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Édifices miroirs du secret chez Stevenson,

extrait où il est question de Vagadu

par Adrien Le Bihan

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Premières pages d’un texte paru dans Sigila n°28 (automne-hiver 2011) : « Architectures secrètes »

Premières pages d’un texte paru dans Sigila n°28 (automne-hiver 2011) : « Architectures secrètes »

Dans un article qui lui attira l’immédiate réponse de Henry James d’où naquit leur amitié littéraire, Stevenson affirme que « la fiction n’est pas un art en soi, mais un élément qui entre pour une large part dans tous les arts, à l’exception de l’architecture ». En distinguant ainsi l’art de construire des édifices, il songeait bien sûr aux constructions palpables. Mais d’autres, transfigurées par une forte dose de fiction, allaient bientôt s’ériger dans son œuvre.

Au chapitre II du Trafiquant d’épaves (The Wrecker), le narrateur Loudon Dodd, qui sans grand succès a tâté en Amérique de la bourse et de l’architecture, et qui s’est tourné vers la peinture et la sculpture, étudie les beaux-arts à Paris. Il habite rue Racine un vilain hôtel de cinq étages, malodorant, et prend ses repas dans des gargotes. De temps en temps, il s’offre un extra.

Un jour d’octobre, où il a substitué au gros rouge de Bercy deux bouteilles de vin du Roussillon, il regagne en titubant son « poor hotel » – expression qu’un traducteur a été bien inspiré de rendre par « hôtel de bas étage ».

Dodd habite au deuxième. Forcé de ressortir ivre de son lit pour donner des instructions au portier, il descend dans l’obscurité jusqu’à sept étages sans trouver la loge. S’apercevant qu’il est parvenu « à cinq étages en dessous du niveau de la rue », ce qui le rapproche des catacombes, il décide de remonter. Le lumignon de la loge persistant à se dérober à ses yeux, il prend le parti de se recoucher, grimpe encore, grimpe toujours et parvient au huitième, « à trois niveaux au-dessus du toit ».

Le fidèle de Stevenson se souvient ici du jeune David Balfour, de Kidnapped !, que son oncle Ebenezer a envoyé, par une nuit noire et venteuse, grimper l’escalier intérieur d’une tour où il espère que, serrant de près la paroi comme il le lui a recommandé, sa main ne sentira pas la brèche ni son pied la marche manquante et il tombera dans le vide. Mais pas plus que David, sauvé par un éclair, ne se fracasse le crâne au pied de la tour, Loudon Dodd ne se brise les os sur le pavé de la rue Racine. S’avisant que sa chambre ne peut pas être très loin, il marche, « bras tendus en avant », vers la porte qu’il a laissée ouverte. « Mais de porte, point, raconte-t-il, pas plus que de mur ; à la place béait devant moi un couloir obscur dans lequel je continuai d’avancer sans rencontrer le moindre obstacle. Et dans une maison dont la superficie au sol accueillait difficilement trois petites chambres, un palier exigu et la cage d’escalier ! Tout cela ne tenait pas debout… »

Heureusement, Dodd discerne alors « un filet de lumière à hauteur du sol », sa main rencontre « un bouton de porte » et il pénètre dans la chambre d’une jeune fille qui accepte de le conduire à la sienne sans se douter qu’elle lui montre la voie des îles Marquises.

Cette personne plus réelle que l’hôtel où Dodd vient d’errer, parle anglais aussi bien que lui et elle a un frère à Paris. Devenu promptement ami de ce Jim Pinkerton, Dodd respire en sa compagnie, à Barbizon, une atmosphère propice aux chefs-d’œuvre. Il le suit à San Francisco et s’associe à lui en de louches combinaisons, parmi lesquelles la diffusion d’un brandy « Treize-Étoiles » (autant que d’étages dans l’hôtel métamorphosé par le vin du Roussillon). Leur entreprise la plus périlleuse l’entraîne à travers l’océan Pacifique jusqu’à l’îlot de Midway, où gisent l’épave du Flying Scud et son secret. Un secret que le lecteur découvrira scindé en deux par une mince cloison du brick.

Comme l’édifice de la rue Racine, Le Trafiquant d’épaves est élastique. On s’y voit propulsé au loin avec la même soudaineté que ramené au point de départ. D’emblée, Dodd le confirme : la conversation dans les mers du Sud tourne en rond autour des goélettes, comme au Quartier latin autour de l’art. Son récit se déroule (ou s’enroule ?) des deux manières puisque, commencé dans un hôtel où les portes des chambres de jeunes filles (bien qu’il soit de bas étage) ne sont pas fermées à clé, il nous servira celle de l’énigme du Flying Scud sur un tableau accroché dans une auberge de Barbizon. Et comment décrit-il les inégales aptitudes du capitaine Wicks ? « Sur le pont d’une goélette, il était Rembrandt ou, au moins, Mr. Whistler ; à bord d’un brick, il devenait Pierre Grassou », le peintre pompier de Balzac, secrètement rédimé de ses croûtes rémunératrices par des copies de grands maîtres.


Ceux qui ne tiennent pas Stevenson pour un simple écrivain de plein air, ne s’étonneront pas que la nocturne scène d’ébriété de l’hôtel rappelle, dans Vagadu de Pierre Jean Jouve, la première rencontre de Catherine Crachat avec le psychanalyste, Monsieur Leuven.

la nocturne scène d’ébriété de l’hôtel rappelle, dans Vagadu de Pierre Jean Jouve...

