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Un
partage de la lumière entre Pierre Jean Jouve et Josef Sima par Marie-Antoinette Laffont-Bissay
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Lectures de Pierre Jean Jouve - Accueil ▲ |
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L’attirance incontestable de Pierre Jean Jouve pour la peinture donne à lire de très belles pages dans En Miroir, Journal sans Date, sur Les Cendres de Phocion de Nicolas Poussin, L’Empire de Flore de David, Le Marat assassiné et le Saint-Sébastien de Georges de la Tour1 ; dans Le Tombeau de Baudelaire, sur les toiles de Delacroix, de Méryon ou encore de Courbet. Jouve consacre également des poèmes à la mémoire de Claude Lorrain – « Psyché abandonnée devant le château d’Éros »2 dans Kyrie, « Patrie antérieure »3 dans Hymne –, des ekphrasis de Paysage avec Tobie et l’Ange et de Marine, Soleil couchant dans deux poèmes des Noces, « Tobie »4 et « Soleil couchant » (N, I, 173). Dans « Description »5 ou « Le Tableau »6 de Proses, Jouve décrit des toiles de Balthus. La peinture illustre également ses textes puisque Josef Sima offre au poète douze eaux-fortes pour Le Paradis perdu. Ces nombreuses références à la peinture ne révèlent pas seulement la fascination du poète pour cet art : elles suggèrent aussi que Jouve lui assigne un rôle spécifique qui se répercute directement sur sa création poétique. Dans Les Noces, recueil marqué par les crises sentimentale, littéraire et psychanalytique du poète, il est possible de retrouver des points communs avec la démarche créatrice du peintre tchèque, Josef Sima, rencontré en 1923, année cruciale pour Pierre Jean Jouve puisque « la crise de 1922-1925 devait [l]’amener à faire cet acte de volonté, que peu de personnes voulurent comprendre : rejeter en bloc, tout ce que [il] avait écrit et publié jusqu’alors »7, mais également pour le peintre qui connaît « sa propre phase d’ébranlement à l’époque de la dislocation du "Grand Jeu". »8 Les deux artistes font entrer leur vie intime, émotionnelle et leur questionnement personnel au sein de leurs œuvres à la suite d’un travail de sublimation laissant apparaître moins des traces explicitement autobiographiques que les étapes de leur démarche personnelle. Si le peintre représente avec ses formes et ses couleurs ce qu’il voit, le poète l’écrit avec des mots. Myriam Watthee-Delmotte remarque très justement qu’« il faut constater le parallélisme des moyens d’expression mis en œuvre par les deux créateurs : le dépouillement extrême des œuvres de Sima, sa quête de l’émotion dans les formes les plus nues, correspond au travail d’épuration produit par Jouve sur le langage, intégrant la recherche des silences sur lesquels les mots se détachent et se perçoivent avec le maximum de résonance poétique. »9 C’est pourquoi nous interrogerons dans les poèmes des Noces, le motif de la lumière moins comme une illustration de la peinture par la poésie ou inversement, que comme une convergence entre deux démarches créatrices puisque « entre 1926 et 1938, les deux hommes [Pierre-Jean Jouve et Josef Sima] semblent animés par un désir d’identification se manifestant par l’interpénétration intime de leurs œuvres. »10 Pour Pierre Jean Jouve, la lumière matérialise autant la vie que l’appel divin. Venant de l’extérieur, elle pénètre son intimité pour y répandre ses rayons et permettre la clarification. La lumière est celle qui sauve du péché, qui purifie autant qu’elle permet la renaissance à soi. Elle aide à ce que « le désir soit sublimé, purgé de la Faute, qu’il subisse une catharsis dans et par la poésie. »11 La lumière, si elle ne permet pas de résoudre totalement le dualisme Éros/Dieu, s’offre comme une solution : elle fait de son faisceau un des lieux possibles au