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Lectures de
Pierre Jean Jouve

Jeunes Chercheurs


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Titaua Porcher

2009 

L’être jouvien, l’espace et le sens

« Elle rayonnait. Elle se dressait
 immense comme le noyau du monde,
 la Matrice »

 (Blaise Cendrars, « Paysage charnel »).
 

  L’œuvre romanesque de Pierre Jean Jouve, dont la critique a montré le caractère novateur à divers égards, se révèle particulièrement éclairante sur une question qui continue d’alimenter les réflexions philosophique et littéraire : celle de la  visibilité. Le visible est en effet pour Jouve le lieu privilégié du dévoilement du sens et en même temps d’un au-delà de ce sens. Or, cette question apparaît comme le noyau central de la pensée de M. Merleau-Ponty qui considère le phénomène de visibilité comme apte à révéler simultanément et de façon interactive l’en-soi et le monde puisque le visible ne se réalise qu’à travers l’homme qui le perçoit. Selon le philosophe, à l’inverse, la nature n’est pas « matière », elle est « l’autre côté de l’homme », c’est-à-dire qu’elle est, elle aussi, « chair ». Il écrit dans L’Œil et l’Esprit (p. 19):


« Mais, puisqu’il (l’homme) voit et se meut, il tient les choses en cercle autour de soi, elles sont une annexe ou un prolongement de lui-même, elles sont incrustées dans sa chair, elles font partie de sa définition pleine et le monde est fait de l’étoffe même du corps ».


Chez Pierre-Jean Jouve, de la même façon, le corps apparaît comme le « lieu » du rapport au monde, le centre de la rencontre avec l’univers face auquel l’homme renouvelle son étonnement. Aussi l’espace et l’être se fondent-ils en une unité subtile à saisir dans le corps du texte jouvien.

          Nous nous intéresserons ici à cette imbrication du corps et du lieu que nous exploitons comme éclairage essentiel à un questionnement sur le sens. Nous  verrons comment dans le roman jouvien l’être apparaît comme source d’espace puis nous verrons que les êtres eux-mêmes se définissent selon une modalité topographique tandis que les lieux subissent une contamination des êtres qui les hantent, puis nous intéresserons à certains espaces spécifiques, entités hybrides à mi-chemin entre l’espace et le corps.


L’être comme source d’espace

L’être comme source d’espace
          Chez P.J. Jouve, le monde n'est révélé qu'en tant qu'il est perçu : il s'épanouit ou se rétracte au rythme d'un clignement d’yeux. Le personnage principal du roman Le Monde désert, Jacques de Todi, qui observe le paysage de sa chambre, voit l'Alpe dans sa fenêtre disparaître avec ses ombres du soir, puis redevenir vraie. « Je suis la source absolue », écrit M. Merleau-Ponty, pour lequel la réalité de monde n'est assurée que dans la mesure où elle trouve un écho dans l'espace intérieur de l'entité qui la perçoit. I1 écrit dans L'Œil et l'Esprit (p.47) :

« L'espace est en soi, ou plutôt il est l'en soi par excellence, sa définition est d'être en soi. Chaque point de l'espace est et est pensé là où il est, l'un ici, l'autre là, l’espace est l'évidence du où ».

