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L'Initiation chez Pierre Jean Jouve :

sous le signe d'Hermès et d'Aphrodite

 par Myriam Watthee-Delmotte
de l'Académie royale de Belgique

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Secret et hermétisme

Secret et hermétisme

La critique a souligné que les romans de Jouve « s’ordonnent tous autour d’une épreuve, initiation sublimée, par l’amour ou la mort » (Bonhomme 1994, p. 37). On a généralement rapproché cet imaginaire de type initiatique de la figure orphique, non seulement parce que le chantre de Thrace est nommément présent dans les textes poétiques de l’auteur, mais encore parce que la vocation littéraire est un thème récurrent de l’œuvre, et surtout en raison de l’obsession pour la mort de la femme aimée, qui fait de nombre de ses héroïnes des Eurydice. Mais est tout aussi légitime de confronter la dynamique interne de l’œuvre à l’intuition de Gilbert Durand pour qui le mythe du XXe siècle est celui d’Hermès (Durand, 1979), et qui observe les prémices de ce nouvel intérêt des modernes accomplies par Baudelaire, en qui Pierre Jean Jouve voit son père spirituel.

Pour ancrer cette problématique dans une analyse concrète, il est intéressant de soumettre à la mythocritique un texte emblématique de Jouve qui emprunte son titre à un vers baudelairien, Dans les années profondes, qui a pour particularité d’être un moment charnière dans l’œuvre puisqu’il clôture, en 1935, la période romanesque de Jouve qui se consacre ensuite à la seule poésie. Texte central, ce récit poétique est aussi un point nodal de l’édifice littéraire jouvien dans lequel, on le sait, tout est savamment construit : rappelons que cette œuvre, que son auteur dit avoir pensée comme une architecture (« Il faut avoir le courage de penser que l’on a construit, sa vie durant, une cathédrale », Œuvre, tome I, p. 1097), a un point précis de commencement (Jouve a renié tout ce qu’il a écrit avant le recueil Les mystérieuses Noces) et un point précis d’achèvement (Jouve a volontairement cessé d’écrire en 1966, estimant avoir « tout dit », et terminé sa vie par dix années de silence).

        Quels sont les indices qui permettent d’ancrer l’hypothèse d’une imprégnation de la figure d’Hermès dans cette œuvre ? Hermès intervient ouvertement dans le roman Vagadu, dont un des personnages est M. Trimegiste, qui dans un passage onirique se confond avec Hermès Trismégiste. Si M. Trimegiste est un commerçant, puissant négociateur, Hermès est bien ici psychopompe, puisqu’il apparaît tout en noir dans la chambre mortuaire du père de l’héroïne.

Explicitement évoqué dans ce seul roman, Hermès ne se retrouve nommément dans aucune autre œuvre, ce qui n’exclut pas que l’on puisse poser la question de sa présence « en immergence », pour reprendre la terminologie de Pierre Brunel (p. 175), c’est-à-dire opérant par les motifs convoqués sans nécessaire recours explicite au nom propre. Ainsi les thèmes du voyage et du carrefour sont-ils omniprésents tant dans les textes que dans les titres jouviens. On songe entre autres à la rencontre et aux retrouvailles de Lisbé qui hante l’œuvre de part en part, de Rencontre dans le carrefour à Dans les années profondes1.

De plus, la notion de mystère, chez Jouve, est obsédante. Outre le décalage constant de ses textes à l’égard du vraisemblable et des pactes littéraires traditionnels, Pierre Jean Jouve se complaît en effet à souligner un caractère énigmatique dans les commentaires qu’il donne de sa présence sur la scène littéraire : « On me demande de dire mon secret. On me presse ‘Dites votre secret, puisque vous êtes un personnage secret’ «  (Tome I, p. 1057). Il intériorise cette question en précisant que l’œuvre part d’un lieu de mystère qui s’avère hors de portée du commun des mortels : « J’avoue un état de secret. Il faut entendre par là que je reconnais le lieu profond de l’œuvre faite, l’endroit où elle s’alimente et vit, qui n’est à aucun degré un ‘lieu commun’ «  (Tome I, p. 1057). Jouve clôturera son œuvre sur un poème qui souligne cette inaccessibilité :

Très peu comprendront. Que le feu de la chair

Et la blancheur du ciel, le refus de la honte

Et la tentation bienheureuse du désir,

Se sont toujours montrés en la même lumière

Se sont heurtés se sont aimés

(Moires, Œuvre, tome I, p. 1121).