déploiement de la poésie. Elle devient en quelque sorte l’aboutissement du cheminement poétique fondé sur un dualisme mental, l’accès à une vérité spirituelle offerte après l’épreuve du mal. Pour Josef Sima, la lumière, avant de devenir un sujet indispensable à ses toiles et une matière à explorer sans cesse, est celle qui lui rappelle son appartenance au monde et la présence de l’Unité. Le peintre fait deux fois l’expérience décisive de la lumière. La première rencontre a lieu lors d’un voyage en train entre Hendaye et Saint-Sébastien. Nous donnons à lire successivement les deux témoignages du peintre qui s’étend davantage sur cette impression dans le deuxième extrait : Il n’était que quatre heures de l’après-midi, mais les lampes étaient déjà allumées. Dans une courbe de la voie, un rideau bleu-noir est apparu au-dessus du paysage et a aspiré les couleurs de tous les objets. Nous nous trouvions dans un défilé entre deux montagnes. Le train a ralenti, les ampoules se sont éteintes. Sur la prairie, j’ai vu se mouvoir le centre ardent d’un feu de bengale, mi-blanc, mi-vert… C’était l’éclair en boule. Il s’est éteint. Quelques coups de tonnerre ont suivi. Et le train est reparti.12 Les lumières s’éteignirent brusquement dans le wagon et nous nous arrêtâmes en pleine campagne… Une sorte de foyer lumineux apparut sur une pente, en face de nous, et se mit à rouler doucement. La descente de cette lumière palpable dura un temps assez bref qui me parut infini, puis il y eut plusieurs coups de tonnerre qui libérèrent le ciel. J’avais pu voir la lumière devenir matière. (…) Et cela a confirmé des intuitions anciennes. J’ai d’abord peint des paysages éclairés par cette tempête électrique ; puis c’est la lumière elle-même qui est devenue beaucoup plus tard, la matière de mes tableaux.13 Outre son importance, la lumière rappelle à Sima le lien originel l’unissant à la terre-mère. L’éclair devient primordial car il est « comme une vision initiatique où lui apparut l’unité substantielle du monde. Elle lui a été révélée par l’intermédiaire de l’éclair, donc de la lumière qui, peu à peu, devint l’élément essentiel de ses tableaux. »14 C’est ce que montre la fulgurance de la lumière par superposition du blanc et du noir dans Tension électrique (La Foudre, Mlno, 1928). L’éclair, par sa force, s’assimile à un message que le peintre décode comme un appel pour rejoindre le "cri" primordial, comme le symbole d’un jaillissement intime de l’être jamais encore connu par faute de n’avoir vécu jusqu’à présent une telle expérience. L’éclair est une image du feu qui, selon Bachelard, « est l’ultra-vivant. Le feu est intime et il est universel. Il vit dans notre cœur. Il vit dans le ciel. Il monte des profondeurs de la substance et s’offre comme un amour. »15 Dans Souvenir du Grand Jeu, Sima confie d’ailleurs en ces termes l’importance de cette impression : J’ai toujours cru et je continue à croire, même si je ne serai jamais en mesure de le prouver, en l’événement soudain, qui ne dure qu’un instant, mais qui est d’une nature tellement complexe qu’on peut le comparer à des phénomènes chimiques tels que les transformations soudaines, ou bien aux processus biologiques d’éclosion (floraison) ou de naissance qui ont été précédés par toutes les conditions requises : étonnement, sensation d’un arrêt de respiration, suivi du cri et de la vision.16 Même si le poème ne rend pas compte de la vision d’un orage, il souligne la trajectoire nécessaire pour atteindre la lumière :
LA
TERRE AVEC SON ŒIL GRIS regarde passer le ciel