La pièce au fameux divan, apparaît à Catherine comme un réduit, « pas éclairé, et voisin des w. c. ». Les murs sont nus. Quelle misère ! « La malheureuse femme voyait pourtant, dans les murs, s’ouvrir un corridor. Elle le suivait jusqu’au bout. Imaginez maintenant une terrasse grande et couverte d’herbe. De là, on dominait toute la ville […] pleine de miroirs éclatants qui étaient des vitres transformées, en vue de réfléchir de toutes parts la foule des personnages. » Ainsi commence, après Hécate, le tome II d’Aventure de Catherine Crachat. Que l’on n’objecte pas que ce roman pourrait n’avoir d’aventure que le nom, car plus loin on lit : « Leuven paraissait un de ces capitaines cuirassés de caoutchouc, qui tiennent tête à la grosse mer dans la tempête. […] Il était calme […] comme le capitaine au long cours. » On ne serait guère surpris de le voir, sur sa dunette, scruter à la jumelle une épave, sur un îlot perdu. N’est-ce pas ce dont il s’occupe derrière le divan où Catherine, recelant on ne sait quel trésor, est allongée ?

Les murs des maisons se volatilisent comme se décloisonnent certains personnages. Intérieurement libérés, ceux-ci laissent échapper des créatures surprenantes. Durant son aventure, Catherine livre passage à bien des individus (certains de fort bas étage aussi) dont elle ne soupçonnait pas l’existence en elle. Le Trafiquant d’épaves nous met en présence de Mac. Cet Irlandais, sujet à des accès de violence, est un « Celte hybride ». Son instabilité exprime « des aptitudes au bien comme au mal que les autres ne pouvaient soupçonner ». Et le lecteur de reconnaître instantanément en ces quelques mots une réminiscence de  L’Étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde.

Adrien Le Bihan

Annonce sur le site de Fabula

Sigila, n°28 (automne-hiver 2011)

"Architectures secrètes"

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Architectures secrètes

Arquitecturas secretas

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Sigila, n°28 (automne-hiver 2011) : "Architectures secrètes"

Association Gris-France, 2011
EAN : 9782912940278
240 pages, ill.

Architectures secrètes – Arquitecturas secretas

SOMMAIRE

Préface : François Laplantine
Le labyrinthe de Lucques (photo)
Delphine Bouit : Des bâtisseurs de cathédrales aux architectes de la vie
Marie-Françoise Vieuille : Mystères d’un temple laiterie
Pierre Dubrunquez : Vaste si vaste cette plaine (poème)
Paulo Pereira : A Quinta da Regaleira em Sintra: uma mansão filosofal (1902-1912)
Philippe Porret : Antoni Gaudi, architecte arborescent… de La Secreta Familia ?
Isabelle Baladier-Bloch  et Chris Younès : Le secret à l’œuvre avec l’architecte André Bruyère
Benoît Jacquet : Dans les secrets du pavillon de thé, d'hier et d'aujourd'hui
Bernard Lévi : Architectures en Renaissance
Florence Évrard et Isabelle Gozard : « Maria Helena Vieira da Silva ou l’itinéraire inéluctable »
Sophia De Mello Breyner Andresen : Maria Helena Vieira da Silva ou o itinerárioinelutável / ou l’itinéraire inéluctable
Bernard Sesé : Le « Château intérieur » ou l'architecture de l'âme selon Thérèse d'Avila
Adrien Le Bihan : Édifices miroirs du secret chez Stevenson
Odile Grimbert : Habiter l’innommable dans Aminadab
Christophe Loyer : Une absence féconde
Gwilherm Perthuis : La Cripta de Claudio Parmiggiani
Berta Teixeira : A morada do segredo
Anthologie du secret
Marceline Desbordes-Valmore : Dors-tu ?
Gérard de Nerval :  Fantaisie
Alberto de Lacerda : O refúgio /Le refuge (trad. Catherine Dumas)
Mário Quintana : Cripta / Crypte ( trad. Monique Le Moing)
João Cabral de Melo Neto : Fábula de umarquiteto/ Fable d’un architecte ( trad. Monique Le Moing)
Carlos Drummond de Andrade : Verdade dividida / La vérité divisée( trad. Ruth Py-Daniel Lépine)

Lectures

Nathan Wachtel, Mémoires marranes. Itinéraires dans le Sertão du Nordeste brésilien, Seuil, 2011 (Bernard Sesé)
Henri Maldiney, Ouvrir le rien. L’Art nu, Encre marine, 2000 (Daniel Oppenheim)
Félix Dubois, Tombouctou la mystérieuse, réédition, Brinon-sur-Sauldre, Éditions Grandvaux, avril 2010 (Monique Le Moing)
Michelle Moreau Ricaud, Freud collectionneur, Campagne-Première, 2011 (Patrick Avrane)
Frédéric Chaubin, CCCP, Cosmic Communist Constructions Photographied, Taschen, 2011 (Patrick Avrane)
L'Enchilada, photographies de Christine Aubrée, texte de Danielle Charest, Paris, éditions iXe, 2011, 155 p. (Laurence Motoret)
Jacqueline Baldran, Alain Bisotti, Une promenade chez Juliette, Hôtels Paris Rive Gauche Éditions, 2011 (Stéphane Jougla)

Publications et actualité du secret

Résumés – Resumos - Abstracts

Responsable : Comité de rédaction de Sigila
Url de référence : http://www.sigila.msh-paris.fr

Adresse : Comité de rédaction de Sigila, 21 rue Saint-Médard, 75005 Paris

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Ce texte ©  Adrien Le Bihan et Revue "Sigila"

Dernière mise à jour : 21 juin 2012
Première mise en ligne : 19 juin 2012
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Sous la Responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert