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Décembre 2008
François Lallier

La Voix antérieure II

Jouve, Jourdan, Michaux, Frénaud, Munier

Collection « Essais »

La lettre Volée - 2010

François Lallier - La Voix antérieure - Couverture Sur La Voix Antérieure de François Lallier

(échanges avec J.-P. L.-L.)

François Lallier

La Voix antérieure, II
Jouve, Jourdan, Michaux, Frénaud, Munier

La Lettre volée, collection Essais

Bruxelles, 2010




François Lallier - La Voix antérieure - Couverture
Vocalité et Poésie


J.-P. L.-L. : François Lallier, vous mettez au point votre concept de « Voix antérieure » depuis une lecture inaugurale, très originale, celle d'un poème peu commenté du jeune Baudelaire, « La Vie antérieure ». Votre intuition initiale : quel est le rôle de  « la voix », de « la vocalité »  dans l'écriture poétique, maintenant que la poésie ne se chante plus, qu'elle ne se dit plus à voix haute que lors de manifestations exceptionnelles ? Maintenant la poésie se lit dans le silence. Le lecteur de poésie, souvent, « entend » un voix virtuelle, une « voix intérieure ». Quelle est cette voix qui — justement — distingue ce qui est poésie et ce qui n'en est pas ? Quelle est cette voix qui distingue les poétes entre eux ?

François Lallier - La Voix antérieure I

François Lallier

La voix antérieure [I]
Baudelaire, Poe, Mallarmé, Rimbaud

La Lettre volée, 2007


F. L.
: Le concept de « voix antérieure », mis en œuvre dans deux livres déjà publiés, vise à définir une source d’énonciation, propre à la poésie, dans la mesure où celle-ci l’impose à travers les questions qu’elle rencontre dans son travail. Distincte d’un « sujet » construit en termes de psychologie, ou de sociologie, distincte également de l’immanence du texte – dans la perspective hypertextuelle instaurée par la notion d’ « écriture », telle qu’elle s’est élaborée dans la réflexion structuraliste comme dans celle de Jacques Derrida.

Ce concept, la « voix antérieure » comporte deux notions, qu’il faut examiner séparément avant de chercher à comprendre leur combinaison : la notion de « voix », et celle d’antériorité. D'autre part il se rattache par une sorte de jeu de mots, à un des poèmes les plus difficiles, et les moins documentés, des Fleurs du mal, « La Vie antérieure », difficile dès lors qu’on se préoccupe d’une lecture littérale, sans tenir compte de données extérieures, qui précisément, et par bonheur, manquent pour ce poème.

Il semble naturel de penser que le langage comporte une part d’oralité, laquelle confondrait, dans une certaine tradition de la poésie lyrique, la subjectivité et le chant. La vocalité serait le propre de la poésie comme expression d’un sujet – le sujet lyrique – à travers ce qui met en jeu le plus intime de la personne, la voix, et dans la forme qui recourt aux plus vastes possibilités de la voix, le chant : à partir de quoi se trouve justifié le recours aux données biographiques, qui découle de la subjectivité. Ce que pose admirablement le poème de Baudelaire, dans son titre même, mais qu’il annule aussitôt, par un acte fondateur de la poésie « moderne » au même titre que le « sonnet en -yx » de Mallarmé, ou encore la « Lettre du voyant » de Rimbaud. Dans « La Vie antérieure », le sujet en effet est à la fois posé comme « antérieur » (au présent du texte), et enclos dans ce présent qui forme une limite infranchissable. Cette contradiction, particulièrement féconde, n’apparaît qu’après une analyse qui est le point de départ du premier livre, et s’étend à d’autres aspects, parfois méconnus, de l’œuvre de Baudelaire.

L'écriture


J.-P. L.-L. : Vous vous situez aussi dans une perspective « moderne », après Mallarmé — ou même « post-moderne », après Heidegger, Lacan et Derrida : l'énonciation de cette voix n'existe que dans le texte, elle n'est présente que dans les mots et dans les jeux des mots entre eux. Nous savons qu'une « grande écriture », c'est une écriture qui nous dit plus de choses que ce que les mots — employés individuellement — disent par eux-mêmes. Cette écriture qui « dit plus », vient-elle de l'inconscient de l'auteur ? Parle-t-elle directement à notre inconscient ?  



