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L'Eloge de l'Ouvert
Ode de Pierre Jean Jouve par Jean-Paul Gavard-Perret |
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La poésie de Pierre Jean Jouve surprend encore par
la vigueur de son interrogation créatrice qui se nourrit à la fois de son
imaginaire théologique et païen
écartelé entre "le surgissement du
dieu nègre" et
"l'amoncellement du dieu nu" [Ode, 1950, p. 73] et de sa volonté poétique
d’enrichir et de dépasser les formes fournies par la tradition littéraire de
son époque afin de mieux faire surgir ce que tout dans l'homme se retient de
pulsion et de feu. Mises à l’épreuve du langage poétique, éclatements des
possibilités de la figure, audaces pénètrent les soubassements de Ode en une
langue qui pousse très loin les limites expressives et rythmiques du mot afin
de faire éclater non le soleil noir de la dépression mais celui du "vrai
sein noir de mon Désir avec la satisfaction qui dure" [id., p. 57]
En ce texte trop méconnu et paru pour la première fois en 1950 aux Éditions de Minuit, la pratique poétique s’accompagne d’une réflexion philosophique fondée sur la volute énorme et indélébile de la chair partagée entre son besoin de fini et d'infini, ses pulsions vers le bas, ses élancements vers le haut, sans que l'on puisse mettre de contenus précis sur de telles directions métaphysiques et physiques. Et si la préoccupation de la forme achevée est pour Pierre Jean Jouve inséparable de celle de sa finalité, demeure dans Ode - comme dans la plupart des textes de l'auteur - une tension entre, d'une part, une prise en compte de la structure poétique et de son verbe, la pensée métaphysique du "théologien", et, d'autre part, la phosphorescence carnassière de l'homme de désir. Entre - aussi - la finitude humaine et un infini singulier, entre une sensualité pure, phénoménologique, et un devenir. Il existe donc là une préoccupation structurelle qui traverse tout le XXe siècle et qu'on retrouve, par exemple, chez Valéry pour qui «l'œuvre d’art est le résultat d’une action dont le but fini est de provoquer des développements infinis. Quantité de tentatives ont été faites pour réduire les deux tendances à l’une d’entre elles. Mais le problème demeure entier » . |
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Comme Valéry le laisse entendre, la question de la complétude
et de la finalité ouvre et établit une des tensions inhérentes à l’acte
créateur : elle prend chez Pierre Jean Jouve une intensité particulière pour
lui. En effet selon sa conception le poème est une prière d’un genre
particulier mais qui, comme toute incantation, ne meurt pas pour avoir servi.
Il est fait expressément pour renaître de ses cendres et redevenir indéfiniment
ce qu’il vient d’être dans son oscillation entre la forme du poème - fixe, finie
- et les renvois infinis de sa dynamique rassemblée dans l'exclamation :
"J'en appelle" [id., p. 72]. Le poème est toujours fracturé en deux
postulations majeures qui se résument à la fin d'Ode par les deux éléments
majeurs : le pierre et le feu [id., p. 117].
Il ne s'agit pas pour le poète de marquer une dichotomie entre les
notions de complétude et de finalité, de corps et d'esprit, mais de les
envisager comme un ensemble sous l’angle général de leurs enjeux à la fois
complémentaires et opposés et ce, de manière plus précise dans l’espace des
poèmes d'Ode où ce désir de tenir
ensemble apparaît comme central. La nature humaine devient ainsi un feu
héraclitéen, une surrection qui rappelle celle d'un poème de G-M Hopkins
lorsqu'il lance "Réconfort de la
résurrection " :
“ Nuée-vesse-de-loup , touffes-charpie, vols d’oreiller,
Dissipant le limon en pâte, en croûte, en poudre ; étanche, empèse Ces légions de masques, de marques d’homme incrustées à fangeux fouloir. Le feu de joie de la Nature arde à milliards ! Mais que s’éteigne Sa plus avenante étincelle, sa préférée au soi fin-clair, L’homme — aussitôt sa dent de feu, sa marque sur l’esprit s’annule ! Tout deux sont dans un insondable, tout est dans un énorme noir". "Elle cependant voici
La voici sur un lit de fer la voici sur un lit de braise La voici touffe et rose de marbre sur un lit d'écume de fer (…) N'attendant que toi depuis l'aube et le malheur originel (et c'était avec toi déjà te souviens-tu bien, avec toi)." [id., p. 67]. |
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Il y a là toute la problématique de Jouve et Ode signale l'essentiel : le manque qui anime
tout être et ses mythes au nom de la perte et de l'absence impossibles à combler
: celle de l'image première à savoir celle de la scène où il fut "
enfanté". Toute l'écriture s'en voudrait un relevé mais qui coexiste avec
un sentiment de culpabilité : perdre la femme c'est sans doute retrouver Dieu
mais s'en tenir à lui revient à la perdre dans le plaisir charnel qu'elle
nourrit et sans quoi l'homme n'est qu'ombre et cendre. Ode est donc un corps visant à créer un contre-corps dans
lequel l'écrivain tente de continuer à vivre selon des " lois "
rigoureuses de la double fascination, de la double postulation mais dans lequel
tout n'est pas si radical que chez
Baudelaire - que Jouve connaît si
bien. Le partage entre Satan et Dieu est plus complexe que chez l'auteur des
Fleurs du Mal, sans doute parce que le poète du XXème siècle reste sans doute
et malgré ses postures moins cérébral que son prédécesseur. Certes il n'est pas question pour Jouve de s'abandonner au pire retour vers l'origo. Á l'opus dei fait pendant le désir. L'auteur multiplie les traques des moments " perdus " ou capiteux qu'il cerne jusqu'à n'aboutir qu'à une suite de culs-de-sac ad quem qu'il prend pour terminus a quo. Croyant atteindre le lieu central dont le Prince aurait été lui naissant, il dérive vers des faubourgs les plus éloignés. Il navigue entre le mortellement ennuyeux et le mortellement palpitant. Et Ode ne suffit pas à satisfaire sa soif et son besoin de celle qui lui échappe toujours. Même en ayant recours à Dieu rien n'y fait : "J'en appelle à tes profonds ris ô fruit des dix mille nuits
(…)
Et sur la colonne de lait, je soutiens un temple plein d'armes Où la mort d'un seuil se recule, où les soleils font dans midi Une énorme volute de chair" [id., p. 72]
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Pour Pierre Jean Jouve la poésie relie deux postulations dans
une étroite relation de subordination afin d’élever le problème de la finalité
à un niveau philosophique qui, débordant l’œuvre en tant qu’unité linguistique,
l’inscrit dans une détermination aussi téléologique que sensorielle. Poéticien
de nature, il est aussi philosophe de l’Antiquité grecque, théologien,
phonologue, phénoménologue, artiste, et, enfin, musicien ! C’est pourquoi au
sein de Ode, cœur et corps agissent
ensemble et définissent un espace paradoxal.
Ce texte, pour reprendre Deleuze, est "un voyage, un trajet, mais qui ne parcourt tel ou tel chemin extérieur
qu’en vertu des chemins et trajectoires intérieurs qui la composent, qui en
constituent le paysage ou le concert ”. Pierre Jean Jouve s'y présente avec
l’ambivalence d’un univers imaginaire où se mêlent la croyance à une
onto-théologie, la pensée de l’immanence, du dévoilement de nature
heideggerienne et la violence obsessionnelle des pulsions de la libido. Il
existe ainsi dans Ode deux axes ou deux angles. L’un - fermé - envisage l’œuvre
sous l’angle d’une unité linguistique. La complétude rejoint alors la notion de
finalité dans une harmonie aboutie. Le
second - ouvert - embrasse la finalité
du texte sous sa propension de non-abouti ou de dépassement. Mais ces deux axes
jouent ensemble : la finalité travaille dans l’inachèvement, dans un devenir toujours en train de se faire, et
qui déborde toute matière vivable ou vécue. Pierre Jean Jouve rejoint ainsi
l’idée de Heidegger sur l’ontologie de l’art. Le philosophe voit à l’œuvre dans
la création la réciprocité dialectique de la clôture et du rayonnement, sa vie
secrète et le déploiement de ce qu’elle rend manifeste. La création, comme il
l’écrit dans "Chemins", "loin de laisser disparaître la matière, la fait bien plutôt
ressortir". Avec Ode le poème arrive à sa pleine résonance. Certes, la question de l’œuvre comme une unité fermée se pose
depuis le Phèdre de Platon, où le philosophe s’appuie sur la métaphore du corps
humain pour dire que tout discours doit être organisé comme un être vivant dont la relation des parties à
la totalité forme une première harmonie des éléments entre eux, pour ensuite se
fondre dans une harmonie globale qui
dans l’écriture du poème trouve une convenance mutuelle et une
consonance avec l’ensemble. Quant à Aristote, il parle dans sa Poétique (Chap.