On le voit, cet hermétisme est ici associé à l’aspect oxymorique de l’œuvre en laquelle se rejoignent le désir de la chair et du ciel, soit la felix culpa ou la double orientation baudelairienne, qui correspond bien à l’ambiguïté fondamentale d’Hermès.

Mais outre cette propension personnelle de l’auteur au mystère, on observera son recours à un langage d’initiés : très significative à cet égard est la présence de la terminologie alchimique. Béatrice Bonhomme s’est penchée avec attention sur cette question et a déclaré qu’un « dictionnaire alchimique de décryptage pour l’œuvre de Jouve [...] rendrait compte d’une très grande partie des images essentielles de son écriture » (1988, p. 122). Elle estime que Dans les années profondes, qui parachève l’œuvre romanesque, « pourrait être entièrement interprété comme un récit mythologique décrivant de façon allégorique les diverses phases de l’opération alchimique » (1988, p. 141). Sa démonstration s’avère précise et éclairante : après avoir repéré les images alchimiques majeures (le vase, la pierre, le feu, l’or) et les symboles connexes (l’arbre, le cerf, la fleur, le lion), elle montre comment le processus de métamorphose du héros, Léonide, par l’entremise de son « mariage » symbolique avec Hélène suivi de l’épreuve de la mort, représente une transmutation ; s’appuyant sur les perspectives jungiennes, elle interprète ce drame et la vocation littéraire qu’il suscite chez le héros comme une mise en œuvre du « processus d’individuation », la poésie figurant ici le Grand Œuvre. Elle rapporte ces éléments au mythe orphique exclusivement, bien qu’elle signale la présence d’Hermès dans Vagadu. Question d’époque : en 1988, Pierre Brunel, le père de la mythocritique française, n’a pas encore expérimenté les forces d’un mythe innommé dans un texte, ni découvert le « contrepoint mythique » qu’il observera dix ans plus tard seulement chez Apollinaire, ce qui l’amènera à créer le néologisme de l’ « immergence » des figures mythiques. Béatrice Bonhomme ramène donc aux mystères orphiques (qui sont théogoniques plus qu’alchimiques) ce qu’elle ne s’autorise pas à rapporter à un héros mythique non explicitement présent dans le récit.

1 Jean-Paul Louis-Lambert insiste sur la dimension imaginaire de ce personnage et prône « L’invention de « Lisbé » (2009), ce qui renforce la signification personnelle du motif du carrefour chez Jouve.


Hermès en filigrane

Hermès en filigrane

La mythocritique propose des balises qui permettent le repérage structurel de la présence d’un mythe à partir de ses unités sémiotiques, les « mythèmes ». C’est là que les réflexions de Gilbert Durand sur le caractère moderne d’Hermès prennent un relief intéressant dans l’approche de l’imaginaire jouvien, car ils permettent de reconsidérer sans fausse pudeur le degré de l’imprégnation d’une figure mythique dans une œuvre où elle semble conviée sans y être nommément désignée, cette absence de nomination étant en l’occurrence ici elle-même un pan essentiel, pleinement cohérent, de la problématique.

Dans ce récit de nature initiatique et rituelle qu’est Dans les années profondes. (Watthee-Delmotte, 1988), aucune allusion explicite ne permet de rencontrer Hermès ou Mercure, ni en tant que figure, ni dans ses attributs comme le caducée, ou par ses correspondants matériels comme le vif-argent. Nous ne sommes pas ici dans une réécriture mythique « en émergence », jouant sur l’effet-personnage. Selon ce critère, on pourrait être tenté de voir en Léonide et Hélène un nouveau couple Orphée-Eurydice, d’autant que le futur poète Léonide rejette catégoriquement l’idée de la mort de celle qu’il aime et qu’il échafaude un scénario imaginaire où elle n’est qu’une « fausse morte ».

Cependant, la finale du texte montre le héros en situation contre-orphique : « je quittai le château de Ponte sans tourner la tête » (Tome II, p. 1050). En outre, il n’est aucunement question ici d’un quelconque démembrement du poète : Léonide se contente de préciser qu’il a trouvé dans son aventure « une source parfaite, c’est-à-dire inépuisable » d’inspiration (p. 1050). Il semble même qu’on assiste au contraire ici à un phénomène de remembrement, car la naissance de la vocation poétique est exprimée comme une progressive unification de données éparses :

Des états, de mélancolie, de joie, d’annonciation, de désespoir, des états faux en regard du monde de la douleur et de la solitude, mais plus véritables que le monde et sauvés par une étincelle intime, les états qui seuls me permettaient de communiquer avec Hélène désormais, de retrouver Hélène douce et noire désormais, arrivaient près de moi, me quittaient, revenaient. [...] Je voulus fixer les états qui me faisaient tant de bien, les écrire sur du papier. Je n’y parvenais pas. Mais une patience, nouvelle et profonde, se formait aussi... (p. 1050)

