dolce Vita
de Federico Fellini.
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Ce texte © Dorota Nowak
Dernière mise à jour : le 11 août 2010
Première mise en ligne : le 10
août 2010
Texte reçu le 13 juillet 2010
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