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Lectures de
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Considérations sur les entretiens radiophoniques :
quand Michel Manoll laisse la parole à Pierre Jean Jouve

par Dorothée Catoen-Cooche




Pour le plus grand plaisir des jouviens que nous sommes, ont été rediffusés sur France Culture, la nuit, des entretiens radiophoniques d'un intérêt certain autant par leur richesse que par leur rareté. Diffusés initialement en 1954 sur la "Chaîne nationale", ces enregistrements permettent d'entendre la voix de Pierre Jean Jouve ; une voix douce et posée, au débit régulier, qui correspond finalement assez bien au visage immortalisé par la célèbre photographie qui illustre plusieurs ouvrages sur l'écrivain1. Sentiment étrange pour ceux qui travaillent depuis plusieurs années sur l'auteur : ce timbre, ces intonations, comme venues de l'au-delà, semblent, de façon contradictoire, apporter un peu d'humanité à cet être jusqu'alors trop éloigné, parfois si peu réel. Écouter ces 2h30 d'entretien a résonné comme une nouvelle rencontre : celle d'une chercheuse qui découvre l'être en l'artiste. 

Les raisons qui poussèrent Michel Manoll à interviewer Pierre Jean Jouve en 1954 semblent moins liées à un dessein volontaire et personnel qu'à la sortie d'En miroir, journal sans date, dont l'écrivain se nourrit abondamment pour répondre aux questions (préparées) du journaliste. L'auditeur en vient même à se demander si ces entretiens n'ont pas pour seul objectif de promouvoir l'ouvrage. Ce serait, selon nous, restreindre considérablement leur portée puisqu'il s'agit aussi (et surtout ?) de montrer Pierre Jean Jouve sous un autre angle, loin du portrait façonné par une critique parfois acerbe.

Le journaliste face à l'artiste

Le premier entretien s'ouvre sur une introduction relativement longue de Michel Manoll, qui tend à souligner son admiration pour l'artiste, rappelant la « place haute et peut-être insolite » que celui-ci occupe dans la littérature française du XXème siècle. Les propos du commentateur recouvrent presque le romancier poète d'un voile démiurgique, lui qui laisse entrevoir une lumière dans ce « monde chaotique » et dans un « temps d'Apocalypse » ; lui encore qui, « comme bien peu d'écrivains [...] sait utiliser les hauteurs du langage ». Michel Manoll n'omet cependant pas de rappeler les conditions de cette grandeur, à savoir le retranchement, la solitude et le silence. Face à lui se retrouve un Pierre Jean Jouve qui se manifeste, dès la première intervention, à travers une protestation : « Aucune tour d'ivoire! » affirme-t-il. Davantage qu'une opposition, il s'agit alors de (re)cadrer, dès le début, ces entretiens : ce dialogue ne sera pas « n'importe quoi », et les réponses données seront réfléchies et maîtrisées. La spontanéité, si elle est voisine du naturel, risquerait d'amenuiser la profondeur de certains propos et, en ce sens, de ne pas leur donner la teneur qu'il entend. Et Jouve de conclure un peu sèchement : « Ainsi, commençons ».

Un écrivain fidèle à lui-même

Nous reconnaissons donc, dès les premières minutes, le caractère directif autant que le perfectionnisme typiquement jouvien. Ainsi découvrons-nous, au fur et à mesure des entretiens, un écrivain plus ou moins fidèle à l'image que nous pouvions nous en faire, sur certains aspects en tout cas. Aussi ne sommes nous pas étonnés de lui sentir une réelle réticence à évoquer son enfance, un certain plaisir à convoquer le souvenir de la belle Capitaine H ou celui de Lisbé, ou encore une indéniable admiration quand il mentionne le grand Mozart. Il faut cependant préciser que les nombreuses recherches, entreprises depuis une quarantaine d'années, ont fait la lumière sur des points qui, en 1954, devaient résonner comme des informations nouvelles et particulièrement utiles pour comprendre l’œuvre. C'est par exemple le cas pour les romans qui, selon Pierre Jean Jouve, expriment un « sens de la mort », comme l'ont depuis montré les analyses de plusieurs spécialistes2. Il en est de même pour l'importance des lieux3 dans la construction du romanesque : l'auteur les énumère calmement et un à un, évoquant par ce biais le rôle primordial de l'Italie4 et plus spécifiquement de Florence, qui laissa à Jouve un tel sentiment de nostalgie qu'il engendra l'écriture de Paulina 1880. Plus intéressante encore est la dimension transtextuelle des textes, que l'écrivain souligne clairement, procédant même à la lecture de certains passages qui l'ont inspiré5. Ces éléments divers concernent essentiellement l'écrivain et son œuvre. Plus instructifs sont les propos sur l'homme, précisément parce que ce dernier n'a pas pour habitude de se livrer, encore moins de tendre la lumière pouvant éclairer certaines de ses zones d'ombre.

Des souvenirs, des moments de vie

C'est pourtant bien ce que fait Pierre Jean Jouve quand, au détour d'une remarque ou d'une réponse, il confie des aspects de sa vie comme autant de souvenirs parfois agréables, le plus souvent douloureux. Il affirme ainsi clairement qu'il a failli mourir à 16 ans6 (En miroir stipule seulement « une grave opération » suivie d'une « longue crise dépressive »7). L'auteur dévoile également son côté puritain et son attachement, à l'âge de 20 ans, pour certaines jeunes filles ; attachement demeuré toujours secret, ce qui le laissa vierge très longtemps. Enfin, il ré-affirme son amour véritable pour sa mère, bien qu'il se défende d'un sentiment passionnel, à l'instar de Baudelaire. L'analogie est pourtant suggérée par Michel Manoll. Certains moments de vie, plus furtifs, plongent l'auditeur au milieu de scènes précises, comme l'évocation de cette discussion avec Bruno Walter, « dans la merveilleuse salle des cavaliers dont le fond est la paroi de pierres brutes de la colline ». Plus émouvant est l'hommage rendu aux éditeurs suisses qui, durant la guerre, permirent à l'écrivain de publier et, surtout, de vivre de ses publications. L'ensemble converge pour superposer, progressivement, l'homme sur l'écrivain : Pierre Jean Jouve perd peu à peu cette image d'artiste perfectionniste et autoritaire, enclin à la rupture, pour devenir un être sensible, marqué par une enfance austère, une guerre éprouvante, un travail contraignant.

Un homme dans son temps

Mais en plus de lui faire gagner en humanité, les entretiens de Michel Manoll permettent d'envisager Pierre Jean Jouve dans son temps, c'est-à-dire comme appartenant à une époque. Cette appartenance est cependant assez relative, puisque l'artiste affirme son côté avant-gardiste, se positionnant «  non pas hors [s]on temps mais à la pointe [s]on temps ». Ainsi se place-t-il dans l'histoire littéraire française : digne descendant de Baudelaire (le journaliste le rappelle à plusieurs reprises), Pierre Jean Jouve montre qu'il se sent davantage d'affinités avec Gérard de Nerval (la coalescence de plusieurs femmes en une figure mythique, entre autres, les lie) qu'avec les poètes de son temps. Il faut bien avouer que peu d’éléments le rapprochent de ces derniers, comme il le rappelle. La dimension novatrice de ses œuvres lui vaut une indifférence du grand public (néanmoins assez généralisée à l'ensemble des poètes en France selon lui), mais aussi et surtout un rejet de plusieurs maisons d'édition. A cela s'ajoute son refus d'une poésie engagée (Jouve s'affirme « non-politique ») : selon lui, l'art poétique, s'il peut être lié à un événement, doit également s'élever au-dessus de lui et s'orienter vers la double perspective que sont les réalités douloureuses (le désir, l'amour) et Dieu (« On ne commande ps le vol d'un oiseau » souligne-t-il de façon métaphorique). Il résulte de ces considérations l'image d'un écrivain qui, comme c'est souvent le cas pour les artistes, peine à trouver sa place dans son époque, au point de se retrancher pour ne plus avoir à la chercher.

A l'encontre de certaines idées

Comme souvent, cependant, le retranchement et le silence laissent place, chez les autres, à l'imagination et à l'extrapolation, les deux étant le plus souvent maîtresses d'erreurs. Ces entretiens permettent donc un recadrage sur certains points : Pierre Jean Jouve tend à démentir quelques idées reçues dont une, surtout, paraît encore aujourd'hui bien surprenante. Il affirme tout d'abord que la poésie ne peut être perçue comme un exercice spirituel, car la notion même d' « exercice » diminuerait l'Art, qui est une fin en soi. Mais plus intéressant encore est cette vive exclamation, « Je me fous de la psychanalyse ! » Nombreux sont les éléments qui portent pourtant à croire le contraire et, en premier lieu, la publication de Vagadu, comme la matière même de cet ouvrage. Mais Pierre Jean Jouve demeure catégorique : il est avant tout et exclusivement un artiste. Dès lors, il ne « s'intéresse qu'aux cas humains et à la beauté que l'on peut faire avec peine et joies humaines ». Voilà donc qui est dit une bonne fois pour toute et qui met en porte-à-faux tous les détracteurs qui réduisirent (et réduisent encore !) le deuxième volet d'Aventure de Catherine Crachat à une simple opération psychanalytique.

