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Pierre Jean Jouve
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Sherban
Sidéry - Un ami mal connu de Jouve
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Un ami mal connu |
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L'entreprise de nettoyage des Œuvres Complètes a rendu les dédicaces rares chez Pierre Jean Jouve. Éliminée la dédicace du Paradis Perdu à Jean Paulhan, comme la dédicace à quatre poètes qui figure sur une pleine page dans l'originale (LUF, 1943) du Bois des Pauvres. Drogoul, « l'ami des sons justes pendant l'âge mûr », n'a plus son nom en tête de la partie Catacombes sévèrement amendée, celui de Blanche sur la page précédente manque aussi. Il en subsiste surtout dans les « pièces retranchées », comme les deux quatrains dédiés à Churchill (p. 1272) ou L'Ode au peuple (p. 1246) dédiée à Elsa Barraine. Et il y a p. 1240 une dédicace en capitales à Sherban Sidéry pour huit vers supprimés de Matière Céleste. Mais « qui est cet homme » ? |
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Sidery jusqu'en 1945 |
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La relation de Sidery avec Jouve est documentée, quoique brièvement, sur le site www.pierrejeanjouve.org. C'était d'abord un patient de Blanche en 1936, selon le témoignage d'Isabel Ryan (1914-2012), qui l'appelle Sherbun Sidéry, et le décrit comme un homme précieux, « queer but a kindly man », un homosexuel, mais bienveillant, si je traduis correctement, car les dictionnaires anciens (p. ex. l'édition de 1934 du Concise Oxford Dictionary ou l'édition de 1947 du Harrap), faisaient de « queer » uniquement l'équivalent argotique de bizarre, avant que le sens n'évolue. Marie-Laure de Noailles [Marie-Laure] confirme sa relation avec Blanche (« Les psychanalystes s'y cassèrent les dents. « Les poètes, ce sont vos femmes », a gémi Mme Jouve ») et le décrit comme « un personnage toujours jeune arborant un sourire à la Luini ». Jouve lui-même, pour célébrer Blanche, faisait référence à « Luini, peinture d'Italie »... [Jouve]). D'origine roumaine, plus précisément de Bucarest [Benaïm ; Marie-Laure], fils d'un colonel, il est né en 1908 (source : BNF) et avait donc 29 ans à la parution de Matière Céleste. Son attitude pendant la guerre fait l'objet d'appréciations contrastées. L'Independent (29.4.2015) écrit dans une recension de Queer Saint [Clark], une biographie de Peter Watson, mécène du milieu artistique britannique, homosexuel ami de Cecil Beaton et de Gascoyne : |
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« The second driving force in Watson's life was art. Never keen on London, in 1938 he installed Fouts ["the most expensive male prostitute in the world" selon Isherwood] and himself in an apartment in Paris and filled it with the best modern paintings he could buy. His timing was poor : with the Nazi invasion, he decamped back to England and left his pictures in the care of a Romanian art critic called Sherban Sidery, who most likely tipped off the SS about the cache ». |
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Un autre critique, dans The British Art Journal, a une lecture plus bienveillante : |
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« Watson took with him few, if any, pictures from Paris to London and he left a Romanian friend, Sherban Sidery, to look after his empty flat at 44 rue du Bac in the VIIe arrondissement. Sidery was to prove no match for the ruthless German war machine ». |
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On trouve enfin dans [Grimsted] une pièce qui en fait carrément un spolié. C'est un inventaire de la BNCI répertoriant des saisies du Devisenschutzkommando : |
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« 34 modern paintings found in the safe of M. Watson (2 Dec. 1940) (no list), 19 transferred to the ERR (Einzatzstab Reichsleiter Rosenberg) ; a separate list names artists of 15 modern paintings said to belong to M. Sidery, including two Dali, three Braque, three Picasso, and three Cherico (sic) ». |
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On trouve trois lettres de Sidery dans la correspondance de Picasso (1942-1964). |
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Sidery après la Libération |
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Toujours est-il que Sidery semble n'avoir pas eu de problèmes à la Libération, bien au contraire. On conserve de lui une photographie prise en mai 1945 en compagnie de Susana Soca et des Éluard. Dans l'Éternelle revue, créée par Paul Éluard, qui publie sous le nom de Sartre La Voix de Robespierre (à l'authenticité d'ailleurs contestée), on retrouve les duettistes Serban Sidery et Frédéric Grendel : successivement Grendel, qui précède immédiatement dans le n°2 quatre poèmes de Jouve extraits de la Vierge de Paris, puis Sidery & Grendel (n°3) et de nouveau Grendel (n°5-6). Enfin, Henri Sauguet a mis en musique leur Marchande d'anémones. Grendel (1924-2001) est un homme aux multiples activités, peut-être plus connu pour son rôle politique : gaulliste de gauche éclectique, avec des sympathies royalistes et mitterrandiennes, il fut longtemps le directeur politique de Notre République. Tous deux déposent en novembre 1955 le copyright de Gloria, pièce en trois actes. Sidery collabore aussi à la revue Caliban, elle aussi située plutôt à gauche, dont le rédacteur en chef était Jean Daniel. Et c'est pour introduire le roman de Lord Berners, Le nez de Cléopâtre, traduit par Marie Canavaggia [Berners]. C'est une aimable et insignifiante fantaisie, où on apprend que si le nez de Cléopâtre n'était pas trop long, c'était grâce à la chirurgie esthétique. Ce même Lord Berners qui, selon Sidery « occupe une place prépondérante dans la précieuse lignée des grands excentriques anglais », est aussi l'auteur d'un roman satirique, The girls of Radclyffe Hall, où sont tournés en dérision aussi bien Watson, sous les traits de Lizzie, que Beaton, qui avait essayé de retirer de la circulation un maximum d'exemplaires de l'ouvrage. On voit qu'on tourne en rond dans le milieu « queer » (dans l'acception contemporaine). Sidery publie avec Grendel le roman Voici le soir charmant [Sidery] dont le Figaro Littéraire rend compte favorablement le 8 novembre 1952 (d'autres recensions dans Kultura (par C.Jelenski) et dans la Gazette des Lettres). C'est un roman à intrigue politique où des réfugiés hongrois arrivent à reprendre à un ministre du nouveau régime, en visite à Paris, des documents qu'il a lui-même soustraits à un ancien membre de l'Intelligence Service et qui compromettraient les résistants demeurés au pays. Ils publient aussi une nouvelle (in Nouvelles, Julliard, n°4, 1958), mais pas le roman « en préparation » intitulé Le château enchanté. Il est également un des trois éditeurs, avec Roger Caillois et Pierre David (1911-1982), de la revue la Licorne de Susana Soca, qui publie Jouve et Micha (une autre couverture mentionne aussi un quatrième mousquetaire, Pierre Leyris). Caillois le cite d'ailleurs dans son Souvenir de Susana Soca (NRF 1.7.1959, p. 169). Il figure assez souvent au sommaire des Cahiers des Saisons entre 1962 et 1965 : n°29, le Maléfice ; n°34, Les miroirs ternis ; n° 42, Songe à cette nuit cruelle. Trois courts textes parfois obscurs. Et en collaboration avec Grendel, dans le numéro 29 (p. 471-474), Jean Cocteau ou la personne et le personnage et dans le n° 37, André Roussin ou la personne et le personnage. Sidery semble avoir été mystifié par Roussin qui, à leur premier rendez-vous s'était présenté sous les traits de Klapotermann, personnage qu'il jouait avec un grand succès dans la pièce de Ducreux, La part du diable, avant de se présenter sous ses véritables traits, puis enfin sous ceux de Daudet à un bal chez Marie-Laure. On
ne s'étonnera donc pas de le voir figurer dans le Journal
de Brenner [Brenner]. Sherban Sidéry lui raconte la brouille de
Marie-Laure et de Cocteau – un témoignage que confirmera
partiellement Marie-Laure ( p. 415, 20.2.1964 & p. 502,
14.3.1965). Page
690, 26.11.1966 : « Chez Marie-Laure,
Sh. Sidery m'a parlé de
Bertil qui, lorsqu'il jouait Lorsque
l'enfant paraît,
se faisait passer pour le petit ami de Roussin, lequel n'a pas du
tout ces goûts-là et n'appréciait pas beaucoup cette
plaisanterie.
» P. 697, 25.12.1962 : « Hier, réveillon à
Saint Brice. Une vingtaine d'invités, rien que des hommes, sauf
Solange [Fasquelle] et Henriette Groll... Il y a Serge, Jean-Louis
C[urtis] qui me raconte sa cohabitation avec un Yougoslave auteur de
diverses mises en l'air (Sidery avait été une des victimes)
».
P. 949, 9.1.1969 : dans le salon de Fontainebleau, le petit-fils muet
de Marie-Laure (P.) s'assit sur les genoux de Sh. Si. : ce n'était
nullement par sympathie, mais pour faire comptendre au visiteur qu'il
avait pris place dans un fauteuil réservé. P. 970, 27.5.1969 : « Sherban Sidéry me
dit que Marie-Laure a décidé de
subventionner les Saisons
». Je
n'ai rien trouvé en revanche dans le Journal
de Matthieu Galey. |
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Une page
sur Frédéric Grendel
(1924-2001) |
Sidey traduit des auteurs anglais comme Rumer Godden, adapte des livres pour la jeunesse, notamment Un grillon dans le métro [Selden]). Sa principale occupation semble être ensuite l'adaptation pour le cinéma de pièces d'André Roussin comme Les oeufs de l'Autruche, Bobosse, Lorsque l'enfant paraît, souvent en collaboration avec Grendel. Roussin et Sidery ont co-écrit un épisode des Folies Offenbach, série télévisée de 1977. |
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► La fiche de Sherban Sidery sur l'Internet Movie Database. |
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Extrait du générique de La belle Hélène, le premier épisode des Folies Offenbach série télévisée de Michel Boisrond avec Michel Serrault (1977). |
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Selon Josiane Savigneau [Savigneau], Marguerite Yourcenar, lui a rendu visite dans sa maison de retraite à Chartres (il devait avoir alors 75 ans) car elle avait apprécié son adaptation pour la scène de Madame Solario, dont elle avait toujours au moins deux exemplaires dans sa « bibliothèque de tête de lit » (Libération, 7.11.2009.). Je ne sais où elle a trouvé cela ; je ne connais d'autre adaptation pour la scène de Madame Solario que celle d'Arnold Wesker, inédite, conservée à l'université du Texas à Austin. Et quand Féret sort son film, il déclare « Yourcenar m’a fait découvrir le roman oublié de Gladys Huntington. Il était son livre de chevet ». On retrouve enfin Sidery cité dans la bibliographie de Brooks pour une étude sur la judéité de Proust [Quenell]. Les relations de Sherban Sidéry avec Jouve se poursuivent après la guerre : comme beaucoup d'anciens patients de Blanche, il a rejoint la « cour » de Jouve (selon l'expression de F. Grendel, qui lui aussi s'y était agrégé). Dans une lettre de Jouve (1948) au directeur des Nouvelles Littéraires, il est désigné comme « notre ami Sherban Sidéry » ; une autre lettre de septembre 1949 de PJJ à SS (passée dans une vente aux enchères), envoyée depuis la villa d'Aline Mayrisch à Cabris, est tout à fait chaleureuse. |
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Claude
Roche |
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Pour le texte : © Claude Roche, droits
réservés. Site « Pierre Jean Jouve » Sous la responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert Dernière mise à jour : 30 novembre 2017 Première mise en ligne : 29 novembre 2017 |