6) de l’importance de l’unité de l’oeuvre en fonction de l’agencement des faits
en système. Il souligne de plus qu’un tout doit être construit de telle manière
que la cohérence interne soit intègre à elle-même, que les parties soient
agencées de telle sorte que, si l’une d’elles est déplacée ou supprimée, le
tout soit disloqué et bouleversé. Il s’agit donc d’une rhétorique qui obéit à
une nécessité structurelle, d’un agencement formel intrinsèque à la chose. Toutefois, toute considération poétique qui
désigne la finalité du texte comme l’expression de sa complétude dans les
termes d’une pure visée sémantique, court-circuite à la fois sa dimension
téléologique et corporelle. Bref, elle refuse le message proprement poétique,
celui du signifié en amont ou sous-jacent au texte – son “subpensum”, comme
le dit Hopkins, et celui en aval, qui le déborde et le dépasse. De telles
définitions, comme celle de I.A. Richards selon laquelle “un poème commence
par créer un problème linguistique dont la solution par le langage sera sa
forme achevée” ne mènent pas loin dans la compréhension de grands poèmes tels
que ceux qui constituent Ode : elles s’enferment dans une relation
entropique du poème avec lui-même. Achèvement et finalité s’équivalent, en
permettant de circonscrire le poème - objet linguistiquement stable - dans
l’espace de la page. Un tel arrêt logique ou intentionnel de son développement
met fin à une structure qui, dès lors, se considère comme complète. |
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Plus surprenante est la définition de Jouve dans Apologie du
poète, selon laquelle “La poésie est une parole qui s’écoute dans un pour soi
ou un en soi au-delà de sa signification”. Une telle définition semble réduire
tout contenu poétique à l’emprise phénoménologique de ses images – en dehors de
leur sens profond – et à la richesse de son identité linguistique. Dans le
contexte de Ode, le terme “poésie” s’appliquerait alors à autre chose qu’à
ses propres textes. L’intérêt que le poète affiche pour la technique, telle
qu’il l’élabore dans Apologie du poète en particulier, va au-delà du seul souci
esthétique : ce qui permet de comprendre sa condamnation de l’emploi
gratuitement répétitif de rythmes et de rimes de la poésie parnassienne. Une
évidence s’impose dès lors : Pierre
Jean Jouve conçoit son texte poétique comme un exercice spirituel pour
s’approcher de Dieu, suivant en cela l’enseignement d’Ignace de Loyola. Mais en
une approche très particulière : contrairement à un Hopkins, Jouve ne renonce
pas aux béatitudes de ce monde. En tant
qu’expression d’une théophanie et d'une cérémonie païenne, sa finalité est de
servir le principe de la Création. Formes et contenus poétiques renouvellent
l’Incarnation dont l’homme lui-même est un témoin mais aussi un acteur
désirant. Leur finalité devient celle
d’une ouverture vers le monde. Dans le cadre de l’exercice spirituel
mais aussi dans celui plus incarné à l'approche de la femme désirée, l’image se
révèle receler deux natures pour Jouve
et pour l'être en général : celle qui réside dans son énergie propre et celle
qui provient de son énergie transitionnelle. Pour Pierre Jean Jouve, tout mot signifie ainsi une multiplicité de choses ou de rapports
entre elles. Et la valorisation de l’unité organique de l’œuvre, selon la
métaphore platonicienne du corps humain, est manifestement reprise par le
poète, qui l’étend à sa pratique. C’est donc l’ouvert du poème qui définit sa finalité dans un monde
qu’il fait venir à lui et qu’il instaure dans sa cohérence défaite. Il s’agit
là d’une finalité paradoxale, démentie par son propre souci pour la technique
poétique dont pour Pierre Jean Jouve et selon Apologie du poète - "seule la parfaite exécution assure la survie" [id., p. 33]. Il est clair que
l’intérêt de sa création réside à la fois dans sa manière d’exploiter au
maximum le potentiel du langage et dans la lecture plurielle et sensible d’un
univers où s’incarnent la Création en tant que Femme, la Femme en tant que Création.