Plus précisément encore, la mort d’Hélène, contrairement à celle d’Eurydice, représente ici non exclusivement la rupture qui va déchirer le cœur d’Orphée mais, paradoxalement, le moment fort des épousailles qui permet à Léonide sa construction identitaire. En effet, il comprend désormais qu’une part de lui-même, métaphorisée par la Femme Noire du rêve, est également vouée au sacrifice :

Comme si, cette femme Noire, elle était un morceau de ma chair. Comme si la désespérée, celle qui éclate de rire, celle qui doit fuir dans le malheur, c’était moi, le mystère même de moi, la partie qu’Hélène m’avait permis d’épouser ; comme si, pour le salut de cette femme noire qu’elle avait devinée, prédestinée à la fuite, Hélène avait sacrifié sa vie (p. 1049).

La mort d’Hélène, contrairement à celle d’Eurydice, inaugure donc un mouvement centripète incompatible avec le mythe orphique. Ici, il n’y a guère dissolution de l’être mais à l’inverse un mouvement de progressive cohésion.

En outre, l’initiation accomplie, Léonide relate toute l’aventure en insistant sur sa découverte progressive du sens des signes :

Ah, il y a des millions de choses que nous ne voyons pas. Il y a mille signes ! et nous sommes insensibles aux signes. Et nous sommes aveugles les ayant compris et vus (p. 1032).

Ces mots sont une amorce ésotérique autant qu’un appel à l’herméneutique du récit. Ils forment un écho aux premières pages du texte, qui mettent en scène le jeune homme, entré dans le cimetière de Sogno, étonné « de n’y pas voir de tombes » (p. 962), jusqu’à ce qu’il heurte une plaque sur laquelle il ne peut lire aucune identité mais un chiffre qu’il comprend comme un code dont il ne possède pas la clef d’interprétation :

La plaque que j’avais heurtée, c’était le numéro : 37 — le chiffre de l’homme, le chiffre de la femme. Et je me perdais en conjectures (p. 963).

Il est également significatif que l’attitude du jeune homme s’inverse du début à la fin du roman : au départ, Léonide encore néophyte cherche résolument à comprendre ce qui échappe à son entendement en essayant d’arracher son secret à la tombe :

je « suivais » la tige qui de cette pauvre plaque rouillée devait descendre droit jusqu’au cœur de la dépouille, homme ou femme. J’étais très saisi et je me répétais le chiffre 37 lorsque je sortis du cimetière (p. 963).

À la fin de son parcours, au contraire, l’initié qu’il est devenu part « sans avoir visité la tombe » (p. 1050). La même inversion s’observe pour ce qui est du rapport à la nomination. Au départ, le héros tente naïvement de forcer les choses ; il croit défier le temps et affirmer son identité immuable par la dérisoire inscription de son nom sur le mur du cimetière (Thélot, p. 75) :

J’inscrivis à la pointe du canif mon nom LÉONIDE sur le mur, afin que ce mur en portant mon nom éternisât une minute solennelle (p. 963).

En finale, il trouve le sens véritable de l’identité et du temps en laissant au contraire émerger doucement en lui des noms dont le pouvoir sera réel :

Car à travers cette remémoration quelque chose que je ne pouvais encore nommer commençait de naître. Par le fil de la remémoration et évocation, par le mouvement de l’amour qui y adhérait, par la puissance du tremblement de terreur et de la nostalgie l’entourant, je sentais des choses confuses se recréer, qui cherchaient un nom, des noms, qui de l’intérieur de la pensée allaient trouver leurs noms magiques et se précipiter au dehors (p. 1099).

En ce sens, l’initiation accomplie ici semble davantage inscrite sous le signe d’Hermès, dieu de la conjonction et du discours ouvert, psychopompe qui conduit et ramène au royaume des morts sans s’y fixer jamais. L’ésotérisme d’Hermès n’est pas de l’ordre des codifications figées, qui bloquent le sens en un point précis, mais de l’ordre du symbolique à jamais complexe, voire ambigu, carrefour de sens qui demande un travail d’interprétation, processus dynamique destiné à l’engendrement sémantique.

