Les amis européens communs :
Tolstoï, Freud, Malwida von Meysenburg, Spitteler, Schnitzler, Rilke, Busoni,
Le Congrès international des femmes pour la paix
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Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur l'amitié qui a uni Stefan Zweig et Pierre Jean Jouve. On en a des échos dans Le Journal des années de guerre de Romain Rolland, dans la correspondance de Zweig lue dans Jouve avant Jouve de Daniel Leuwers. Dans le magnifique livre de souvenirs de Zweig lui-même, Le Monde d'hier (1942, posthume), nous lisons :
A Genève je rencontrai aussi
dès le premier soir le petit groupe de Français et d'autres étrangers
qui se rassemblaient autour de deux petits journaux indépendants, La Feuille et Demain
: Pierre Jean Jouve, René Arcos et Masereel. Nous devînmes des amis
intimes, avec ce rapide élan qui ne noue d'ordinaire que des amitiés de
jeunesse.
C'est ainsi que j'ai organisé
à Zurich, fait unique dans cette guerre, une lecture en commun avec P.
J. Jouve — il lut ses poèmes en français, moi en allemand, des passages
de mon Jérémie.
Dans son Romain Rolland vivant (1920), Jouve avait déjà témoigné sur cette amitié :
Et Zweig (dont l'oeuvre
européenne ne date pas de 1914) fut la première voix tragique, venue
d'Autriche, et appelant vers Romain Rolland (en automne 1914). Zweig
vint ensuite en Suisse (1917). Il y fut un des hommes les plus nobles
et les plus courageux de notre petite Europe.
C'est en novembre 1917, à l'occasion d'une répétition de sa pièce Jérémias,
que l'Autrichien Zweig, devenu très tôt pacifiste, avait obtenu
l'autorisation de se rendre en Suisse. Il y avait retrouvé
Romain Rolland, son correspondant et ami avec qui il partageait des
articles, des projets, des traductions et des admirations réciproques.
Zweig avait ainsi fait la connaissance de Jouve et des amis pacifistes
(René Arcos, Charles Baudouin, Frans Masereel, Guilbeaux, Jean Debrit,
Claude Le Maguet). Zweig avait déjà décrit cette communauté dans sa
biographie de Romain Rolland (1921). Le premier portrait qu'il trace
est celui de Jouve :
Le premier d'entre eux, P. J. Jouve, le poète de ces pathétiques recueils de vers : Vous êtes des hommes et Danse des morts,
qu'une bonté ardente poussait à des excès de colère ou à des extases,
souffrant de tous ses nerfs à cause de l'injustice du nombre, tel
Olivier ressucité, donne libre essor, dans ses poèmes, à sa haine de la
violence. (Traduction de O. Richez).
Dans son livre, Stefan Zweig, le voyageur et ses mondes (Belfond, 2011), Serge Niemetz écrit :
Zweig rencontre là Pierre Jean Jouve, "dont le visage tout en finesse et en ferveur [l']émeut
sur le champ", Frans Masereel [...] et le pacifiste suisse Albert
Dreyfus [...]. Après la conférence, au café, tous sont très gais,
c'est "une bonne soirée entre camarades". [...] Mais, parmi ses
nouvelles connaissances, il opère déjà un tri. [...] Avec
Jouve, dont Rolland avait dès novembre 1915 recommandé à
Zweig la lecture de Vous êtes des hommes,
en quoi il voyait l'oeuvre "la plus humaine" publiée
en France à cette époque, Zweig communie dans un
"accord parfait".
Le Journal de guerre
de Romain Rolland, en date des 21 et 22 octobre 1918 témoigne d'un
parallèle significatif entre Zweig et Jouve : tous deux,
indépendamment, viennent de lui écrire des lettres qui témoignent du
"même découragement" devant les événements politiques qui suivent
la fin de la guerre. Rolland "essaie de les remonter tous les deux".
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On
retrouve Zweig et Jouve ensemble à Florence au début
de l'année 1921, au moment où Jouve est en pleine crise de ce
"découragement" dont parlait Romain Rolland ; nous dirions aujourd'hui
: en pleine dépression.
Le couple Pierre et Andrée Jouve a loué la villa Galilée dans les
environs de Florence. Les Jouve reçoivent des "paying guests" et divers
visiteurs, à la façon de Romain Rolland en Suisse : le peintre Edmond
Bille, le poète unanimiste Luc Durtain, Madame de Wiskowatoff, Miss
Paget — Vernon Lee —, Theodor Daübler, von Unruh. Parmi les amis il y a
aussi Stefan Zweig, et comme paying guest, la psychiatre, alors
genevoise, Blanche Reverchon qui connaissait Andrée Jouve et Madeleine
Rolland. Zweig écrit à Romain Rolland une lettre qui est citée par
Daniel Leuwers :
Chez les Jouve nous
avons fait la connaissance de Mademoiselle Reverchon, une
amie de votre soeur et il était bon de causer avec cette femme
charmante et si fine de vous.
Les événements vont se précipiter : Stefan Zweig invite
Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon chez lui au Kapuzinenberg, à
Salzbourg, pour participer au congrès de la Ligue internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté.
Début août 1921, le futur couple est reçu par Friderika (Stefan est en
voyage) et Jouve prononce deux conférences. Ainsi débute la "vita nuova" que Jouve doit à sa nouvelle vie avec Blanche, maîtresse amoureuse, médecin psychiatre bientôt traductrice des Trois essais sur la théorie de la sexualité de Freud et psychanalyste, et mystique.
Les poèmes de 1922 (Voyage sentimental,
que Jouve reniera plus tard) sont emplis du souvenir des événements
amoureux connus à Salzbourg, dans l'amitié de Zweig ...
Comme tu l'as bien dit, ami Stefan, en parcourant la terrasse, — il fallait ici du génie.
...et dans la musique
de Mozart. En mai 1922 Jouve consacre un bel article à Zweig dans L'Humanité
à l'occasion de sa venue à Paris. La correspondance de Jouve et
Zweig se poursuivra. Lors de la brouille entre Jouve et Romain Rolland
(1927), Zweig (comme tous les amis de jeunesse de Jouve) se mettra du
côté de Rolland (selon une correspondance très partiellement
connue entre Rolland, Zweig, Jouve, Andrée et Blanche), mais Zweig et
Jouve se retrouveront. Dans les années qui suivront le divorce de
Pierre et Andrée et le
mariage de Pierre et Blanche (1925), Zweig restera fidèle à l'amitié
qu'il portait aux deux anciens époux.
Dans la bibliothèque d'Andrée Jouve on trouve des livres de Zweig (par exemple son Fouché de 1931 ou son Freud de 1932) dédicacés à Andrée.
Dans une lettre du 10 mai 1937, Zweig félicite Jouve pour ses poèmes de Matière céleste qui venait de paraître :
Tu es allé très loin du point
où tu as commencé. La parole s'est spiritualisée sans perdre sa musique
[ … ] Tu transformes la parole lyrique en magie.
Jean-Paul Louis-Lambert
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