De même pour notre auteur, il s'agit de traduire un ressenti de ce monde. L'espace apparaît à la conscience qui le perçoit comme une matière aux reflets changeants, aux formes modelables selon l'oeil qui en sculpte les contours, dans la mesure où « orientation, polarité, enveloppement sont en lui des phénomènes dérivés, liés à ma présence ». Dans la Phénoménologie de la perception (p.489), M. Merleau-Ponty, dont le but est de « relier la perspective idéaliste, selon laquelle rien n’est que comme objet pour la conscience, et la perspective réaliste, selon laquelle les consciences sont insérées dans le tissu du monde objectif »,  souligne la dépendance mutuelle du monde et de la conscience : d’un côté, le monde n’est qu’en tant qu’il apparaît à la conscience ou est vécu par elle, et, de l’autre, la conscience n’a de vie, de perception ou de pensée que dans l’horizon du monde. Le corps, réceptacle des mécanismes qui sous-tendent toute opération perceptive, devient ainsi « un autre sujet au-dessous du moi, pour qui le monde existe avant que je sois là et qui y marquait ma place » (ibid p.294). Ce n’est donc pas le sujet épistémologique qui effectue la synthèse des sensations, c’est le corps, qui est le lieu où se font les opérations qui sous-tendent la vision mais échappent à la réflexion. Dans « La Fiancée », l’une des Histoires sanglantes, Joseph, bouleversé par la vision de sa fiancée dansant avec le Tambour-Major, se glisse dans la maison de Marie où il espère, en même temps qu'il le redoute, la trouver. Bien qu’il soit venu « plus de cent fois » chez elle, il ne reconnaît pas les lieux à la place desquels il « eut devant les yeux quelque chose d’épais et d’obscur » (p.832-833). La perception de la res extensa a été modifiée par l’état émotionnel dans lequel le sujet se trouve.  De façon plus frappante encore, ce phénomène se produit pour Catherine Crachat au moment où elle commence à consulter le docteur Leuven. Les ondes de choc intérieures provoquées par sa première séance psychanalytique induisent une distorsion dans sa perception du réel. Même son univers le plus familier, celui de son appartement lui semble avoir subi une transformation :

« Catherine le cœur serré reconnaissait mal l’endroit, son endroit. Tout avait été remplacé sur les murs, les meubles avaient été déformés. Sûrement l’on avait refait la tapisserie en son absence » ( Vagadu, p.611).

Il est changé parce que sa configuration, ses contours, ses formes semblent différents, mais surtout parce que l’impact émotionnel qu’il a sur elle et sa portée sémiotique sont autres :

« Le cabinet n’était pas seulement en désordre, par l ’effet d’objets qui traînent, comme il arrive lorsqu’il y a des bas à terre et une éponge sur le piano ! La signification du cabinet était changée. (…) L’effet était autre » (ibid.).

C’est sans doute dans ce sens qu’il faut comprendre le geste décisif de Jacques de Todi, qui veut se supprimer comme cause de tout ce qu’il voit et parce qu’il est la source et le réflecteur du monde de douleur qu’il a sous les yeux.


Couleurs et portée sémiotique
Couleurs et portée sémiotique
Les couleurs subissent elles aussi certaines variations plus ou moins importantes selon les états émotionnels de l’être qui perçoit et du sens qu’il lui attribue ou qu’elle lui rend, au sens où la chambre de Paulina rend une sonorité bleue. Aussi les couleurs sont-elles interchangeables, du moment que leur « rendu » est signifiant. Dans Le Monde désert, la vallée est « d'un gris d'acier ou d'un bleu trop fort ». Le lecteur pourra faire son choix entre les deux couleurs  du moment que le sens de la couleur choisie reste le même et que le contraste avec les « immenses tâches roses » est conservé. De nombreuses études ont pris pour objet les couleurs dans la littérature jouvienne, révélant ainsi la place particulière qu’elles occupent chez le romancier-poète. Toutes ces études révèlent qu’elles sont elles aussi un appel au décodage herméneutique et que leur portée symbolique participe au mystère à l’œuvre dans le roman. Les couleurs apparaissent comme des traductions des mouvements psychiques, des modes d’expression de l’émotivité des êtres et mettent à jour la profonde symbiose entre la nature et les mystères de l’inconscient. Au-delà de leur portée symbolique, considérons-les avec Kandinsky, non pas comme un revêtement externe, mais comme une manière d’apparaître de la chose, ou comme le dit M. Merleau-Ponty, une « chair du monde » qui dépasse le langage :

« Chaque teinte, sans doute, finira un jour par trouver aussi à s’exprimer dans le mot matériel qui lui convient. Mais jamais le mot n’arrivera à l’épuiser tout entière. Toujours quelque chose lui échappera. Les mots ne sont et ne peuvent être autre chose que des allusions aux couleurs, des signes visibles et tout extérieurs » (Kandinsky, p.137).

De fait, la couleur dépasse le monde visible des objets pour atteindre ce que Jean-Jacques Wunenburger nomme une « phénoménalité spermatique », véritable matrice de la perception de tous les objets :

« La couleur est même ce qui constitue la profondeur, parce qu’elle confère à l’objet fini, déterminé, pris dans la forme, une ouverture sur l’infini, l’indéterminé, l’informe, qui fonde l’effet de présence même » (Wunenburger, p.45).