Dans Figures mythiques et visages de l’œuvre, Gilbert Durand relève quatre caractéristiques de l’esprit d’Hermès qu’il repère chez Baudelaire et désigne comme révélatrices de sa modernité. La première est le mythème de « l’altérité », à savoir la compréhension de l’altérité constitutive du même. C’est précisément ce qui s’observe chez Léonide, le héros jouvien, qui découvre en lui, au contact d’Hélène, un « ´Étranger » (p. 1001) ou un « démon » (p. 1014), et arrive au constat de son ambivalence fondamentale ; il prend conscience de son ipséité1, de son hybridité et de son androgynie intérieure : « je me sentais femme moi-même, et attiré vers elle de cette façon » (p. 965).

La deuxième est la transposition de la dualité dans l’incarnation d’un modèle, lui-même source de déchirement. Gilbert Durand évoque les nombreuses images de femmes doubles, parmi lesquelles Hélène, sœur des Dioscures. Chez Jouve, il serait fastidieux de relever le nombre d’expressions relatives à la dualité d’Hélène de Sannis, toujours changeante et cependant semblable (p. 973), « visible et souterraine » (p. 979), femme de feu et de glace (p. 965), sensuelle et frigide (p. 984), véritable « sphinx » (p. 996) appartenant à un décor qui est à la fois « monde de clarté » et « très sombre » (p. 978), etc. Mais cette duplicité caractérise aussi les autres protagonistes, tant Humbert de Sannis (p. 998) que Pauliet (p. 1008). De même, on peut constater que chacun d’eux trouve son modèle en un autre : Hélène s’identifie à sa sœur Angèle (p. 980) ou à son aïeule (p. 1028) et le héros tente d’interpréter ses agissements par référence à la femme Noire du rêve (pp. 991, 997, 1049). Pauliet est tantôt le frère démoniaque de Léonide (p. 1015), tantôt celui de M. de Sannis (p. 1018). Léonide lui-même passe constamment d’un modèle à l’autre, chaque protagoniste intervenant ici pour prendre le relais de son initiation ; la simultanéité de leurs enseignements contradictoires provoque parfois chez le héros un effet de souffrance que Durand appelle la « dualitude ».

La troisième caractéristique mise en avant dans l’analyse durandienne est l’intériorisation de cette dualitude dans l’acte poétique. Il évoque à cet égard le poète « héautontimorouménos », bourreau de lui-même, ce qui n’est pas sans écho chez Jouve. En effet, Léonide, « épanoui mais déchiré » (p. 1001), conjugue à loisir « joie et malheur » (p. 1040) et avoue : « la honte et l’espoir se partageaient ma conscience » (p. 1022).

Enfin, Gilbert Durand insiste sur les « noces chymiques » qui symbolisent le Grand Œuvre, ce que Béatrice Bonhomme a précisément analysé dans l’œuvre de Jouve. Notons que la coïncidence des opposés se traduit ici également par l’esthétique de l’oxymore, présente dès les premières lignes du texte, mais culminante au moment où la transmutation s’opère. « Oui, apparaissait en moi une puissance extraordinaire. Oui, il se faisait un travail mystérieux et simple », dit le narrateur, qui constate que la scène se passe dans « une lumière noire » (p. 1046) qui rappelle le « soleil noir » des alchimistes glorifié par Nerval. En un mot, il est indéniable que Jouve ait ici, en digne fils spirituel de Baudelaire, livré un texte nourri par les mythèmes hermétiques.

        Et cependant, les motifs qui rappellent le mythe d’Hermès ne se focalisent pas sur une correspondance de type héroïque : les fonctions dévolues à Hermès ne se retrouvent pas attachées à un personnage romanesque particulier, mais paraissent diffuses dans tout le système des personnages. Ainsi la fonction de messager, d’intermédiaire, n’est pas l’apanage d’un seul, mais la caractéristique commune de tous les protagonistes qui, tour à tour, assument un rôle de transmission — éducative — à l’égard de Léonide. Hélène apparaît malgré tout comme la médiatrice par excellence, puisqu’en elle se concentrent toutes les images de femmes sacrifiées ou de mères2 :

Je croyais entrevoir, surprendre plusieurs femmes, les voir se détacher d’Hélène et rentrer en elle, pareilles à des épaisseurs différentes, plus anciennes les unes que les autres. Toutes ces femmes plus profondes qu’Hélène, et qui étaient Hélène, se ressemblaient dans la Femme Noire que j’avais vue en rêve (p. 1048).

Et Léonide lui-même, en définitive, en devenant écrivain, « consacre à l’image de la Femme Noire, en mémoire d’Hélène » (p. 1049) ses forces vives, et endosse ainsi l’ultime rôle de messager à l’égard du lecteur.

