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Le langage poétique de Jouve, une
perspective lacanienne
par Léa Coscioli |
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Table des matières | I. Jouve et la psychanalyse II. Perspective lacanienne Présentation de l'auteur |
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Mots clefs | Jacques Lacan ; poésie ; langage ; jouissance ; absence ; désir | |
Résumé | Les liens étroits unissant Pierre Jean Jouve à la psychanalyse ne sont plus à prouver, comme le révèlent les nombreuses études existantes consacrées à ce sujet. Cet article se propose d’aborder ce thème sous un jour différent. En nous basant sur le postulat d’une lecture neuve du drame d’Hélène se déroulant dans le roman Dans les années profondes, nous envisageons le rapport de Jouve au langage poétique selon l’axe conceptuel du psychanalyste Jacques Lacan. | |
L’aspect
psychanalytique de l’œuvre de Pierre Jean
Jouve a souvent, et ce de manière pertinente,
été relevé. L’exploration du
versant freudien a été effectuée.
Celle d’une possible lecture jungienne
également. Ce travail se propose aujourd’hui
d’adopter une perspective
différente, en observant la poésie jouvienne
à la lumière de certains concepts
du psychanalyste Jacques Lacan.
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I. Jouve et la psychanalyse | ||
a. La rencontre |
Si les liens entre Pierre Jean Jouve et la psychanalyse ne sont plus à démontrer, il nous paraît néanmoins essentiel de détailler les circonstances entourant la rencontre de l’écrivain avec cet univers de pensée. C’est
par l’intermédiaire de son épouse
Blanche Reverchon, connue en
1921, que Jouve prend connaissance des théories
psychanalytiques. Arrêtons-nous
un instant sur le parcours de Blanche. Après des
études de philosophie puis de
médecine, elle se dirige vers une spécialisation
en neurologie (auprès de
Joseph Babinski). Elle exerce ensuite la psychiatrie à
Genève. Insérée dans le
milieu psychiatrique genevois, il apparaît fort probable que
Blanche ait pu
lire Freud à cette époque. En 1923 elle traduit,
puis publie, l’ouvrage de Freud
Trois essais sur la théorie de la
sexualité (aidée de Bernard
Groethuysen). Blanche entreprend en 1925 une cure psychanalytique avec
Eugénie
Sokolnicka. Elle rencontre Freud en 1927, lequel lui conseille,
semble-t-il, de
se diriger vers la pratique de la psychanalyse. Enfin, mentionnons la
participation de Blanche à la Société
Psychanalytique de Paris. Elle y
appartient depuis 1928, mais n’apparaîtrait sur les
listes officielles qu’à
partir de 1932. Ainsi, il est peu de dire que Blanche est
immergée au cœur du
système psychanalytique. Par son intermédiaire,
Jouve a accès à cet univers. Il
est à ses côtés lorsqu’elle
traduit Freud. Grâce à Blanche, Jouve peut
approcher au plus près de la réalité
du déroulement d’une cure analytique. Le
couple publie en 1933 dans la Nouvelle
Revue Française le texte Moments
d’une psychanalyse, qui retrace les
étapes-clés du parcours analytique
d’une certaine Mademoiselle H.. L’œuvre
jouvienne est, à partir de 1925, œuvre
d’un écrivain au fait de la psychanalyse.
Derrière cette création se profile
l’ombre, immense, de Blanche.
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b. Psychanalyse et création |
Immédiatement,
l’univers intime de l’écrivain et les
découvertes de la psychanalyse entrent en
résonance. Le sentiment obscur de la faute, qui
s’est traduit dans la jeunesse
de Jouve par un enfermement douloureux dans une culpabilité
morbide, est
explicité, projeté au grand jour. La dimension
inconsciente de la psyché
apparaît, et avec elle le jeu des deux grandes forces
souterraines, Éros et
Thanatos. La connaissance du mécanisme de sublimation
entraîne de manière
naturelle la compréhension de l’énergie
créatrice du désir. Jouve trouve
également un nouvel éclairage au sentiment
religieux qui l’anime : le
désir de foi repose sur la transmutation du désir
archaïque. Des voies s’ouvrent
de toutes parts, des liens se créent, unifiant dans des
rapports inédits des
réalités de prime abord antagonistes. Dès
lors,
l’écrivain s’engage dans une optique de
création neuve. La poésie s’oriente
vers une saisie de la psyché humaine dans sa
totalité. Jouve la veut érigée sur
les fondements vrais de l’être. Et ceci implique
d’œuvrer avec les deux
instincts primordiaux : la poésie
s’affirme comme travail de vie dans sa
consubstantialité à la mort. C’est au
prix de ce labeur que l’œuvre poétique,
désormais, va cheminer vers le but spirituel que Jouve lui a
assigné depuis
1924.