L’auteur reprend l’expression de Max Loreau qui parle de « sensation colorante » lorsqu’il évoque « l’événement où se produisent, d’un seul et même mouvement, la sensation et la couleur ; l’avènement dans lequel, surgissant l’une et l’autre ensemble, elles se séparent et viennent au jour du profond de leur attachement » (Wunenburger, p.45).

Ne s’agit-il pas ici de la « sonorité bleue » rendue par la chambre de Paulina, hypallage fondant en une résonance unique la sensation et la couleur ?  La couleur n’y est plus ici une modalité de la visibilité, une « signalétique superficielle », mais une invitation à déchiffrer ce qui dépasse la donnée visuelle. Aussi a-t-elle partie liée avec la « surréalité suprasensible » évoquée encore par Jean-Jacques Wunenburger :

 « (…) la couleur surgie des profondeurs peut nous donner à sentir une sorte de surréalité suprasensible, comme si la coloration émanait cette fois de quelque niveau de réalité inaccessible aux sens. La perception de faits colorés nous fait alors insensiblement pénétrer dans une sphère spirituelle qui dépasse en ampleur, en amplitude, le seul donné sensoriel. Ma conscience n’est pas seulement en relation  avec ce qui apparaît ici et maintenant. La charge de sens de la couleur opère un précipité psychique, qui m’élève au-dessus de l’empirique, qui me charge de pensées, certes évanescentes, nomades, mais qui ne sont pas induites par la seule matérialité physique. La couleur a donc bien un effet méta-physique, en ce qu’elle libère en moi une dimension supra-spatiale et m’ouvre sur un horizon phénoménal supra-sensible » (Wunenburger, p.46).

Cette « charge de sens » portée par la couleur permet également de comprendre le « vert violet le gris jaune et le blanc tout rouge » d’Ode. La portée sémiotique surpasse la matérialité de la couleur dont la représentation est bouleversée par l’effet produit. Cet effet méta-physique est notamment porté par la couleur bleue, omniprésente couleur spirituelle du roman jouvien ouvrant le champ aux projections de l’imaginaire. « Plus le bleu est profond, nous dit Kandinsky, plus il attire l’homme vers l’infini et éveille en lui la nostalgie du Pur et de l’ultime suprasensible ». (Kandinsky, p.149)

La sensation liée à la couleur nous permettrait alors de nous détacher des limites du monde objectif et de saisir les médiations suprasensibles de l’Absolu :

« Bref, les couleurs ‘imaginales’ nous font prendre conscience que notre réalité physique n’est qu’une partie du tout du réel, qu’elle n’est qu’une réverbération d’un autre monde, plus vrai, plus inaccessible à nos sens corporels, où le réel, libéré de sa matérialité, est plus proche de son origine, et donc de l’inconditionné primordial » ( Wunenburger, p.47).

D’où sans doute l’impression de faux rendue par certains paysages qui prennent l’apparence d’un tableau :

« C'était un paysage peint, un tableau véritable, à midi, que ces clôtures de pierres grises, le vert émaillé de fleurs, et les neiges étincelantes au fond » (An. Pr., p.963).

La surréalité du paysage représenté le définit comme représentation. Il est là pour « signifier » la chose représentée. De même, au pays de « La Fiancée », comme au pays d’Alice, toutes les choses sont « grandes et très colorées ». .La simplification du trait pictural, l'explosion des couleurs tranchées, parfois criardes rappellent la peinture expressionniste où le ressenti prime sur l'exactitude du trait et où la représentation est subordonnée à l'univers mental et à la vision intérieure. Le paysage, simplifié à l'extrême, n'apparaît plus que comme une image d'Epinal où, « sur le vert des forêts on avait peint le gris d'un village ancien ». L'emploi de l'article défini déterminant la couleur grise typifie le paysage représenté, qui devient un cliché aux couleurs familières. En dépassant la dichotomie cartésienne entre la res extensa et la res cognitans, le roman jouvien se situe au point d’intersection de l’être et de l’univers. Là, ils forment une unité indivise en accord avec les rythmes cosmiques qui sont aussi ceux de l'inconscient. Âme et univers sont tissés dans la même matière obscure et ténébreuse. L’auteur écrit dans son « journal sans date » :

« Univers : l'extérieur comme l'intérieur, la pensée comme la rêverie et tout l'instinct, hier et demain, ce qui est défini et ce qui ne saurait être défini » (E.M. p.1055).


Le personnage-paysage
Le personnage-paysage
           Aussi les êtres sont-ils désignés à leur tour comme des espaces : Le comte Cantarini est appelé « homme-donjon » et le petit Charles Stoebli, frais comme une « source dans un vallon de mousse », a « la bonté de la terre ». I1 est fait de la même matière que l'Alpe au-dessus de la forêt. L'être se trouve pris dans le tissu de l'espace avec lequel il fait corps. Les hypallages décrivant le val de la Bondasca aux « formes fraîches et rêveuses » contribuent à nourrir cette perméabilité entre les êtres et le paysage italien. La femme-pays, entité typiquement baudelairienne, superpose les courbes sinueuses de son corps aux méandres de la géographie. Dorothée et bien sûr Hélène, « belle et profonde comme un vallon », sont à elles seules des pays. Leur corps se décline selon  les contours de la terre à laquelle elles appartiennent et qui apparaît comme un  prolongement de leur espace corporel : les collines d’Hébron et leurs sinuosités dessinent les bras, les seins, le mont de Vénus et les pieds de Dorothée à travers le déploiement poétique d’images anthropomorphes:

« A droite et à gauche de Dorothée se trouvaient les collines de l’Hébron, parfumées et sans végétation aucune, qui semblaient défier le soleil, dans la pureté de leur forme ; tant elles éclairaient, par leur masse polie et nacrée, que terminait une double cime rose et granuleuse, plus vulnérable peut-être ou que les granulations rendaient honteuse d’une douce honte. Plus loin les plaines avec leurs soubresauts naturels, plus loin les terres que l’on atteint que rarement, une éminence très duveteuse, puis les lieux importants comme les temples des Indes chaudes entourés de miasmes mortels. Et à l’horizon les doigts de ses pieds, galets découverts par la mer, sur un rivage de soie ». (Histoires, p.904)

De la même façon, le corps d’Hélène est fait de la même matière que la terre de Sogno qu’elle hante :

« Après quelques temps d’hésitation la forme parut se dégager de la matière du paysage et l’habiter » (An. Pr. p.964).

 Son « haut-lieu », comme celui de toutes les femmes de la littérature jouvienne, c’est son sexe, condensé de mystère en même temps que mode de connaissance. Ce sexe se définit, lui aussi, selon une modalité spatiale intéressante: il est le « fond » de l’être. Dans « La Fiancée », Joseph, qui ne connaît pas les « endroits » de Marie, finit par entrevoir dans une vision fugitive et cauchemardesque que son « fond » est frisé. Le fond, c’est à la fois ce qui est situé dans l’espace le plus reculé, le moins accessible, et en même temps ce qui se cache derrière les êtres, leur vérité telle qu’elle n’apparaît pas extérieurement, et que l’on qualifie de « bon » ou de « mauvais ». Les expériences sexuelles antérieures de Joseph, qui s'écrivent comme une marche « dans le poil noir des filles », lui découvrent la terre de la femme, qui est la terre du péché. La chevelure, magnétique doublet du sexe d’Hélène, «symbole de la puissance d’Eros » qui redouble sa portée symbolique en présentant en son cœur un organe aux tons violacés, « quelque chose de très rouge », exerce un charme magique « vers des jouissances de l’âme, ou du corps, jamais soupçonnées » (An. Pr., p. 979), tel que l’approcher signifie pour Léonide accéder à un espace sacré infini :

« Le lieu de la Chevelure était bien plus vaste que le pays de ces montagnes » (An. Pr. p.974).

Y pénétrer s’apparente à une incursion dans la densité odorante d’une forêt :

« (…) j’entrais dans les cheveux. Par la phrase, j’étouffais sous les odeurs, les parfums âcres, naturels, sexuels, les émanations, les senteurs, comme d’un animal. Je me voyais partout entouré de ces poils immenses et ténébreux qui étaient chez elle plus immenses, plus ténébreux que sur aucun autre corps de femme, et qui avec des volutes, des nœuds, sous les épingles de fer, trahissaient la force de son secret et de son être ». (An. Pr. p.975).