Le même phénomène s’observe pour la fonction de conducteur d’âmes : qui initie ici l’autre à la mort ? Impossible de donner à cette question une réponse univoque, car tous les personnages remplissent à un moment donné ce rôle. Humbert de Sannis parce qu’il jouit de sa fonction de militaire et de chasseur, Pauliet parce qu’il prône de « sauter dans l’abîme » (p. 1015) de la débauche par « coquetterie » (p. 1016) envers la mort, et la comtesse plus que quiconque, parce qu’elle vit pleinement « le plaisir mélangé à la mort » (1016). Tous trois contribuent à amener Léonide à envisager autrement son rapport à la mort. En retour, le jeune héros se trouve auprès d’Hélène au moment de son trépas, et sa présence aimante permet à l’héroïne de lui confier combien « c’est facile de mourir [...] c’est beau et facile avec [lui] » (p. 1041).

La « puissance de l’infime », que Gilbert Durand considère comme un trait pertinent de repérage de la présence d’Hermès, se retrouve disséminée dans le récit jouvien par la présence constante du complexe de gullivérisation. À plusieurs reprises, le héros-narrateur insiste en effet sur sa petitesse : « J’étais fort petit dans le paysage » (p. 964) dit-il d’emblée lors de la première apparition de l’héroïne, comme pour justifier à l’avance l’insignifiance qu’il devrait avoir aux yeux de cette grand dame ; celle-ci s’adresse toutefois directement à lui en riant. Un peu plus tard, il rêve de la chevelure merveilleuse et traduit par le même procédé la force d’attraction magique qu’il lui prête :

Le lieu de la Chevelure était bien plus vaste que le pays de ces montagnes [...] je me voyais partout entouré de ces poils immenses et ténébreux qui étaient chez elle plus immenses, plus ténébreux que sur aucun autre corps de femme, et qui, avec des volutes, des nœuds, sous les épingles de fer, trahissaient la force de son secret et de son être (pp. 974-975).

En même temps, il clame la puissance évocatrice d’une simple phrase qui permet le contact imaginaire le plus sensuel :

« Léonide, allez-vous bien ce matin ? » Une phrase aussi quelconque, mais prononcée par une voix d’une densité extraordinaire, me paraissait alors de la même essence que les cheveux redoutables, et par la phrase, j’entrais dans les cheveux. Par la phrase, j’étouffais sous les odeurs, les parfums âcres, naturels, sexuels, les émanations, les senteurs, comme d’un animal (p. 975).

L’image de l’enfant permet également au héros-narrateur de creuser la différence entre sa position de faiblesse et la toute puissance de son initiatrice, « elle si manifestement connaissante, moi si enfant et obscur » (p. 979)3. Mais c’est en même temps cette image qui lui permet d’exprimer le caractère extraordinaire du lien qui les unit. Car il se croit « l’enfant qu’elle n’avait pas eu » (p. 1012) et confirme ce sentiment par sa description gullivérisante du décor de leurs amours:

Le petit salon des enfants qu’Hélène n’avait pas eus ! Un minuscule endroit. On y voyait des livres, des camées, quelques oiseaux empaillés, des fauteuils Louis XV en miniature. C’est là que je l’aimais le mieux (p. 1031)4.

On le voit, l’esthétique de l’oxymore règne toujours ici.

        Enfin, le thème de la mobilité imprègne le texte du début à la fin, depuis l’ouverture où il est question du « voyageur » qui « monte et descend et toujours retrouve les mêmes alpes et sanctuaires » (p. 961) jusqu’à la dernière phrase, « je partis » (p. 1050), en passant par les multiples déplacements des protagonistes. Le texte offre aussi, de la première à la dernière page, un écho qui porte, précisément, sur le mot « inépuisable » :

Il y a dans le rapport de ces régions quelque chose d’inépuisable et de mystérieux (p. 961).

Là — je le sus plus tard — s’était ouverte pour moi une source parfaite, c’est-à-dire inépuisable (p. 1050).

C’est dire que ce texte, pourtant construit sous forme de boucle, donc structurellement clos, inclut paradoxalement l’idée d’ouverture infinie. Et cette situation contradictoire est en elle-même évocatrice d’Hermès qui toujours se dérobe.

1Au sens où l’entend Paul Ricœur (1990).

2D’où également les connotations mariales, qui amènent le héros à la vénérer comme une madone.

3 Voir aussi pp. 981, 1012 et 1020.

4C’est nous qui soulignons.


