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Jouve - Portrait par Serge Popoff
Lectures de
Pierre Jean Jouve

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Mandiargues lecteur de Jouve :

 DELICIEUX SUPPLICE DE LA CHAIR  


par Jean-Paul Gavard-Perret
   Mandiargues a toujours été fasciné par les romans «rayonnants», écrit-il, de Jouve. C'est même le titre qu'il donne à un des articles que l'auteur de La marge lui consacre dans son Troisième Belvédère [Gallimard, Paris, 1971, p. 234 à 236]. Tous deux sont à la fois romanciers et poètes, mais ce que Mandiargues retient de l'auteur de Paulina 1880 c'est qu'il reste avant tout un écrivain curieux - et aux deux sens du terme. Et c'est rare : «nous n'avons pas dans notre littérature d'occident tant d'auteurs curieux», écrit-il, avant de préciser comment il l'entend. Pour lui Jouve est d'abord curieux au sens actif à la manière de Sade pour lequel il a aussi une «sympathie poussée». L'auteur cherche en effet sans cesse comment s'articulent les ressorts de la chair et de l'âme. Mais c'est aussi un écrivain curieux dans la seconde et passive acception du mot et qu'il précise : «le vrai curieux n'est pas celui des grandes bizarreries». C'est celui qui, pénétrant dans la maison de l'être, fait l'état des différentes pièces et qui, afin d'y pénétrer et pour faire la lumière, «se sert des commutateurs d'une façon inhabituelle». Dans le Troisième belvédère Jouve apparaît ainsi tel qu'il est : pieusement irrespectueux, irrespectueux comme on doit l'être dans un lieu de délectation où le péché désordonne et exalte la structure de la raison raisonnante, raisonnable. Jouve ouvre ainsi les vêtements boutonnés mais comme la Bible : sans ostentation, sans exhibition. Gaines et liseuses restent pratiquement intactes même si elles l'agacent. Jouve est donc le contraire d'un esprit inoffensif sans jamais devenir offensif, vénéneux. Et Mandiargues apprécie cet «entre» qui est tout sauf un juste milieu. Il apprécie aussi le fait que nulle doctrine, nul préliminaire gouvernent ses romans dans lesquels on est sensible «plus à un déchirement qu'à un climat spirituel intermédiaire». On ne peut donc pas parler chez lui d'ambiguïté au sein d'histoires qui ne se veulent pas des drames mais qui sont créées afin de pousser la connaissance au-delà des convenances.   
  Mandiargues souligne ce qu'il existe de fascinant, d'opaque, d'inépuisable dans une œuvre qui à ce titre reste profondément moderne. L'auteur resta marqué profondément en particulier par Le monde désert, par Histoires sanglantes et surtout La Scène capitale où l' «hydre de mots les plus justes» ne théâtralise jamais l'amour mais a voulu «illimiter» son langage et le poids dont un tel sentiment se leste en un tel contexte. Son but revient à créer une langue nouvelle où se propage un échelonnement de significations non pour le seul plaisir du lecteur mais pour qu'il se sente pénétré du poids et de la complexité de la vie. Mandiargues précise que, comme chez Sade, chez Jouve «ça» parle comme nulle part ailleurs pour transmettre des idées subversives qui d'une certaine façon le sont plus que chez Sade. Jouve cherche non pas une marge, mais à donner une compréhension plus profonde des rapports qui «unissent» et régentes les êtres entre eux et l'être à lui-même dans sa double postulation qui n'est pas un simple partage entre Satan et Dieu et qui fut la constante de sa vie tourmentée. Non seulement Jouve a fait de ses romans un théâtre dressé sur notre abîme, mais il montre combien sa double postulation eut un impact considérable sur son imaginaire. Ce n'est pas de loin que l'auteur perçoit le monde du désir, un monde où il ne s'agit plus de tenir un rôle, mais où tout réside en une lutte perpétuelle du corps et de l'esprit dans l'accomplissement ou l'écrasement de leurs désirs divergents. Jouve a su créer une écriture alternative et très originale (qu'on a crue parfois touffue et Mandiargues le souligne) qui sait mettre en scène les sens dans leur hybris tout en analysant leurs dérives et ce, non afin de les condamner. L'auteur donne à l’écriture les moyens de rendre simultanément le charnel et son surplomb réflexif. L’écriture jouvienne parle en effet le corps au corps par l'esprit, et l'âme à l'âme à travers le corps déchiré : c'est pourquoi une telle écriture reste un suprême danger.   
   Jouve parvient à autonomiser le langage romanesque afin de convoquer physiquement le lecteur. Il n'existe pas chez lui de dominant ou de dominé, de sujet ou objet. Emerge ainsi une forme de matérialisme et d'éthique capable de déchirer des visions radicales et donc fausses qui oblitèrent la complexité humaine. Donnant formes à des décors suggestifs, sursaturés d'émotions charnelles ou divines, clôtures et ouvertures, invitations sensorielles caractérisent des lieux jouviens révélateurs des profondeurs de l’homme et de l'hypocrisie sociale. Ils matérialisent aussi les régions de l’inconscient. Chaque décor, comme le remarque Mandiargues, devient «un lieu mental» par lequel le lecteur peu à peu se laisse investir. Le choix du roman rend au plus près pour l’écrivain sa conception matérialiste et spirituelle du monde. Par ce biais il unifie philosophie et écriture du corps et de l'âme en refusant de mettre l'une au service de