 Puis le choc du baiser de la chevelure donne à Léonide la sensation d’une chute :

« Il me sembla que je tombais (…)»  (An. Pr. p. 991).

 De fait, ce lieu bien plus vaste que le pays d'Hélène, permet d’accéder à une dimension spatiale supérieure : c'est un « monde au-dessus du monde ». On reconnaîtra ici encore l’influence de Baudelaire et de son poème « La Chevelure », dans lequel on trouve déjà l’idée d’un univers contenu dans la chevelure de la femme aimée, idée relayée par le poème en prose « Un hémisphère dans une Chevelure ».  Le poète écrit :

« Je plongerai ma tête amoureuse d’ivresse
Dans ce noir océan où l’autre est enfermé » (Baudelaire, p.26).

 On y trouve également la charge érotique étroitement liée à l’expérience mystique, révélatrice de l’altérité fondamentale de la femme.

Érotisation du paysage 

Érotisation du paysageEn retour, le paysage subit les fluctuations des pulsions érotiques des personnages. Il semble que le désir que ressent Léonide pour Hélène, s’étende à la « terre d’Hélène ». Des effluves de chair s'échappent des fentes des maisons ; le « désir » et le « don » s’étendent aux montagnes elles-mêmes qui « s’empourprent » (M.D. p. 274) et c'est l'univers tout entier qui se trouve en état d'érection dans le pays d'Hélène dont les crêtes montagneuses aux « poitrines d'argent » laissent apparaître la reine des lieux… « entre deux mamelons d’herbe ». La vision de l’herbe « pressée comme une toison, comme une chevelure », se tordant « avec douceur contre la pierre » (An. Pr. p.962) prend, elle aussi, une dimension érotique. Cet état généralisé d'érection conduit à l'instant paroxystique d’une illumination orgasmique ayant pour objet la chevelure:

« Je constatai alors mon propre état érotique. Enfin, la beauté, l’harmonie, l’érection du monde se terminèrent dans une illumination, qui me montra comme cause de tout cela, rayonnante ainsi que l’auréole d’un saint, à travers le vent et la chaleur, d’une substance ou argentée ou noire ou violette : la Chevelure » (An. Pr. p. 966).

Le templum
Le templumCertains lieux entretiennent avec les êtres qui les hantent ou qu'ils hantent des liens obscurs, secrets, magiques. lls ne s'assimilent pas à une réalité extérieure préexistante et arbitraire, mais se définissent comme un attribut du personnage lui-même, un prolongement de son être dans l'espace. Ces lieux, nous les nommerons d’après l'expression de Jean-Yves Tadié dans Le Récit poétique, leur terre d'élection ou templum :

« Étudier les décors de ce type de récit (…), c’est montrer comment la récurrence des mêmes décors privilégiés, arrachés à la masse amorphe du lexique et du monde, exprime un sens caché. (…) le récit poétique, qui (au contraire des romans réalistes pour lesquels tous les lieux se valent parce que l’idéal est d’en entreprendre l’inventaire) affirme l’excellence de certains endroits, rêve de certains ici, ou là-bas, qui enferment la plénitude de l’être et de l’existence (…) Le lieu pris dans la –ou les- pages de description a un nom, un sens premier qui, et c’est là le propre du récit poétique, prend une signification seconde : c’est-à-dire que le signe devient symbole » (Tadié p.56-57).

Dans le roman jouvien, une relation intime, secrète, nécessaire se noue entre les forces inconscientes de certains personnages et la configuration spatiale de leur terre de prédilection, les faisant apparaître comme deux manifestations d'une même entité. On peut ainsi dire que dans Paulina 1880, Paulina est autant l'âme de la « chambre bleue » que la « chambre bleue » l'âme de Paulina: l'atmosphère intime, le mobilier silencieusement animé, les jeux d'ombre et de lumière, l'antagonisme des couleurs, tout nous parle de Paulina dans ce haut lieu qui s'impose comme une représentation métonymique et métaphorique du personnage. En retour, il semble bien que, le lieu apparaissant avant le déroulement de l'histoire, ce soit l'histoire de cette chambre que le personnage s'apprête à mettre en scène sous nos yeux. Ce lien viscéral est suggéré par le texte en même temps qu'il nous est imposé comme une évidence par le guide qui prend en charge la description de la chambre bleue au début de l'oeuvre:

 « On voyait l'Ombre, on comprenait comme elle était nécessaire dans la chambre bleue qu’elle n’avait pas quittée depuis une certaine heure solennelle jadis. » (Paulina p.11-12).