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c.
Hélène : la mort à
l’œuvre
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La mort, elle est la force intime poussant l’être dans les voies de la destruction, elle est la « Catastrophe » perpétuellement agissante avec laquelle il faut compter. En 1935, Jouve décide d’intégrer la mort à l’œuvre avec le drame d’Hélène. Il écrit La Scène capitale, un diptyque dont le second volet, Dans les années profondes, fait se dérouler le récit que nous rappelons ici brièvement. Nous sommes dans le paysage de l’Engadine, à la beauté magique. Comtesse de Sannis, femme d’âge mûr, Hélène entretient une relation adultérine avec Léonide, jeune homme inexpérimenté. Lors de la concrétisation charnelle de leur amour, Hélène meurt. Sa disparition révèle la force artistique de Léonide : ce dernier va naître à la vocation littéraire. Ce roman ― en un effet de miroir montrant la présence de l’auteur dans son personnage fictif ― signe le dévouement désormais exclusif de Jouve à l’ouvrage de poésie. Avec
Hélène, l’écrivain met en
scène de manière symbolique la naissance du
mouvement
désirant sous-tendant l’acte
d’écriture. Le désir se
définit d’être, par
essence, manquant ; créer se conditionne du passage
nécessaire par
l’absence. Hélène initie le cheminement
sublimatoire de la poésie : sa
mort permet la vie des mots et, à travers eux, la
résurrection du corps de la
femme aimée disparue. C’est ce que
dévoile le recueil suivant immédiatement La
Scène capitale, significativement
intitulé Matière céleste,
qui
offre les images d’un corps transfiguré composant
un paysage édénique, d’une
sensualité apaisée. Avec
cette figure touchant au mythe, la mort prend visage humain,
s’incarne. Elle
devient agissante derrière la mort du corps
féminin. Jouve n’aura de cesse de
revenir à cette mort fondatrice, en un mouvement de retour
aux origines de
l’œuvre : manière de
réitérer la naissance des mots et de maintenir la
création en vie. De façon originale, Jouve nous
livre une élaboration de
l’œuvre « en
simultané ». Le choix de cette mise en
abîme permanente
comme matériau central dévoile une
lucidité de la part de notre poète envers
les enjeux de l’acte d’écriture,
notamment envers la nature libidinale de
l’énergie animant la
création : écrire est un mode de
satisfaction, et un
érotisme certain imprègne le rapport aux mots.
L’espace de l’écriture permet la
circulation de la libido sublimée, il est espace du corps
pulsionnel
inconscient du sujet écrivant. Nous
désirons ici effectuer une nouvelle lecture psychanalytique
du drame d’Hélène.
Car il nous paraît que Jouve désire,
d’une part, mettre en lumière
l’importance
du corps pulsionnel dans la création, cette
présence intime de l’auteur, ainsi
que, d’une autre part, les enjeux fondamentaux du rapport de
l’être au langage.
L’histoire d’Hélène nous
semble en effet rejouer l’entrée dans le monde
symbolique, montrant comment la perte de l’objet primitif
conditionne l’accès
au langage, ici le langage poétique. De ce fait,
il nous paraît possible
d’adopter un point de vue lacanien.
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II. Perspective lacanienne | ||
a. Jouve et Lacan : quels liens ? |
Il apparaît que Lacan
appartenait à l’entourage du couple Jouve.
Certains faits accréditent cela. En 1953 a lieu la
célèbre scission de la
Société Psychanalytique de Paris. Daniel Lagache,
Juliette Favez-Boutonnier,
Françoise Dolto et Blanche Reverchon-Jouve
démissionnent. Jacques Lacan, à
l’époque président de la
Société, les suit. Il crée ensuite la
Société
Française de Psychanalyse (SFP). Ce que peut
révéler la présence de Blanche aux
côtés de Lacan dans la crise de 1953 est une
certaine communauté d’idées. Puis un
personnage-clé établit encore un lien entre les
Jouve et Lacan.