L’étrange messager qui marchant sur les heures tire les yeux vivants Et les retourne à l’intérieur des âmes Celui qui met aussi sur le sein respirant Du monde le réseau des éclats et des souffles Fait retentir la magie Et se retire avec le jour devenu noir Profondément s’en va vers les profondeurs inspirées Vers le haut le très haut et sublime petit point solitaire Et là ouvre sans bruit l’abîme de la douceur Avec l’étoile passionnée qui toujours se tait et regarde Vers un plus lointain Un plus inconnu Où pourrait paraître le Seigneur des Cieux. (N, I, 107-108) « L’étrange messager » est obligé de connaître l’obscurité avant le soulagement offert par la lumière : pour cela, il s’en va « vers le haut le très haut et sublime petit point solitaire » comme celui qui permet le jaillissement de l’éclair sur la toile. Et « l’étoile passionnée », seule source lumineuse dans le poème, conduit à la lumière absolue située dans un « plus lointain » lieu, caché pour le moment à la vue des hommes, révélé par l’intensité de l’éclair dans le tableau de Sima. Le poète ne sépare pas non plus le mouvement de la lumière d’une perception érotique que ce soit par des mouvements de va-et-vient, « se retire », « s’en va », ou par l’emploi de mots connotant une forme de sensualité, « sein », « douceur », « passionnée ». L’Éros ne se distingue pas, dans la quête jouvienne, de la spiritualité car il aide aussi l’homme dans sa démarche téléologique, celle de rejoindre, « vers un plus lointain » lieu, Dieu, « le Seigneur des Cieux », celui qui scelle la gravitation de l’homme sur terre et la question de son destin. La seconde rencontre du peintre avec la lumière a lieu à Carona lors d’une visite rendue à Pierre Jean Jouve et à Blanche Reverchon-Jouve : Trois ans plus tard chez Pierre Jean Jouve à Carona, sur les hauteurs au-dessus de Lugano, tard le soir, je me trouve au milieu des nuages descendus très bas, chargés d’électricité. Les éclairs silencieux, sans le bruit du tonnerre, passent entre les nuages et dans l’instant d’un éclair apparaît dans le paysage la nudité d’un arbre mort, véritablement d’un corps devenu nu. C’est ici peut-être la contemplation, le rappel de la foudre en boule, la lumière épaisse qui crée le monde, et de loin je commence à pressentir des toiles que je ne réaliserai que plus tard.17 Dans son texte autobiographique à l’intention de Ribemont-Dessaignes, Sima précise cela sur cet orage à Carona : Un jour, tard le soir, commence un orage par des éclairs entre les nuages très bas dans lesquels nous nous trouvions. Les éclairs venaient de nulle part et se trouvaient partout. Rien n’existait dans l’obscurité, ni la terre, ni moi, sauf quand l’éclair allumait tout. Jamais je n’avais encore eu cette sensation de l’unité de la matière, des pierres, des cubes, de l’eau, des nuages, de l’air et de la lumière.18 Ces deux rencontres avec la lumière constituent donc un événement majeur dans la démarche créatrice du peintre. Il ne cherche pas à représenter de manière objective l’éclair ou ses conséquences sur le paysage car il préfère saisir dans cet éblouissement la lumière, comme signe de vie, de renaissance mais également de mort, celle qui brille lors des derniers instants. Sima ne désire pas seulement traduire ses perceptions sensorielles sur le tableau mais après une étape d’intériorisation et de transformation intérieure, il tente de les transcrire ou tout au moins de donner les sensations ressenties après cette trajectoire toute intime. C’est pourquoi « ses tableaux ne sont donc pas la description d’une réalité objective, pas plus que la notation de sensations subjectives, mais l’expression de l’unité dialectique du sujet et de l’objet. »19 Pierre Jean Jouve procède de la même manière : il explore ses profondeurs intimes avant de traduire, par les mots, la compréhension qu’il en a eue. Ainsi l’étendue de la réalité mise en œuvre par les montagnes est dépassée : aller voir de l’autre côté, c’est comme défier les propres limites de son intimité, repousser cette noirceur, ce