L'emploi du pronom indéfini « on », inclusif, introduit un témoignage de portée universelle accréditant non seulement la présence de 1'« Ombre » fantomatique mais surtout la nécessité de sa présence dans ce lieu.  La parataxe asyndétique impliquant deux procès simultanés (« on voyait l’Ombre, on comprenait… »)fait de cette réalité une certitude telle que son évidence apparaît immédiatement à celui qui entre en contact visuel avec elle. Dans la deuxième partie du diptyque de La Scène capitale, le personnage d'Hélène de Sannis est lui aussi indissociable de l'espace mythique qui l'entoure et qu’elle hante : le pays tout entier lui appartient et, comme nous l’avons vu,  fait corps avec elle. Dans ce pays, le château de Ponte et plus particulièrement la chambre dans laquelle elle va trouver la mort joue un rôle fondamental. Le jeune Léonide, en découvrant le baroque « palpitant et cruel » des pièces du château se souvient :

« Tout cela je le nommais : Hélène. Je marchais plus loin, j'étais devant d'autres beautés en murmurant : Hélène » (An. Pr. p.1027).

 L'atmosphère onirique, en même temps que le pressentiment qu'une chose capitale est sur le point de s’accomplir, accompagnent et caractérisent tout autant la représentation du château que celle du personnage d'Hélène. Au moment où il pénètre dans sa chambre, ce n'est pas par la pièce que Léonide est le plus bouleversé, mais par Hélène elle-même qui se métamorphose sous ses yeux dès lors qu'elle se trouve dans son antre sacré:

« C'est elle surtout que je vis dans la chambre. Ses attitudes étaient différentes et superposées. La chevelure ce matin-là semblait presque blonde. Le corps était fort et d'une chair gracieuse. La bouche était plus petite et plus prenante. Les narines palpitaient et restaient immobiles »  (An. Pr. p.1028).

De façon plus troublante encore, à la fin du récit, au moment où Léonide obtient l'assurance qu'il possédera Hélène, qu'elle lui ouvrira « la conque de la vie mystérieuse », elle subit une dernière métamorphose :

« Me retournant sur elle alors qu'elle prononçait ces paroles, je la vis brillante des pieds à la tête, jeune, et je connus la transformation d'Hélène accomplie pendant la nuit » (An. Pr. p.1029).

Le caractère brillant du corps d’Hélène, suffisamment insolite pour être relevé par le lecteur, se trouvait déjà quelques pages auparavant. Souligné par l'auteur, il qualifie les éléments constitutifs du château par le biais desquels le narrateur parvient à retrouver Hélène telle qu'elle était pour lui avant la mort de Pauliet :

« Je la reconquérais (et toute la mémoire) à travers le brillant et le vivant de ces superbes choses, la splendeur du château en une matinée privilégiée ».(An. Pr. p.1027).

Par le biais de cette étrange brillance, un lien mystérieux se tisse entre le personnage et son templum : voilà « l’obscure vérité » détenue par l’espace, « non plus destinée à naître de l’affrontement des personnages, ni du déroulement de leur caractère ». C’est le « lieu paradisiaque » évoqué par J.Y. Tadié :

« Le récit poétique élit un lieu paradisiaque qui s’oppose absolument aux décors de rencontre du récit réaliste : dans ce dernier, on sent que la capacité de l’auteur déborde infiniment l’occasion où il s’enferme (…) ; dans le premier, l’auteur n’atteint à la plénitude de son chant que parce qu’il a rencontré sa terre d’élection, son espace sacré, son templum ». (Tadié,p.61)