F. L. : Elle rencontre la question de l’opposition entre la « lettre et la voix », pour reprendre le titre d’un livre de Paul Zumthor. Le passage d’une littérature orale à une littérature écrite a suscité de nombreuses études, qui conduisent à identifier des procédés de composition propres à un art déterminé par le problème de la mémoire, et à mettre l’accent sur l’importance du matériau phonique. Mais très vite aussi on peut constater que ces formes de l’oralité constituent en elles-mêmes une écriture, indépendamment de leur réalisation phonique, et du fait même de leur transmission, qui comporte une certaine impersonnalité. Corrélativement on constate sans difficulté que les œuvres de la littérature écrite présentent parmi d’autres singularités celle de paraître enfermer véritablement une voix, éminemment reconnaissable, et que lecteur attentif peut identifier à coup sûr. Une voix, plutôt qu’un style, ce dernier terme ne faisant que transposer dans le vocabulaire de l’écrit les particularité phoniques d’une énonciation qui est présente au même titre dans la « littérature », qu’elle soit écrite ou parlée.

Il faut mentionner également la réflexion de Jacques Derrida, et d’abord la démonstration initiale conduite dans La voix et le phénomène. On sait que pour Derrida l’écriture est première, et la voix seconde. L’usage de la langue, sa mise à disposition pour et par un sujet, suppose une trace, une archi-écriture, que vient recouvrir la voix subjective, en tant que fondatrice du sujet et de son savoir de soi ou du monde ; archi-écriture manifestée sous la forme du « supplément », d’où procède la « différance », à la fois trait structural de la production de sens et mouvement de dérive infinie propre à l’inscription du sujet dans le langage. La voix, en effet, n’est présente que dans le texte qui la produit, et reste ainsi inaccessible comme origine, de même que reste inaccessible, et d’une certaine manière, n’a pas lieu, l’expérience subjective antérieure à l’écriture dont elle serait la source et le témoignage.

Il me semble que la poésie, où ces questions trouvent évidemment leur place (en témoignent les nombreuses pages consacrées par Derrida à Mallarmé), leur apporte un éclairage particulier, dans la mesure où elle en fait l’objet même d’une expérience qui dès lors est d’autant moins à mettre en doute que par elle la notion de sujet ou de subjectivité se trouve également traversée, revécue, sinon déconstruite. La « voix antérieure », en sa présence inatteignable, désigne l’objet qui apparaît dans cette traversée et que j’ai tenté de reconnaître, second moment de la poésie moderne, et second livre, dans les œuvres de Pierre Jean Jouve (mais aussi de Pierre-Albert Jourdan, André Frénaud, Henri Michaux et Roger Munier).


Dieu, l'Inconscient et la poésie

J.-P. L.-L. : Logiquement, la poésie née du symbolisme de Baudelaire et de Mallarmé nous conduit à Pierre Jean Jouve qui a renouvelé notre lecture de ces poètes. Mais Jouve avait bénéficié d'une initiation de première main à la psychanalyse. Nous estimons qu'à partir de 1922 son épouse Blanche Reverchon, traductrice de Freud en 1923, membre de la Société psychanalytique de Paris en 1928, co-fondatrice de la Société française de Psychanalyse en 1953 (aux côtés de Lacan), lui a expliqué ses visions, ses rêves, ses rêveries, ce que Jouve appelait son « tuf » . Certainement, Blanche Reverchon a employé le langage et les concepts des freudiens de la première génération des psychanalystes français, mais en 1933 Jouve savait parfaitement ce qu'était la « pulsion de mort ». Dès votre introduction, vous montrez que la connaissance que Jouve avait de sa propre psyché le conduit à s'affronter à deux limites qui sont la marque de son écriture poétique, l'Inconscient et Dieu, limites qui introduisent une souffrance et engendrent une pensée. Je vous cite :

La poésie naît lors de la rencontre de deux limites

La Voix antérieure II,

page 11


« Plus que le surréalisme, ayant choisi de ne pas renoncer à la dimension de la personne, Jouve a dégagé de son enveloppe de convention verbale — et d'oubli, ou pour tout dire de censure — la force interdite de l'Inconscient, pour lui ouvrir le domaine de la création poétique, dont il fera celui où l'élan pulsionnel, au lieu de s'enfermer dans la répétition que commande le désir de mort, évolue vers une liberté spirituelle. Or l'inconscient, auquel il ouvre les voies de la poésie, s'y manifeste sur deux plans bien distincts. D'une part, celui de la représentation à travers des images — symboles porteurs de significations mais aussi de la force du désir et de la dynamique même de la métamorphose où s'engage le destin de la personne, comme le destin collectif. D'autre part, celui de l'interdit même, qui subsistant en elles s'impose simultanément comme limite — cause de la forme — et comme ouverture, comme impasse et comme élan ascensionnel, qui traverse les plans de conscience et conduit à une autre limite, infranchissable elle aussi, celle que la foi religieuse de Jouve lui désigne comme limite du divin. » 



F. L.
: La notion de « voix antérieure », dès son origine baudelairienne, met en jeu les limites de la subjectivité classique – phonocentrique, selon Jacques Derrida – et particulièrement celles que dessine en une paradoxale révélation la confrontation avec l’Autre, sous différentes formes. Parmi celles-ci, il faut placer l’inconscient, comme processus autant que comme contenu ou structure. C’est pourquoi j’accorde une place centrale, dans cette recherche, à l’œuvre de Pierre Jean Jouve.

