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Le Blanc qui parle

par Gabrielle Althen


Contour : la Chair du Poème


 J’ai beau savoir qu’à ce qu’on dit, une hirondelle ne fait pas le printemps, je voudrais m’accorder de démontrer par un exemple ce qui constitue pour moi une manière de credo en matière de poésie, à savoir que est que tout, dans le poème, signifie.  Tout, c’est-à-dire les mots et l’absence de mots. La ponctuation et l’absence de ponctuation. Le silence et les marques du silence,  autant dire le blanc. Le blanc donc qui précisément y parle.

Il se trouve donc que le poème en vers, du moins quand, toujours pour moi, il est poème, joue de la scansion apportée par le blanc. D’autres poèmes jouent de la même façon de silences à l’intérieur du vers.  Dans tous les cas, c’est ménager dans son expression des vides, des trous – de l’air ou des trous d’air - qui font expressément partie de l’énoncé du message. (Et, sur ce point, je m’autorise également à un blanc et à un trou, et je renvoie à Valéry  pour ce qu’il en est du lien indéfectible qu’il évoque entre forme et sens.) Dans le poème en vers, le seul fait d’aller à la ligne produit un effet, scansion, syncope quelquefois, en tout cas un effet expressif.  Qu’il soit dit en passant que la prétérition, ainsi le je ne te dirai pas de la parole parlée, peut jouer dans la prose un rôle à peu près analogue. 

Mais le blanc possède aussi sa  stylistique.  Mon propos n’est pas ici de me livrer à une énumération de ses procédures, mais de l’éventuel pouvoir de la parole tue. En somme, non pas pour ce qui m’occupe ici de la litote, mais de ce que dit la marge. Or, il faut bien le deviner, la marge ne parle que si on la fait parler. Tout est toujours, ici comme ailleurs, affaire de relations et je ne prétends pas à davantage que d’en administrer la preuve par l’exemple. Un exemple qui serait modeste, si précisément ce qu’il délivre n’était pas énorme.

Je vais donc me contenter de citer par deux ou trois fois les mêmes mots, que je rangerai tout d’abord en prose, ce qui revient pour ce propos au soin d’en évacuer les blancs, puis sous leur forme originelle, qui est celle d’une strophe :


« Cependant fort je dégageai mal du doute et du mauvais temps la privation essentielle. Etait-ce vrai, étais-je aimé », ce qui une fois ponctué, comme le veut ordinairement la prose donne «Cependant fort, je dégageai mal du doute et du mauvais temps la privation essentielle. Etait-ce vrai, étais-je aimé ?»


On remarquera que je n’ai pas osé reproduire ces deux phrases en italiques. C’eût été tout simplement faire injure au poète qui les fait parler précisément en vers et que j’ai défiguré. Je précise encore : les mots que je viens de citer constituent deux phrases claires, de syntaxe elle-même claire, sur laquelle il me faudra cependant revenir, et relativement assez appuyée pour conférer une sorte d’abstraction à leur propos. J’ose ajouter encore que les mots que je viens de citer constituent deux phrases dont je me demande si elles sont poétiquement intéressantes. On verra que les mêmes mots disposés en strophe et donc accompagnés de blanc, signifient autrement et autre chose Ce n’est pas que les marges du poème doivent les placer dans une sorte d’écrin. L’affaire est trop sérieuse pour supporter aucun écrin. Le poète a du reste pris le parti d’en rejeter toute ornementation et toute fioriture.  En revanche, il pose, semble-t-il à l’état nu, la question centrale de sa méditation et elle n’est rien de moins que celle du mystère de désirer et de vivre. Le blanc, qui va en sculpter le contour, va mettre en scène la hardiesse de cette investigation et de son élan ainsi que le  mutisme qui  entoure ce qu’on appelle communément les causes premières.


Telle est la strophe :

Cependant fort je dégageai
Mal du doute et du mauvais temps
La privation essentielle
Etait-ce vrai, étais-je aimé