En définitive, les entretiens menés par Michel Manoll en 1954 permettent aux jouviens que nous sommes d'entrevoir la profonde douceur d'un être jusqu'alors perçu presque exclusivement comme un artiste à part entière. A l'issue de ces 2h30 d'écoute (et combien nous regrettons qu'il n'y en ait pas davantage !), nous restons sur une vision non pas totalement modifiée, mais plutôt approfondie par rapport à celle que nous nous étions jusqu'à présent forgée : Pierre Jean Jouve nous apparaît alors avant tout comme un homme, en ce sens plus proche de nous qui l'admirons. En évoquant ses affinités littéraires, en mentionnant (parfois même en louant) les êtres qui l'ont marqué (Groethuysen, Drogoul, etc.), en évoquant des instants de vie, Jouve nous semble finalement plus accessible. Il se peut d'ailleurs que l'écrivain briguait précisément cet objectif à travers ces entretiens : ne demande-t-il pas, lors de la dernière interview, à n'être jugé que sur les « pièces du chant », lui qui voudrait être « pris simplement, sans spéculation, sans théorie, pour ce qu'[il]a donné avec toute la force de [s]on cœur » ? Nul doute que ces enregistrements ne peuvent, aujourd'hui encore, que contribuer à cette volonté de l'artiste.


Dorothée Catoen-Cooche

Université d'Artois

1 La photographie dont il est question est très certainement la plus connue de Pierre Jean Jouve. Elle illustre notamment les couvertures des Cahiers Pierre Jean Jouve, dont le numéro 3 est à paraître prochainement chez Calliopées, de même que l'ouvrage de Béatrice Bonhomme, Pierre Jean Jouve : la quête intérieure, Croissy-Beaubourg, Aden, coll. « Le cercle des poètes disparus », 2008.

2 Nous renvoyons par exemple à l'ouvrage de Christiane Blot-Labarrère, La Relation de la faute, de l'éros et de la mort dans l’œuvre romanesque de Pierre Jean Jouve (Aix-en-Povence, La pensée universitaire, Publications des annales de la faculté de lettres d'Aix-en-Provence, série : Travaux et mémoires, numéro 18, 1961) ou encore à celui de Kurt Schärer, Thématique et poétique du mal dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve (Paris, Lettres Modernes, coll. « Bibliothèque des lettres modernes », 1984). Nous renvoyons également aux nombreux travaux de Béatrice Bonhomme, particulièrement éclairants sur le sujet.

3 Entre autres, Myriam Watthee-Delmotte, « La Toscane dans l'imaginaire romanesque jouvien » (in Jouve poète européen, Paris, Cahiers Pierre Jean Jouve, n°1, édition Calliopées, n°1, 2010, pp.197-208) ; Eric Dazzan, « L'Italie dans l'oeuvre de Pierre Jean Jouve : la lumière des images, la figuration d'un drame métaphysique » (in Jouve poète européen, op.cit., pp.209-224) ; Philippe Raymond-Thimonga, « Origine du monde dans les paysages italiens de Pierre Jean Jouve » (in Intégrités et transgressions de Pierre Jean Jouve, Paris, Cahiers Pierre Jean Jouve, n°2, édition Calliopées, 2012, pp.29-36).

4 En plus des articles de Myriam Watthée-Delmotte et d'Eric Dazzan, il faut ici signaler l'ouvrage de Wanda Rupolo, Pierre Jean Jouve et l'Italie, une rencontre passionnée (Roma, Edizioni di Storia et Letteratura, 2007).

5 C'est le cas notamment avec le texte qui inspira La Victime, Mémoires de Luther, dans la traduction de Michelet.

6 « Il est probable que mon destin eut été autre si je n'avais subi le coup le plus dur à 16 ans. Je faillis disparaître et ne dus mon salut qu'à une opération in extremis » (dans le second entretien disponible).

7 En miroir, journal sans date, in Oeuvre II, Paris, Mercure de France, 1987, p.1062.

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Sous la responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert

Ce texte © Dorothée Catoen-Cooche, 2013

Dernière mise à jour : 16 juillet 2013

Première mise en ligne : 16 juillet 2013