Ce que Jouve appelle sa vita nuova, c’est-à-dire la seconde naissance de son œuvre, est lié à l’union de corps et d’esprit avec une femme, Blanche Reverchon, engagée dans la recherche psychanalytique – elle même encore neuve. Ainsi on doit considérer qu’à partir de 1924 la psychanalyse fait partie intégrante de l’œuvre de Jouve, comme de sa vie, dans le même renouvellement. Sous quelle forme ? Quant à l’œuvre, Il suffit de la lire, pour se convaincre de l’importance du fait psychanalytique, croissante depuis Les Noces jusqu’à Sueur de sang, et qui ne sera jamais remise en cause. Mais on peut aussi penser, comme vous, que le travail commun de Pierre et de Blanche, et la vie commune, ont mis en mouvement les mécanismes d’une véritable analyse, aussi peu orthodoxe soit-elle.



J.-P. L.-L. : Et dans vos chapitres consacrés à Jouve, vous revenez sur ces deux limites, l'inconscient et le divin.



le religieux et l'inconscient

La Voix antérieure II,

page 27

« Aborder le religieux d'une façon qui ne soit pas la distance, même respectueuse, de l'anthropologue, voire de l'esthète, et approcher l'inconscient — comme source des images, mais aussi comme composant de la personne — sans que ses mouvements, explicités par la psychanalyse, ne se voient imposer son métalangage, annulant l'effectivité de l'éros : voilà ce que l'oeuvre de Jouve donne pour possible, et réalise, comme on peut s'en convaincre en ouvrant presque n'importe lequel de ses grands livres de poésie. »





« ... deux faits essentiels mais d'interprétation ambiguë. »

La Voix antérieure II,
page 27

« L'un est évidemment l'union de l'éros et de la mort, non en elle-même, l'oeuvre de Bataille et avant lui celle de Sade montrent à quel degré de vraie séduction et d'emprise elle peut atteindre, mais en ce qu'elle met en scène la différence des positions féminine et masculine. L'autre est la conception ontologique du dieu qui suscite sa religion, tous deux, l'union de l'éros et de la mort, et la foi dans la présence divine, se trouvant réunis dans le travail du langage qui est l'acte fondamental de la poésie. »



F. L.
: On sait que de la rencontre avec Blanche date aussi la survenue du thème mystique dans la poésie de Jouve. C’est le sens du premier titre de l’œuvre nouvelle, Les mystérieuses noces. La dimension mystique explorée par Jouve comporte les deux aspects de la mystique unitive et de la mystique négative – celle de Catherine de Sienne et celle de Jean de la Croix. Mais ce qui est propre à Jouve, c’est l’intuition constante, et constamment élaborée, du lien entre l’inconscient tel que le conçoit et le connaît la psychanalyse, et cette approche du divin par la mystique, l’un et l’autre domaine ayant en commun la production et l’utilisation de symboles dans le cours d’une expérience. C’est une véritable poétique qui se joue donc là, poétique où se retrouve la question d’une source inatteignable et pourtant présente – ce que Jouve, tardivement, appellera le « Verbe », et qui détermine ainsi, au delà de l’opposition entre pulsion de vie et pulsion de mort, à quoi on peut être tenté de le réduire, son travail de poète « absolument moderne ».

L’inconscient et le divin se présentent alors comme les deux limites de l’écriture, en même temps que ses deux sources, et les deux déterminations, du moins chez Jouve, de l'antériorité de la « voix antérieure », qui nous occupe . Et la poésie se fait de laisser entendre à travers cette écriture (les autres sources, nombreuses, étant l’écho d’autres poètes ou artistes reconnus comme témoins de la même expérience) la voix qui parle comme en creux, et hors de toute trace, à partir de ces deux limites, qui définissent l’espace de la poésie. Son espace, ou pour mieux dire son mouvement, qui, dans la matière phonique, pourra à bon droit être revendiqué par Jouve comme « chant », assez loin toutefois, on le voit bien, du lyrisme entendu comme expression immédiate d’une subjectivité. Car dans la double limite où s’élève ce chant, seul lieu du travail d’une conscience vivante pour accéder à soi comme à la vérité de la limite, la personne est éprouvée aussi comme masque, à travers les symboles en acte dans la matière la plus intime du langage.

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François Lallier - La Voix antérieure - 4e Couverture


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Ce texte : © François Lallier et Jean-Paul Louis-Lambert

Les couvertures des livres : © Éditions La Lettre volée

Première mise en ligne : 3 juillet  2010

Dernière mise à jour : 14 juillet 2010