Mal pour recouvrer la lumière, le Bien : LIMITES À la limite naturelle des montagnes La terre est parfaitement bleue vue de très loin Si l’on approche elle n’est pas seulement verte et jaune Mais pleine d’un appel étrange comme si Toutes les couleurs franchies venait la couleur première. On écoute au milieu des prairies fantaisistes De l’eau, on voit circuler des oiseaux, Près du jeune cimetière une ombre favorable : Ah fais que je ne meure point, Seigneur, sous ce bandeau ! (N, I, 126) La lumière se déploie grâce à une palette de couleurs liant le bleu, le vert, le jaune. Ces dernières conduisent à saisir « la couleur première », pure et originelle. Le bleu, rattaché au domaine spirituel, et la montagne, symbole de l’élévation possible, contrastent avec l’angoisse de la plaine, des prairies, du fleuve plus proches d’un mal à venir. La supplication qui clôt le poème rappelle une des nécessités de la poésie : celle qui permet la sublimation de ces émotions et angoisses intérieures, leur dépassement par une verbalisation. C’est pourquoi « le travail indispensable, la tâche constante de l’artiste – poète ou peintre, peu importe – se ramène à des actes répétés de sublimation, à des tentatives toujours renouvelées pour transformer les impulsions humaines les plus contraires et les plus fondamentales en une dialectique pénible mais fructueuse, dialectique qui aboutit à une œuvre d’art rédemptrice, voire sanctificatrice. »20 La révélation qu’eut Sima avec l’orage à Carona le conduit à mieux comprendre le fonctionnement du monde et prend place dans sa toile, Double paysage (1928) : le dédoublement des arbres, des pierres de cristal, des flaques d’eau disent la manière dont les éléments retentissent sur son être intérieur. Le peintre comprend alors la réalité du monde sensible. L’arbre, aussi décharné soit-il, après le passage de l’orage, demeure debout. Héroïque, il reste dans le paysage et par sa figure double, il ne cesse de symboliser la force de la vie éternelle. Étant lui-même symbole de vie et d’unité, il peut se répéter, perpétuellement. Le cristal, « la plus parfaite d’entre »21 les pierres, rappelle aussi au peintre l’unité de la matière et la signification profonde que chaque pierre enferme en son centre puisque « la pierre, selon Mircéa Éliade, représentait l’indestructibilité et la durée ; l’arbre avec sa régénération périodique manifestait la puissance sacrée dans l’ordre de la vie. Là où les eaux venaient compléter ce paysage, elles signifiaient les latences, les germes, la purification. »22 La matérialité vivante et humaine du corps du peintre ne rejoint pas celui de la nature mais une communion s’opère malgré tout. Le peintre ressent la nature au plus profond de lui et cherche à exprimer, par formes et couleurs, l’intensité de cette union car « l’imagination de Sima ne se nourrit plus de soudaines illuminations, ni de descentes dans les profondeurs des couches archaïques de la mémoire, mais d’impressions sensorielles, de la contemplation poétique de la nature où se libère sa rêverie. À nouveau, il revient à l’essentiel et à l’unité originelle, mais cette fois par la fusion du sujet et de l’objet, du monde intérieur et du monde extérieur, de l’homme et de la nature. »23 Le détachement avec la matérialité spatiale s’opère également chez Jouve qui saisit, à partir de l’observation et de la contemplation de la matière, la nécessité aussi de s’en séparer : L’ESPRIT JEUNE Les arbres quand on les mesure sont bleus de joie La terre quand on la suit est passionnément rousse Le ciel quand on le dévisage est rose ou même lilas ; Les graminées plongeant comme la mer La force appuie sur nous Les esprits du côté du vent font leur prière Les cheminées fument dans l’adoration ; La musique de la contemplation saisit les