Il s’agit de Rudolph Loewenstein (que nous retrouvons sous
les traits du Dr
Leuwen, psychanalyste de Catherine dans le roman Vagadu).
Loewenstein a
été un temps le psychanalyste de Lacan (entre la
fin 1932 et 1938, date à
laquelle Lacan arrêtera son analyse, Loewenstein
s’étant opposé à son
admission
à la SPP). C’est également par
Loewenstein que Blanche, dans le cadre de sa
formation de psychanalyste, se fait contrôler. Enfin, lors de la vente de la
succession Jouve, certains éléments ont
corroboré le lien avec Lacan (l’adresse du
psychanalyste figurait dans le
carnet du couple, puis une lettre de Lacan adressée
à Jouve au sujet du recueil
Moires a également
été trouvée). Tous ces
éléments semblent indiquer
l’existence de liens réels entre Lacan et le
couple Jouve, même s’il est
difficile d’en définir nettement la nature. Mais il ne faut pas
négliger les discordances au niveau des dates. Lacan
était bien plus jeune que les Jouve. En 1935,
année de l’écriture de La
Scène capitale, les grands concepts de Lacan
n’étaient pas encore
élaborés,
du moins pas officiellement (les concepts majeurs, tels que
l’inconscient structuré
comme un langage et la métaphore du Nom-du-Père
émergent dans les années 1950). |
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b. La pensée lacanienne : quelques concepts majeurs | ||
b.
1 L’importance du langage |
N’oublions
pas en premier lieu de préciser qu’une
réflexion sur le langage n’est pas
l’apanage de Lacan. Le langage apparaît la base
essentielle de l’expérience
psychanalytique, celle-ci étant étroitement
liée à la découverte et à
l’étude
des symboles. Pour la psychanalyse, langage et expérience
particulière du sujet
sont intimement liés. Freud, tout d’abord, a fait
du langage le matériau
principal de l’investigation psychanalytique,
découvrant comment la technique
de libre-association permettait un accès à
l’inconscient. Le « père de la
psychanalyse » a découvert
l’importance des mécanismes de symbolisation,
et leurs implications subjectives. Dans son retour à Freud,
Lacan va
approfondir la question du langage, en faire le pivot de sa
théorie, et montrer
son intrication complexe avec le désir. Pour que
l’objet symbolique
libéré de son usage devienne le mot
libéré de l’hic et nunc, la
différence
n’est pas de la qualité, sonore, de sa
matière, mais de son être évanouissant
où
le symbole trouve la permanence du concept.[1] |
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Présentation de l'auteur | Léa Coscioli est docteur en Lettres Modernes (spécialité Littérature française). Elle a soutenu sa thèse intitulée Le rythme de l’absence-présence du corps dans la poésie de Pierre Jean Jouve (sous la direction de Mme Béatrice Bonhomme) le 17 décembre 2007 à l’Université Lettres Arts et Sciences Humaines de Nice Sophia-Antipolis. Elle est depuis le 12 mars 2005 trésorière de la Société des Lecteurs de Pierre Jean Jouve, depuis 2004 rédactrice pour la revue électronique Loxias, dirigée par Mme Odile Gannier et publiée par le CTEL de l’UFR LASH de Nice Sophia-Antipolis. Elle a publié trois articles (« Jouve et l’expérience intérieure des mots », Doctoriales I, in Revue électronique Loxias n° 5, Juin 2004, « L’Écriture du Pli dans la poésie de Pierre Jean Jouve », in Relectures de Pierre Jean Jouve 2, Revue Nu(e) n° 30, Nice, Mars 2005, « Essai d’une lecture de la poésie jouvienne selon la pensée de Lacan », in Revue des Lettres Modernes, Minard) et participé au colloque organisé par Béatrice Bonhomme et Jean-Yves Masson dans le cadre de la première journée d’études de la Société des lecteurs de Pierre Jean Jouve sur le thème « Jouve européen », Université Paris IV, Sorbonne, 11 mars 2006 (« Jouve lecteur de Freud »). | |
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Site « Pierre Jean Jouve » Sous la responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert Ce texte © Léa Coscioli, 2008 Dernière mise à jour : 23 février 2009 |