Aphrodite en palimpseste

Aphrodite en palimpseste

Il serait faux toutefois de conclure trop hâtivement à un rejet de toute fixation héroïque chez Jouve. Qu’Hermès soit partout et nulle part, cela convient certes à sa nature. Mais cela n’implique pas qu’aucune réécriture mythique ne soit ici envisageable au seul plan des protagonistes. Ainsi Hélène, que l’auteur n’hésite pas à qualifier de personnage « mythique » au sens psychocritique du « mythe personnel » défini par Charles Mauron :

Lisbé m’avait donné le mythe d’Hélène, sans le savoir. Mais elle avait joué le mythe en entier. Mythe intérieur de la femme que peu de femmes osent reproduire. Le mythe d’Hélène est l’union en un acte de l’éros passif et de la mort. Il faut admettre que j’eusse le mythe en moi-même pour l’avoir traité de cette façon à partir des accidents de ma vie (tome II, p. 1100).

À l’analyse, le personnage d’Hélène paraît clairement redevable au modèle de l’Aphrodite grecque pour ce qui est de ses attributs descriptifs. Par exemple, on sait qu’Aphrodite, femme très belle à la chevelure remarquable, se reconnaît toujours en un éclat lumineux qui éblouit, et qu’elle effraie parfois en ce sens qu’elle peut se présenter comme une lumière qui foudroie. Or, c’est précisément de cette manière que le narrateur décrit les interventions d’Hélène, « beauté grecque » (p. 964). La première fois, il évoque un « éclatant phénomène », une « apparition » (p. 963) qui le fait « trembler des pieds à la tête » (p. 964). C’est la chevelure surtout qui le frappe, « mousseuse et rayonnante comme le soleil » (p. 964). Il note comme effet immédiat sur lui-même « une brusque effusion de plaisir devant la beauté de choses » (p. 964) et constate son propre état érotique, qu’il perçoit en harmonie avec l’environnement de la belle créature :

Enfin la beauté, l’harmonie, l’érection du monde se terminèrent dans une illumination, qui me montra comme cause de tout cela, rayonnante ainsi que l’auréole d’un saint, à travers le vent et la chaleur, d’une substance ou argentée ou noire ou violette : la Chevelure (p. 966).

La chevelure « magnétique et sensuelle » (p. 991) devient d’ailleurs la formule métonymique qui désigne Hélène tout entière tout au long du récit. Les apparitions suivantes de l’héroïne sont dépeintes en des termes tout aussi évocateurs des pouvoirs d’Aphrodite. Léonide se dit « frappé d’un coup de tonnerre » (p. 970) à sa venue, et la décrit comme une « femme hélianthe au grand soleil dont la robe changeait selon le mouvement, une fée avec une puissance presque divine cachée dans sa jupe » (p. 973). Il insiste sur la peur que lui inspire son apparition1 dès lors qu’il remarque en elle « un feu noir, dont le brûlant était parfois vulgaire, [...] un feu féminin » (p. 965), ce qui rappelle qu’Aphrodite est souvent dénigrée en tant que femme de luxure.

        Mais elle est également la déesse du sourire, ce que Léonide ne manque pas de souligner ici avec insistance chez Hélène : « Elle me faisait un sourire de sucre qui m’empêchait de bouger « (p. 971) ; « Elle répondait par son céleste sourire » (p. 973) ; « Cette femme quasi-divine [...] avait la bonté de me sourire » (p. 978). Le narrateur consacre une page entière au sourire particulier de l’héroïne, teinté d’une connotation érotique :

Le sourire est un phénomène qui peut apparaître insensé. Dans cet acte étrange, il y a de la révélation, du feu. Elle me sourit. Elle ouvre la bouche à demi, elle découvre un peu de la muqueuse intérieure, lèvres et gencives, qui est toute mouillée ; [...] au même instant elle a distendu sa chair et elle entrouvre l’orifice. Quel orifice ! Rouge ardent — tout autre orifice est présent dans celui-ci. C’est celui de l’amour, c’est celui de la pensée [...]. Je n’avais jamais vu sourire... Je voyais pour la première fois un sourire. J’ouvrais dans la figure la porte qui donnait sur l’être intérieur. Hélène me sourit de ce sourire qui s’ignore, plusieurs minutes durant, dans le petit jardin de buis. Elle me regarda, elle me sourit, elle m’imposa le silence. Elle me força de rester immobile et de la regarder sourire (pp. 1013-1014).

Après la première nuit d’amour, la relation du héros avec celle qu’il nomme désormais sa « déesse tendre » passe toujours par le sourire : « elle me souriait avec un art si infini du secret que je n’osais même pas l‘interroger » (p. 1035).

Enfin, Hélène tout autant qu’Aphrodite se transfigure avec une étonnante facilité. Le jeune homme pointe cette caractéristique dès la première apparition de l’héroïne, en focalisant cette étonnante faculté sur les tons changeants de la chevelure « argentée ou noire ou violette » (p. 966) :

Elle avait une masse, un édifice de cheveux ; une chevelure à la fois pleine comme un nid de serpents et mousseuse ou rayonnante comme du soleil ; et dont la couleur était entre le violet, le blond et le rouge éteint, par reflets, et dans l’ensemble d’un ton indéfinissable et chaud de cendre. Cette chevelure, toute pareille au Phénomène futur, je ne la connaissais pas ; je ne l’avais jamais vue ; je ne pensais pas qu’elle pût exister (p. 964).

Ensuite, même s’il note la récurrence du lieu d’apparition (« Hélène de Sannis apparaissait toujours au même endroit, entre deux mamelons d’herbe » (p. 972)), il insiste sur la multiplicité de ses transfigurations et précise : « en même temps que je voyais comme elle avait changé, je voyais comme elle était semblable » (p. 973). Enfin, il évoque « toute sa force de nourricière érotique des hommes » (p. 1001), ce qui ramène clairement à la fonction aphrodisiaque, ici comprise dans ses deux acceptions, charnelle et spirituelle, puisque qu’il déclare d’une part qu’ »Hélène connaissait tout ; il n’y avait pas une harmonique du corps qu’elle ne sût éveiller » (p. 1039), et d’autre part, que « le premier rôle d’Hélène était de m’avoir mis au monde ; mère de mon cœur » (p. 1049), « sa destinée fécondant ma destinée » (p. 1048).

En un mot, si le personnage d’Hélène convoque à la fois différentes figures comme celles d’Hélène de Troie, de la Gorgone, de l’épouse du Cantique des Cantiques ou de la Madone, le mythe d’Aphrodite peut bien être compris ici comme un palimpseste du personnage de l’initiatrice à l’amour.

1 Il évoquera aussi “un tremblement de terre intérieur” (p. 979).


Contrepoints mythiques et échos psychanalytiques

Contrepoints mythiques
et échos psychanalytiques

        Quelles sont les fonctions assumées par les contrepoints mythiques perceptibles dans cette œuvre et leur signification à l’égard du projet littéraire jouvien dans son ensemble ? Qu’Aphrodite soit, autant sinon davantage qu’Eurydice, présente à l’arrière-plan référentiel de l’œuvre ne doit guère surprendre chez un écrivain soucieux d’ancrer son travail littéraire dans une quête spirituelle qui s’appuie sur les apports de la psychanalyse : Eros et Thanatos sont intimement présents dans l’horizon intellectuel et affectif de Jouve qui, dans le texte qui fait office de manifeste à son œuvre, à savoir l’ « Avant-propos dialectique » de Sueur de sang intitulé « Inconscient, spiritualité et catastrophe », déclare :

L’homme moderne a découvert l’inconscient et sa structure ; il y a vu l’impulsion de l’éros et l’impulsion de la mort, nouées ensemble, et la face du monde de la Faute, je veux dire du monde de l’homme, en est définitivement changée. On ne déliera plus le rapport entre la culpabilité — le sentiment fatal au cœur de tout homme — et l’intrication initiale des instincts capitaux. Rien ne nous fera plus oublier que nous sommes conflit insoluble entre deux lignes (Tome I, p. 196).

Aphrodite et Eurydice peuvent dès lors se comprendre comme les modèles mythiques qui traduisent les forces contraires d’Éros et Thanatos entre lesquelles l’homme se débat. Mais en même temps, cette prise de conscience de « l’incalculable accroissement du tragique que nous donne la métapsychologie » (Tome I, p. 196) souligne le caractère hybride et insaisissable du tréfonds pulsionnel humain, et désigne l’origine de nos agissements et pensées comme résolument hors de notre portée, c’est-à-dire appartenant à un lieu hermétique.

La découverte par Jouve de la psychanalyse freudienne, à laquelle l’a initié Blanche Reverchon qui est le véritable « trésor » caché de sa propre existence (Watthee-Delmotte, 1999), ne pouvait que placer Jouve devant l’évidence du caractère hermétique du psychisme humain, face auquel la discipline freudienne apparaît comme une science quasi ésotérique à laquelle, grâce à Blanche, il a la chance de pouvoir être initié. « Un œil dirigé vers notre secret » (Tome I, p. 196), voilà les termes en lesquels il désigne la psychanalyse, qui lui apprend entre autres que « les dieux, les mythes font partie de la réalité [de l’homme] et forment aussi son gigantesque château de cartes » (Tome I, p. 196). Et c’est là que peuvent, à son sens, intervenir les poètes, nouveaux éclaireurs du peuple moderne :

Car nous sommes, comme le dit Freud, des masses d’inconscient légèrement élucidées à la surface par la lumière du soleil ; et ceci, les poètes l’ont dit avant Freud : Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire (Tome I, p. 198).