oiseaux Parce que l’âme est étendue plus haut que l’espace Et plus haut que les conceptions et que l’Amour. (N, I, 139) Le dédoublement explicitement visible sur la toile de Sima conduit à la spiritualisation de la matière. Chez Jouve, ce dédoublement prend place par la dissolution du corps et de l’âme en deux entités distinctes. Le poète cherche à élever son âme dans les hautes sphères spirituelles dénuées de toute force corporelle. Ainsi, « la poésie de Jouve montre un effort constant pour rejoindre l’Unité, et abolir cet écart de soi à soi qu’a provoqué la conscience où le spirituel et le charnel s’affrontent en des rapports d’étrangeté. »24 Apparaît alors la profération d’un acte de foi sur l’Unité à la fin du poème « Monde sensible » : MONDE SENSIBLE L’âme est seule au-dessus du monde bleu De la terre belle et animale, sans espace. Un jour la terre en mouvement Avec les tons, les brises, l’odeur du sexe et les saisons Et les rires qui comme les paroles ne reviennent plus Et les arbres dont le bord majestueux Et sous la chaleur immense les efforts Du passager ou voyageur, Ne sont rien à l’âme obscure et qui se meut Vers un autre pouvoir et vers une autre touche D’adoration À l’intérieur de son aveugle ressort ; mais d’autres jours Tout est un, et un en un, tout en un Et un en Dieu Et Dieu présent dans le tronc d’arbre mort. (N, I, 185-186)
La supériorité de l’âme et le rappel du fonctionnement de l’Unité font que « l’enjeu [de la poésie de Jouve] n’y est pas la conscience que l’être prend de soi, mais la vocation de l’âme, plongée dans les eaux troubles du péché, qui s’offre au regard limpide d’un juge et d’un amant transcendantal. Poésie de l’âme, et non de la conscience (au sens intellectuel), poésie de l’abandon et non de la conquête, l’œuvre de Jouve fait suite aux grands "itinéraires" de la spiritualité chrétienne. »25 Dans ce poème, Jouve se tourne vers les hauteurs d’un monde offrant à l’âme une place privilégiée, vers un paysage luxuriant, verdoyant et dynamique toujours « en mouvement / Avec les tons, les brises, l’odeur du sexe et les saisons » pour connaître l’extase de l’illumination : le détachement du monde sensible ne peut se réaliser que par l’expérience de ce dernier. La trajectoire du poète se situe donc entre des tensions de l’ici-bas et de l’au-delà, d’Éros et de Thanatos, de Vie et de Mort. Dans le poème et le tableau, les artistes ne cherchent pas à représenter objectivement le paysage observé car ils préfèrent en donner la conscience intime et émotive, en partager ce qu’ils ont vu sensiblement. La renaissance et le renouveau ressentis par Jouve et Sima prennent place alors dans ce texte pour le poète, dans un tableau pour le peintre, Mlno (orage, Tension électrique, 1928) : ROSÉE DE L’ORIGINE Quand la rosée divine brille sur l’origine Quand le jour, le bleu, le vert, l’éclair et l’espoir Et le transparent sol, La journée sur les Alpes Le berceau de la mer, Se reforment comme des biens purs et rieurs, Ils proviennent par la droite ligne du matin Directement de la bouche encore innocente de l’origine. La rosée divine brillant sur l’origine, et les nuits sont belles Plus grandes que jadis. La lune en découvrant ses dormeurs fantastiques Les montagnes des seins du sol avec les nations Inclinées vers la mer, ou aux villes bâties Un seul jardin prisonnier de monastère, Mémoire ! la lune a découpé en noir Funèbre des amoncellements de dessins classiques De feuille, de mélancolie et larme et aussi de gloire. Mais les papillons, terribles dessous roses Volent à minuit. Mais les lacs de la sagesse qui se reposent Mais les vents qui naissent Avec fruit, soulevant parfois des masses d’arbres Qui à l’image de la mort sont vertes ; les bienfaits De tant d’amour Céleste Auteur, ne me sont pas assez sensibles.