La représentation sensualiste du phénoménologique se déploie dans un espace
tensionnel, puisque c’est à partir de ce dernier qu’il essaye d’atteindre
l’abstraction métaphysique. L’oeuvre s’accomplit dans la réciprocité entre la
finalité de l’objet esthétique et le principe a priori de la finalité. Cette réciprocité engage un mouvement perpétuel entre l’oeuvre et le monde qu’elle
renouvelle à chaque lecture. C’est à ce titre que pour Pierre Jean Jouve l’idée
de “ terme final ”, empruntée à Aristote, prend tout son sens : un terme final
n’est pas forcément une fin. Il inclut
son contraire : la finalité entendue comme téléologie, ou comme une succession
d’entéléchies, ou d’étapes. La finalité digère son "même", digère
l’idée de son achèvement. Écrire devient une affaire de devenir, toujours
inachevée, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable
ou vécue. |
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La durée de l’oeuvre est
alors, comme l’affirme aussi Valéry, l’affaire de sa
puissance virtuelle : “L’oeuvre dure en tant qu’elle
est capable de paraître tout autre que son auteur
l’avait faite. Elle dure pour s’être
transformée, et pour autant qu’elle était
capable de mille transformations et interprétations”. De
par sa portée
téléologique, elle échappe à
l’entropie, de par sa portée sexuelle elle la
resserre jusque dans les développements ultérieurs qu’elle
suscite. Cette valeur non seulement renouvelle le monde dans la résonance de
son être mais elle invite et provoque l’interrogation. Elle devient ce qui en
découle : l’instauration du langage en
parole initiatique et sensualiste. En donnant à l’écriture un double pouvoir
créateur, Pierre Jean Jouve entre en contradiction avec sa pensée de croyant.
C'est par l’identification entre l’homme et Dieu ainsi que par le biais de
l’Incarnation, qu’il réussit à contourner une pensée existentielle de
l’immanence telle qu’on la retrouve chez Heidegger. Le poème n’est plus
fondateur de l’être ou - s'il l'est - c'est en soulignant ses contradictions.
L’esthétique de Pierre Jean Jouve est donc pré-moderniste dans la forme, mais théologique dans le fond, toutefois
celle-ci apparaît parfois comme capitale, parfois comme inutile et parfois
comme impossible... Pour le poète, en
effet, la femme prend l'homme comme par surprise mais c'est alors qu’il se
révèle dans sa vérité héraclitéenne. Certes, pour Héraclite, les contraires
s’accordent, la discordance crée la plus belle harmonie. Exploitant pleinement
cette idée, Pierre Jean Jouve fait de chaque ressemblance le tremplin d’une
différence surprenante et de chaque différence la raison surprenante d’une
ressemblance. Le poème devient le point nodal de l’ensemble des théories, en
ce qu’elles touchent à la fois à son savoir de philosophe, à sa foi profonde, à
sa sexualité. La syntaxe y devient une sorte de faculté de l’âme et du corps,
elle fait valoir surtout la théorie de l’individuation où Pierre Jean Jouve
puise sa propre idiosyncrasie. Par le poème, il découvre qu’il est en tant
qu’homme et en tant qu’individu quelque chose de, sinon tout à fait complet, du
moins singulier. Les poèmes de Ode deviennent à ce titre le carrefour même où l’être du poète et
celui du poème, le corps de Dieu et celui de la femme se rejoignent dans un devenir réciproque d'où cette "Idée de
Chine intérieure (dans) la foudre éthérée du matin" [id., p. 13]. Le destin de
l’homme s’incarne dans le dess(e)in
transcendantal et pulsionnel du poème. |
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Référence | Œuves poétiques, Ode, Paris, Les Éditions de Minuit, 1950. | |
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Site Pierre Jean Jouve Sous la Responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert Ce texte © Jean-Paul Gavard-Perret Dernière mise à jour : 23 février 2009 |