Dans son état originel de parole ponctuée de blancs,  elle institue de façon sensible le procès, vers par vers, étape par étape, d’une découverte. Plus encore, d’une révélation.  Ce sont quatre unités de sens et quatre unités de silence.  Indépendamment de toute réflexion, comment ne pas entendre, ne pas ressentir, ne pas comprendre tout d’abord l’accent de son premier mot, Cependant. Or l’adverbe vient colorer le constat de la qualité du sujet qui le prononce, un sujet qui se reconnaît fort, sans que cette force parvienne à l’aider dans la circonstance qui va se dessiner au vers suivant, un sujet qui est fort d’une force qui ne suffit pas à l’épreuve du doute, qui va lui être imposée tout aussitôt.  D’où la présence, au tout début de la strophe, d’une sorte de fissure insistante, qui d’emblée fait attendre une résolution. Mais comment, ensuite, ne pas recevoir de la même façon, au second vers, cette accentuation du Mal, désormais doté d’une majuscule qui l’ôte à sa qualité d’adverbe pour le rendre connexe à la notion théologique de mal, alors même qu’il va se trouver lié non seulement au doute, mais au mauvais temps auquel on eût pu ne pas songer à le rattacher. Au mauvais temps, et donc aux alternances de pluies et de beaux temps, que l’expression familière (parler de la pluie et du beau temps) range parmi les riens du quotidien.  Un seul vers aura suffi à insérer l’idée, ou la forme, fussent-elles vagues, d’un principe théologique ou d’un constat métaphysique dans la broutille. Cette dégradation abolit du reste ce qui était pourtant le pouvoir, dût-il être fugace, de la majuscule. Nous sommes devant le temps de l’ordinaire et de l’humeur, qui vont avec le  doute. Voici du même coup que concret et abstrait, autant dire le Mal et nos humeurs ou l’abstrait et les circonstances les plus dénuées d’importance se sont conjugués. Voici encore que c’est de ce temps de l’ordinaire et de ce doute qu’il faut extraire cela même qui est essentiel, en tout cas pour le poète. Or cet essentiel, cet essentiel si difficile à reconnaître, est privation.  Pas n’importe quelle privation ! Il semble  pourtant que seul le sentiment du manque, qu’il soit à fondements affectifs et inconscients ou métaphysiques, à moins que ce ne soit les deux ensemble, soit à même de venir à bout du doute. Puis vient la question qui explicite le tout, mais aussi le renverse. Au doute va s’opposer quelque étonnement devant le vrai, ou la découverte du vrai. Ai-je le droit de dire que l’audace du poète est alors de nommer un chat un chat et désir son désir ? La question, sa question, n’était autre que celle de l’amour. Une question posée sans fard, et surtout, plus modeste encore, d’être posée de façon toute centripète. C’est la question des pauvres que nous sommes, une question si générale qu’elle en a les allures d’une affirmation et que le vers omet de la ponctuer : était-ce vrai, étais-je aimé


Si ma démonstration est juste, le blanc est ce qui a fait parler les mots. Mais ce blanc qui fait parler est  aussi un banc qui parle. Ce qu’il désigne, plus fort que la syntaxe qui apparaissait dans la mise en prose de la strophe, et plus haut que ce qui précède, c’est le procès d’une découverte. C’est le processus de la révélation apportée par la réflexion ou par la méditation. C’est le cheminement d’une prise de conscience. Dans cette disposition ligne par ligne ou vers par vers, il y a la reconnaissance du trajet parcouru. En fait, celle des étapes de la pensée. Bref, une distance s’est désignée,  non seulement celle de la prise de conscience,  mais celle de l’esprit.

 Si l’on revient à la formulation en prose de ce qui a été dit, on peut voir que la comparaison de la prose et des vers, avec blancs inclus, fait apparaître que leur efficacité n’est pas la même. La syntaxe nettement perceptible de la prose  désigne des cheminements abstraits. Le blanc, qui  accompagne le vers, fait surgir pas à pas la découverte. Il rend  ainsi par surcroît à la chair et à l’étonnement. Mal, doute, mauvais temps devenant sensibles, c’est l’âpreté de cette découverte qui est dégagée par le blanc. On peut même penser que cette découverte n’épargne pas les forts puisque le locuteur du poème en était. Si l’on se souvient que la première strophe de ce même poème est une évocation du sexe, et la dernière un tercet qui fait passer l’amour par le filtre du néant, la strophe citée, que je vais replacer dans son contexte, se déploie dans sa véhémence :


CONCLUSION

Mordu à la place terrible
(L’univers est décomposé
par le sang du temps et en elle
Œil ensanglanté d’un serpent)

Cependant fort je dégageai
Mal du doute et du mauvais temps
La privation essentielle
Etait-ce vrai, étais-je aimé

Par le Non le pur et le sans
« Aimant aimer je recherchais
Qui je pouvais, aimant, aimer ».
Pierre Jean Jouve


Il est  permis de le révéler, maintenant qu’il n’est pas défiguré : le poème était de Pierre Jean Jouve (Œuvre, Mercure de France, 1987, p. 726). Une remarque s’impose cependant : ce jeu avec les vers et avec la syntaxe n’a évidemment pas pour objet de démolir le poème dit en prose.  La poésie, avec ou sans blanc, quand elle est poésie, sait toujours s’envoler. Cela n’empêche pas que le blanc, en poésie, comme en musique, corresponde à l’une des phases du souffle. Mais le souffle préside aussi à la naissance du rythme et, dans certaines acceptions, il se confonde avec l’Esprit.

Ce dernier point écarté,  il faudrait pouvoir poursuivre, car de même qu’il y a des blancs qui parlent, il y en a qui se taisent. Il y a des blancs muets, des blancs  qui ne sont que mutisme et auxquels on ne peut faire rendre gorge, précisément parce qu’ils n’ont pas de gorge et n’ont, de ce fait, ni chair ni sens. Si le hasard me faisait trouver, non des exemples de blancs muets, car ces derniers sont plus nombreux que ceux qui parlent, mais des blancs muets qui permettent de se réjouir, fût-ce à leurs dépens, j’y reviendrai. C’est sans doute improbable, car la parole qui ne dit rien, mots et blancs compris, d’elle-même s’effrite.


Gabrielle Althen

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Ce texte © Gabrielle Althen

Première mise en ligne : 19 juin 2012
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