À leur suite, Jouve se donne cette haute mission qui est, par la poésie et par le mythe, soit par le biais d’un langage susceptible d’exprimer l’indicible par le symbole et d’une fiction porteuse d’une vérité cachée, d’exprimer la beauté profonde, spirituelle, de l’aventure humaine qui n’est en apparence que déchirement et non-sens :

La poésie est un véhicule intérieur de l’amour. Nous devons donc, poètes, produire cette « sueur de sang » qu’est l’élévation à des substances si profondes, ou si élevées, qui dérivent de la pauvre, de la belle puissance érotique humaine (Tome I, p. 200).

Tel est l’objet de l’hermétisme jouvien, qui ne cherche donc nullement à fabriquer du secret par divertissement, mais tout au contraire à exprimer dans la douleur et l’amour, que ce qui fait sens en l’homme est un secret inviolable. Pour reprendre ici en décalage la superbe définition qu’a donnée René Char de la poésie, « l’amour réalisé du désir demeuré désir », nous dirons donc que tout l’art littéraire de Jouve, compris sous le signe d’Hermès, est d’avoir su montrer « la substance inépuisable » de l’humain par l’expression de son secret demeuré secret.


Myriam Watthee-Delmotte

Membre de l’Académie royale de Belgique
Directrice de recherche du Fonds National de la Recherche Scientifique belge
Professeur à l’Université de Louvain (Louvain-la-Neuve)



Note

La matière de cet article a fait l’objet d’une première publication sous le titre «  The Jouvian Initiation  : under the Mark of Hermes and Aphrodite  ?  », dans Hermes and Aphrodite Encounters, sous la direction de Zupancic M., Birmingham, Al., Summa Publishers, 2005, pp.  61-72.
Je remercie Jean-Paul Louis-Lambert d’avoir suggéré de le rendre accessible aux lecteurs de langue française.


Bibliographie

Bibliographie

Bonhomme Béatrice. « L’esthétique alchimique dans l’œuvre de Pierre Jean Jouve ». Revue des Lettres Modernes. Série Pierre Jean Jouve 3 : Jouve et ses curiosités esthétique (1). Paris : Minard, 1988, pp. 111-170.

-. Jeux de la Psychanalyse. Initiation, images de la femme dans l’écriture jouvienne. Paris : Lettres Modernes, 1994.

Brunel Pierre. Apollinaire entre deux mondes. Mythocritique II. Paris : P.U.F., 1997.

Durand Gilbert. Figures mythiques et visages de l’œuvre. Paris : Berg international, 1979.

Jouve Pierre Jean. Œuvre. Paris, Mercure de France, 1987. Tome I et II.

Louis-Lambert Jean-Paul. « Jouve et les stigmatisé(e)s, une fiction détective. L’invention de ‘Lisbé’ ». Cahiers Pierre Jean Jouve n°1 : Jouve poète européen. 2009,  pp. 249-265.

Mauron Charles. Des métaphores obsédantes au mythe personnel. Introduction à la psychocritique. Paris : Corti, 1964.

Ricœur Paul. Soi-même comme un autre. Parsi : Le Seuil, 1990.

Thélot Jérôme. « Hélène, Lisbé ». Revue des Lettres Modernes. Série Pierre Jean Jouve 2 : Poète de la rupture. Paris : Minard, 1985. 75-91.

Watthee-Delmotte Myriam. « Dans les années profondes, un récit rituel ». Revue des Lettres Modernes. Série Pierre Jean Jouve 3 : Jouve et ses curiosités esthétique (1). Paris : Minard, 1988, pp. 171-188.

-. « Pierre Jean Jouve ou le leurre de la parole pléthorique ». Le secret, motif et moteur de la littérature, sous la direction de Zabus Ch. Louvain-la-Neuve : Recueil des Travaux de la Faculté de Philosophie et Lettres, 1999, pp. 169-178.

-. « The Jouvian Initiation : under the Mark of Hermes and Aphrodite ? ». Hermes and Aphrodite Encounters, sous la direction de Zupancic M. Birmingham, Al. : Summa Publishers, 2005, pp. 61-72.

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Ce texte ©  Myriam Watthee-Delmotte

Première mise en ligne : 30 avril 2012
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