Le
vent pourtant murmure
Avec un son rauque Souffle, écoute on ne sait à quelle hauteur. C’est la paternité divine pour l’homme levant la tête, Elle caresse Et menace les jours. (N, I, 163-164) La répétition du fragment « la rosée divine brille sur l’origine », la couleur bleue teintée de spiritualité ou encore « l’éclair », le « matin », porteurs d’espoir, soutiennent l’indispensable quête que le poète poursuit pour connaître un certain apaisement. La manière dont la lumière apparaît comme une délivrance le mène sur le chemin de la rédemption à la fois poétique, artistique et religieuse. Cette délivrance toute lumineuse est dite explicitement avec l’intervention de l’Ange : « Un Ange survint, écarta les murailles / On revit le soleil le monde illimité. » (N, I, 100) L’élévation à laquelle sont soumis le poète et la parole répond aux objectifs que Jouve s’était fixés dans En Miroir, Journal sans dates : J’étais orienté vers deux objectifs fixes : d’abord obtenir une langue de poésie qui se justifiât entièrement comme chant – pas un de mes vers que j’avais écrits ne répondait à cette exigence ; et trouver dans l’acte poétique une perspective religieuse – seule réponse au néant du temps. Un mouvement vers le haut, un mouvement de la conscience que je propose de nommer « spirituel », se présentait à l’esprit par ces deux objectifs réunis. Ce mouvement n’a plus vairé, dans tout le cours postérieur de ma vie et de mon travail. (EM, II, 1068-1069) Mlno (orage, Tension électrique, 1928)26 contient aussi l’évocation d’une origine. L’éclair sert à exprimer sa brève et instantanée vision du monde mais « Sima ne cherche pas à la transcrire dans sa réalité visuelle, mais à l’interpréter symboliquement. »27 Sur un arrière-plan où se mêlent indistinctement un vert foncé tacheté de rouge et un rose signifiant le ciel, se détachent, au premier plan, une flaque bleue, un arbre marron et blanc, une pierre de cristal blanc et une forme blanche, ce tout représentant l’unité d’un paysage cosmique. La forme blanche ressemble à une femme acéphale pour laquelle les parties du corps se distinguent à peine : le contour des seins et celui des jambes sont seulement esquissés. Mais son inclinaison, sa volupté, sa couleur font d’elle une émanation venue du ciel pour rejoindre la terre, comme l’éclair surgi des cieux frappe le sol. Cette présence féminine n’est pas à négliger : la femme renvoie chez Jouve à l’incarnation du péché et de la faute, chez Sima, à l’humanité originelle. En effet, « l’orage de Carona fut une expérience partagée par Jouve et par Sima qui lui attribuèrent ensemble une vertu révélante et destructrice. Grande femme acéphale pour l’un, "blanche femme modifiant tout l’horizon ancien" pour l’autre, l’orage prit à leurs yeux l’apparence de la femme. »28 Cette retranscription de l’éclair dans les toiles et dans les poèmes réveille les images sexuelles liées au feu, images que Gaston Bachelard développe dans La Psychanalyse du feu. Le feu anime alors l’énergie nécessaire aux pulsions sexuelles chez l’homme et chez la femme. Enfin, l’eau est là pour accueillir cette renaissance du monde, le cristal pour la soutenir. L’arbre apparaît dans sa plus pure nudité, sans feuille, comme pour signifier son attachement primordial au monde. « Si la pierre, l’arbre et la femme participent ensemble de l’animation d’une nature réunifiée, c’est que tout renvoie dans ces paysages mythologiques porteurs d’objets hétérogènes au symbolisme cosmique des temps de l’origine. »29 Le blanc de l’éclair, du cristal, de la femme et le bleu de l’eau témoignent de l’unité des éléments. La terre manifeste alors l’explosion de cette vitalité organique. Les formes schématiques et géométriques demeurent suggestives et conservent en cela toute leur force expressive car elles ne cherchent pas à représenter objectivement le réel mais à l’évoquer sensiblement. C’est pourquoi « la peinture dispose d’un vocabulaire aux ressources expressives beaucoup plus fines que le mot qui est toujours lié au concept. Plus le moyen d’expression est libre de toute notion, plus il s’adresse directement au "sixième" sens, et plus il pourra exprimer "l’indicible". Le grand art de Sima réside dans ce pouvoir de traduire un monde d’une beauté et d’une force d’émotions intenses, grâce à la tension qu’il crée dans les tableaux. Ces derniers sont plus près du réel qu’un tableau représentant fidèlement la nature. Libres de toute école et de tout formalisme, ils sont l’expression spontanée de la sensibilité d’un des artistes les plus complexes de notre époque. »30 Sima saisit la réalité comme dans un moment d’illumination tout aussi fulgurant que l’éclair l’est lui-même. Une telle perspective de la création picturale amène une réflexion philosophique sur le temps car le peintre est partagé entre l’instant de la vision, le temps de la mémoire, le temps de l’intériorisation des émotions et le temps de la reproduction. C’est peut-être pour cette raison que Sima tente de résoudre cette tension en délaissant la représentation objective du paysage pour une plus subjective, sensible et émotionnelle, en préférant retenir les lignes de force du paysage et son agencement comme veines du corps du monde afin de laisser apparaître l’essence même du monde vivant. Jouve recherche aussi l’origine du monde pour aboutir à un état de plénitude. Il parle alors de « rosée d’origine », du « vent » et de son murmure comme éléments infimes, dénués d’une forte empreinte matérielle et concrète afin de mieux atteindre cet état de spiritualité tant recherché. La rosée et le vent suffisent à suggérer un monde dans sa plus grande réalité et plénitude d’être. Quelques années plus tard, dans Éléments pour nature, impact de lumière II 1968, la lumière deviendra un matériau poétique essentiel des toiles de Sima. N’étant plus seulement éclair, elle explose comme symbole de la réjouissance de l’être au monde et comme la plus pure réalisation de ce lien sensible au monde. Ainsi, « la vision que Sima a du monde, sensuelle et lyrique, prend un sens de moins en moins traduisible : elle ne peut être exprimée que par des moyens plastiques, par le trait, la couleur et la lumière, éléments qui s’adressent à nos sens et à nos sentiments plutôt qu’à notre entendement. »31 Finalement, Marie-Hélène Popelard remarque avec justesse la proximité de Pierre Jean Jouve et de Josef Sima, liés tous deux par cette expérience de l’orage à Carona et de son paysage. Elle écrit en ces termes cette affinité : C’est dans un paysage de montagne, pays d’élection de Jouve, celui de la haute montagne de Carona, sous les cinq ou six dents déchirées, de la couleur de platine, que se scella l’union de deux êtres que bien des différences séparent mais qu’un même désir rassemble, celui de revenir à l’origine déserte de la création artistique. Pour tous les deux, la nature la plus végétale est comme hantée d’une féminité éparse. Même si seul Jouve la ressent comme coupable du fait de l’infirmité qui grève depuis la chute le rapprochement érotique, la femme est à l’image de l’autre que l’écriture doit reconnaître et abolir comme mystère, l’image aussi de la foudre avec laquelle les toiles de Sima et certains poèmes de Jouve la confondent, qui enveloppe tout, unit brusquement les deux plans de la faute et de l’unité retrouvée.32 La proximité Jouve-Sima existe réellement : elle ne repose pas sur une imitation telle que l’entend le procédé de l’ekphrasis mais sur une pensée commune dans l’approche du monde vivant et de l’intimité de l’être. Jouve voit le monde comme marqué par la faute originelle, la femme ayant précipité l’homme et son environnement dans la chute originelle. Pour résoudre cette dialectique du bien et du mal, de l’Éros et de Thanatos, le poète a recours à une démarche mystique le poussant à se détacher des liens terrestres. Par une sublimation des sentiments, la voix poétique entend alors retrouver une forme de plénitude qui prend acte au sein des textes par un travail sur le symbole. Sima est lui aussi dans une recherche identique l’amenant à ne pas représenter le paysage dans sa réalité objective mais à le retranscrire tel qu’il le perçoit par les émotions nées en lui à son contact. Si le motif de l’arbre, celui de l’eau ou encore celui de la femme auraient pu montrer aussi l’histoire de cette convergence poétique et picturale entre Jouve et Sima, c’est le motif de la lumière qui a été plus particulièrement retenu ici. La convergence permet donc de saisir les liens partagés par les deux hommes, par les deux artistes dans leur quête de plénitude. Pour la poésie, ce rapprochement avec la peinture invite ainsi à repenser l’acte même d’écrire dans son geste de peindre voire de re-peindre la réalité environnante.
Marie-Antoinette
Laffont-Bissay CRPHL, Université de Pau et des Pays de l’Adour Références 1 Rémi Labrusse, « La peinture et l’histoire dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve », Pierre Jean Jouve 4, Jouve et ses curiosités esthétiques 2, textes réunis par Christiane Blot-Labarrère, Paris, La Revue des Lettres Modernes, 1992, p. 45. 2 Pierre Jean Jouve, Kyrie, Œuvres Complètes, Paris, Mercure de France, 1987, t. 1, p. 384. 3 Pierre Jean Jouve, Hymne, Œuvres Complètes, Paris, Mercure de France, 1987, t. 1, p. 631. 4 Pierre Jean Jouve, Les Noces, Œuvres Complètes, Paris, Mercure de France, 1987, t. 1, p. 169. Cette référence sera notée (N, I,) suivie du numéro de la page après la citation. 5 Pierre Jean Jouve, Proses, Œuvres Complètes, Paris, Mercure de France, 1987, t. 2, p. 1249. 6 Id., p. 1223. 7 Pierre Jean Jouve, En Miroir, Journal sans date, Œuvres Complètes, Paris, Mercure de France, 1987, t. 2, p. 1072. Cette référence sera notée (EM, II,) suivie du numéro de la page après la citation. 8 Myriam Watthee-Delmotte, « Pierre-Jean Jouve et Joseph Sima, étude d’une convergence » dans Pierre-Jean Jouve 4, Jouve et ses curiosités esthétiques 2, op. cit., p. 97. 9 Myriam Watthee-Delmotte, op. cit., p. 106. 10 Vĕra Linhartová, Josef Sima, ses amis, ses contemporains, Bruxelles, La Connaissance, 1974, p.43. 11 Robert W. Greene, « Quête spirituelle et enquête scripturale », Jouve, poète, romancier, critique, Colloque de la Fondation Hugot du Collège de France réuni par Yves Bonnefoy, actes rassemblés par Odile Bombarde, Paris, Lachenal et Ritter, collection Pleine Marge n°6, 1999, p.86. 12 Frantisek Smejkal, Sima, Paris, Cercle d’art, 1992, p. 140. L’auteur cite un court article du peintre destiné à la revue Kaleidoskop. 13 Id., p. 140. Frantisek Smejkal cite l’entretien de Josef Sima avec Raphaël Sorin, « Jouer avec le feu », La Quinzaine littéraire, n°63, 15/12/1968, p. 8. 14 Frantisek Smejkal, op. cit., p. 142. 15 Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, Folio/Essais, [1949], [1985], 2000, p. 23. 16 Frantisek Smejkal, op. cit., p. 142. 17 Vĕra Linhartová, op. cit., p. 43-44. 18 Frantisek Smejkal, op. cit., p. 142. 19 Id., p. 174. 20 Robert W. Greene, op. cit., p.93. 21 Marie-Hélène Popelard, La Peinture de Josef Sima ou le sang des astres, Le Bois d’Orion, 2008, p. 103. 22 Id., p. 104. 23 Frantisek Smejkal, op. cit., p. 173. 24 Sylvie Jaudeau, « Éros ou la conscience divisée chez Jouve », Pierre Jean Jouve, 2 Poète de la rupture, textes réunis par Christiane Blot-Labarrère, Paris, La Revue des Lettres Modernes, 1992, p. 67. 25 Jean Starobinski, « La Traversée du désir », préface aux Noces de Pierre Jean Jouve, Paris, Gallimard, NRF, Poésie/Gallimard, [1966], 1996, p. 13. 26 Marie-Hélène Popelard précise que « le poème “L’orage change en femme” (Sueur de sang, 1935) s’inspire directement du tableau de Sima, Orage, tension électrique (1928) et semble traduire autant que les premiers tableaux nés du souvenir de l’illumination d’Hendaye ou de la vision de la foudre à Carona, une profonde dilatation cosmique de l’expérience érotique. », op. cit., p. 110. 27 Frantisek Smejkal, op. cit., p. 144. 28 Marie-Hélène Popelard, op. cit., p. 109. 29 id., op. cit., p.111. 30 Frantisek Smejkal, op. cit., p. 175. 31 Id., p. 174-175. 32 Marie-Hélène Popelard, op. cit., p. 71. |
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