l'autre. Jouve trouve ainsi le moyen de s'opposer au dualisme âme/corps en penchant pour une entité indivisible où tout fonctionne de manière interactive. Toute pensée vient de l'expérience et vice-versa en un discours spécifique où se combine l'expression de la chair et de l'esprit en un cycle ininterrompu. De la considération rationnelle, on passe à l'accomplissement du corps avant de retourner à l'esprit en créant une relation d'interdépendance. Il existe ainsi un enracinement passionnel de la pensée au sein du roman en tant que construction poétique au sens plein du terme. Mandiargues souligne encore combien Jouve est plus « immoral que Sade qui dans Les infortunes » précisait : “Instruire l’homme et corriger ses mœurs, tel est le seul motif que nous proposons dans cette anecdote"». Jouve ne cherche pas à créer une tension essentielle entre réalité et imagination mais entre deux ordres de réalité. De ce fait il crée un pont entre l’un et l’autre. Le lecteur passe d’une attitude réflexive à l’exaltation de ses sens. À une période durant laquelle est sollicitée l’aptitude à raisonner et à prendre du recul, se substitue un moment où les mots viennent réveiller le corps qui s’échauffe en provoquant en lui des émotions.    
   Le roman devient un révélateur d’une nature que masquent les conventions et les préjugés religieux et sociaux. Se produit une jonction entre besoin de l’esprit et logique du corps, entre énergie de pensée et activité charnelle. Surgit l’homme «naturel» sans fond, sans masques sociaux, soumis à ses désirs charnels et chez qui «raison» et désir ne font qu’un, en une intimisation. Mandiargues montre combien Jouve nous arrache à une vision romantique puis à celle du réalisme. C'est là une transgression trop rarement soulignée. Avec lui la littérature se détache de ses habituelles manières de dire. Il force l’homme entier à se découvrir, un homme qui soudain déborde de ses habits  empesés. Elle ne correspond à aucune règle, à aucun modèle clos et défini pour aller au tréfonds de l’homme, pour explorer ses limites et prouver combien la vertu n'est nullement essentielle en art. C’est même le contraire qui la «justifie». L’auteur a grand soin de nous le rappeler : «Ce n’est pas toujours en faisant triompher la vertu qu’on intéresse d'autant qu'il faut toujours savoir ce qui se cache derrière». Mais à l'inverse, et contrairement à eux qui pèchent par excès d'érotisme et qui (comme Pierre Bettencourt) par cet excès même marquent un mépris de la chair et rejoignent l'ascétisme ou le puritanisme. Le partage chez Jouve n'est pas si simple. Il n'y a pas le bas d'un côté, le haut de l'autre, le blanc d'une part et le noir à l'opposé. Tout brille de la même beauté et la pulsion n'est pas rejetée parce que jugée trop mesquine ou réprouvée. Le sexe n'est pas un songe. La métaphysique non plus. Le creux féminin enveloppe le mâle (et non le mal) démesuré de fantasme de maîtrise, un toujours possible changement de cap et une remise en question. Mandiargues a donc bien compris comment l'être chez Jouve n'est ni ange, ni bête, ne se limite ni à son «ça» et son «surmoi». Il n'est que ce «moi» en lutte entre le monstre et le pur, l'abstrait et le concret. De plus Mandiargues aura retenu l'essentiel de la quête de l'auteur d'Ode. Il apostrophe le monde intérieur de la manière la plus honnête « le doigt sur ses cachettes ». Pour le commentateur, Jouve est tout sauf un faiseur de compromis. Il ne cherche pas à faire de la morale là où elle n'a pas de place : dans le sexe.   
   Il ne cherche pas non plus à sexualiser la spiritualité. Ni moralisme donc, ni dévergondage. Pas non plus de position définitive, partisane. C'est pourquoi d'ailleurs Mandiargues rapproche à juste titre Jouve de Bataille. Chez ces auteurs, l'homme reste tel qu'il est : altéré mais, pour le dire, ils n'ont pas besoin de le touiller dans un pseudo jus de réalisme et encore moins de provocation ou d'obscénité. Chez Jouve la fiction « est fiévreuse, furieuse, cruelle » et son commentateur d'ajouter qu'elle est «de dénudation plus que de nudité». La femme n'est pas outrageuse ou outragée et l'homme n'est pas un porc. Au pire la première est, comme l'écrit Jouve, la «Sainte de l'abîme», mais qui a le mérite de faire oublier combien le haut et le bas sont d'une certaine manière des catégories spécieuses. C'est donc en ce sens - et même si la formule peut sembler faible aujourd'hui -, que, selon Mandiargues, «Pierre Jean Jouve est le plus attachant des romanciers du sexe que nous trouvons dans la littérature française». Mais le critique a bien soin de préciser : « Sexe noir, comme est noir le soleil de la mélancolie chez Dürer et chez Nerval ». L'auteur a été aussi sensible à ce que le romancier possède de moins franchouillard : gauloiserie, esprit rabelaisien. Dans le registre de l'amour, tel que le vit Jouve, de tels ingrédients tueraient la sensibilité et la subtilité comme l'épaisseur d'un propos qui nécessite de pures et longues résonances afin d'évoquer avec toute leur force plus existentielle qu'éthérée la nuit massive d'une chevelure féminine, le bleu fou du ciel d'été, et l'air aigu des cimes et des soupirs.
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Ce texte © Jean-Paul Gavard-Perret

Dernière mise à jour : 4 octobre 2008