La fonction référentielle, limitée par la fonction poétique, fait de cet espace un espace nécessaire, et non plus contingent. Hélène, sur le point de rejoindre les mystères de la mort, connaît une véritable mue: elle change d'enveloppe corporelle pour se fondre dans la matérialité de son espace sacré. L’être et le monde matériel  sont faits du même « tissu » ; ils sont, selon les termes de M. Merleau-Ponty, deux « prototypes » d’un seul et même « être charnel » ; ma chair et la chair du monde s’interpénètrent dans une sorte d’ « empiètement » réciproque.
          Dans Le Monde désert, cet espace particulier est un espace imaginaire: il s'agit d'un château enchanté que le petit Jacques de Todi croit voir à la place du pigeonnier qu'il a devant les yeux . Ce château est lié à Jacques de la façon la plus profonde et la plus intime, puisqu'il prend sa source dans les profondeurs ténébreuses de son inconscient et devient une projection spatiale de ses désirs et de ses peurs refoulés, si intense qu'elle prend pour lui les traits de la réalité même. Par un jeu de dédoublement, c'est sous la forme d'un personnage féminin qu'il se projette dans cet étrange sanctuaire :

« Mais personne n'eût pu lui faire admettre, quand il était sur la berge du lac, que la peinture du Château Enchanté fût autre chose que ceci, réel et dans ses yeux : les vagues mystérieuses les voici, elles entourent le socle du triste palais de pierre solennel et plein des esprits des morts (1e pigeonnier n'a pas de pigeons), les moutons comme endormis sont sans doute de l'autre côté de la route, on aperçoit les montagnes, et le personnage assis et cherchant à comprendre le sens d'une histoire aussi sombre, bien qu'il soit féminin, c'est lui-même » (M.D. p.228)

Hécate enfin s'ouvre sur un premier chapitre intitulé « Ce que je suis ». Le lecteur est invité à y découvrir l'identité du personnage narrateur féminin par le biais de ce qu'il nomme lui-même une « aventure banale » arrivée quelque temps auparavant. Or, cette aventure se trouve si inextricablement liée à un lieu, le jardin et l'appartement de Catherine, qu'elle devient « l'histoire du jardin » :

« Ce qui pour moi est advenu avant, le sombre rêve de mon enfance et les aventures et le métier et la noce, c'est une chose, et cette chose devait me conduire, étant donné ce que je suis ! à 1’histoire du jardin » (Hécate, p.413).

Le jardin secret de Catherine entre en résonance avec les profondeurs obscures de son être , avec des événements qui ont eu cours dans un temps antérieur à sa mémoire et qu'il lui incombera, dans « Vagadu », fil après fil, de démêler. La terre d'élection s'impose donc pour chacun des personnages comme un espace réflexif : il en est à la fois l'âme et le corps, l'effet et la cause par un processus dialectique dans lequel, la représentation spatiale s’impose comme conséquence visible de l’âme de Paulina  tandis que Paulina puise son identité psychique dans les formes et les tonalités de cette chambre.

          Avec ses moyens de romancier, il semble que Jouve, en phénoménologue avant l’heure, devance cette pensée qui s’affranchit des clivages traditionnels entre le sujet et l’objet, entre le corps et l’esprit, le visible et l’invisible. L’ « empiètement réciproque » de l’espace et de l’être se comprend dans la mesure où l’un et l’autre constituent une trame unique, fondue dans l’expérience perceptive. Ce tissage nous ouvre à la fois sur la révélation d’un sens immanent au sensible et l’expérience d’une présence étrangère à la signification.
Bibliographie
BibliographieLes références aux œuvres de Pierre Jean Jouve renvoient toutes à l’édition du Mercure de France, tomes I et II, dont le texte a été établi et annoté par Jean Starobinski en 1987.

Baudelaire Charles, Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Claude Pichois, collection « Bibliothèque de la Pléiade, édition de 1975, Gallimard, p. 26.

Kandinsky Wassili, Du Spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, folio essais, Denoël,

Merleau-Ponty Maurice, L’Œil et l’Esprit, Paris, Gallimard, 1964.

Merleau-Ponty, Maurice, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, collection « Tel », 1945.

Tadié Jean-Yves, Le Récit poétique, collection « tel », Gallimard, 1994.

Wunenburger Jean-Jacques, « La Chair des couleurs : Perception et Imaginal » in Merleau-Ponty aux frontières de l’invisible, ouvrage collectif, Les Cahiers de Chiasmi international, numéro 1, Associazione Culturale Mimesis, Milan, 2003.

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Sous la responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert

Ce texte © Titaua Porcher

Dernière mise à Jour du 23 décembre 2009

Texte reçu le 23 décembre 2009