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2016
Dorothée Catoen-Cooche

Pierre Jean Jouve

Transtextualié biblique

et religion dans l'œuvre romanesque

L'Harmattan - 2016
Dorothée Catoe-Cooche - L'Harmattan - 2016

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Introduction (extraits)



 

« La littérature occidentale, à part de rares exceptions, ne s'occupe que des relations des hommes entre eux (rapports passionnels ou intellectuels, rapports de famille, de société, de classes sociales) mais jamais des rapports de l'individu avec lui-même ou avec Dieu[i]».


Au cours du vingtième siècle, certains spécialistes et critiques, tel Claude Mauriac, dénoncent la longue tradition thématique qui imprègne la littérature occidentale depuis plusieurs siècles. Un constat est alors mis à jour : les sujets axés spécifiquement sur l’être, dans son individualité et sa particularité, semblent faire défaut. Un désir d'exploration de la conscience humaine se fait sentir : l'homme devient un objet de curiosité et doit être envisagé non plus dans son rapport aux autres mais précisément dans la relation, souvent équivoque, qu'il entretient avec lui-même. Après la Première Guerre Mondiale, l'essoufflement de cette tradition thématique, corroboré par une volonté de connaissance et de compréhension, permet donc l'émergence de problématiques nouvelles, davantage axées sur la nature humaine et, pour certains écrivains, sur les valeurs spirituelles qui l'animent : le mouvement centripète laisse progressivement place à une impulsion centrifuge qui se double parfois d'une extension verticale vers les sphères divines. Il est vrai que le premier conflit mondial a bouleversé tous les comportements : l'apparition de thèmes subjectifs (et subjectivisés) doit son essor à une forme spécifique de littérature, celle-là même qui relate la difficulté de la lutte armée et tend à exposer les problématiques de l'homme qui, dans son individualité, s'est trouvé confronté à des puissances guerrières face auxquelles il est demeuré impuissant. Les œuvres littéraires, à plus forte raison les discours romanesques, apparaissent alors comme autant de voyages singuliers au bout de l'horreur, l'ensemble étant relaté à travers l'intériorité d'une conscience pensante. Dans ce contexte marqué par la barbarie, certains artistes et écrivains partent en quête de valeurs nouvelles, ayant pour objectif d'atténuer les images cauchemardesques qui envahissent les romans de l'entre-deux-guerres. Ainsi Marcel Proust, à travers La Recherche du temps perdu, illustre-t-il son désir de rendre la vérité à l'âme et inaugure, par ce biais, l'avènement d'un roman moderne aux accents poétiques. L'évolution du genre, moins formelle que thématique, permet aussi à certains auteurs de se tourner vers un approfondissement des valeurs spirituelles, potentiel échappatoire face à la cruauté humaine : le discours romanesque devient le support privilégié de réflexions, méditations et autres développements relatifs aux relations de l'homme avec lui-même, mais aussi et surtout avec Dieu. C'est ainsi qu'apparaît le roman d'obédience catholique[ii], à travers lequel s'illustrent des écrivains qui sont aujourd'hui passés à la postérité, tels François Mauriac, Georges Bernanos ou Julien Green. Si ces trois hommes de lettres sont ceux qui reviennent le plus souvent pour évoquer cette littérature spécifique, il en est d'autres, quelque peu marginalisés, qui demeurent cantonnés dans l'ombre à cause de la complexité ou de la dimension mystique trop marquée de leurs ouvrages : c'est par exemple le cas pour Marcel Jouhandeau, dont les écrits sont réputés hermétiques et peu accessibles. En marge de ces noms qui ont fait les heures de gloire d'une littérature tournée vers le catholicisme ou le mysticisme se trouve un écrivain inclassable (et inclassé, surtout à l'époque) qui inscrit ses œuvres dans une veine spirituelle tout en faisant un usage très personnalisé de l'écriture romanesque : Pierre Jean Jouve. Davantage connu pour sa poésie, cet artiste (qui a vu le jour à Arras en 1887 et est mort en 1976 à Paris) ne trouve encore aujourd'hui que rarement sa place dans les anthologies littéraires relatives aux romans. De son vivant, déjà, l’auteur ressentait cette difficulté de rattachement à tout groupe littéraire : « Je suis un opposant […] tout d'abord aux mœurs littéraires de mon temps[iii] ».  Cette singularité, qui lui vaut une éviction volontaire à l'égard de ses pairs à partir des années 20, entraîne une solitude et un repli sur soi nécessaires, semble-t-il, à l'émergence d'une œuvre foisonnante et profonde, autant dans son fond que dans sa forme.

 

Lorsque, en 1924, Pierre Jean Jouve s'attèle à l'écriture de Paulina 1880, l'artiste est loin d'être novice dans le domaine littéraire. Alors âgé de 37 ans, il a déjà beaucoup écrit et s'est illustré dans différents genres, notamment dans le théâtre (qui fut une grande source de désillusions autant pour l’homme que pour l’écrivain), le roman (La Rencontre dans le carrefour en 1911, Hôtel-Dieu, récits d’hôpital en 1918) et surtout dans la poésie. Parce que, jusque-là, l’auteur a tenté de se placer dans le sillage de collectifs littéraires déterminés, son art n'a pu prendre tout son essor : pour émerger, l'écriture jouvienne doit être dénuée de toute influence et, surtout, de toute règle prédéfinie. C'est pourquoi la notion, récurrente, de rupture, est susceptible de caractériser autant l'œuvre que la vie de l'artiste et demeure transversale à toute l'entreprise littéraire jouvienne : cette dernière doit être perçue comme une accumulation de phases dont chacune favorise l'évolution artistique et personnelle de l'écrivain. C’est précisément l'étape la plus déterminante de sa carrière qui est inaugurée par l'auteur de 1922 à 1925, puisqu'elle s'assimile en réalité à une renaissance dans plusieurs domaines. Sur le plan sentimental, tout d'abord, Pierre Jean Jouve cède à l'irrésistible tentation adultère qui le pousse vers Blanche Reverchon : les simples affinités nées de leur première rencontre, en 1921, se sont muées en un sentiment amoureux qui ne tarde pas à devenir passionnel. Parce qu'il n'y oppose qu'une résistance considérée comme relative et jugée par beaucoup comme insuffisante[iv], cette liaison devient la cause d'une rupture familiale, certes, mais également sociale : Pierre Jean Jouve voit avec douleur la plupart de ses amis et homologues s'éloigner. Sur un autre plan, ensuite, et sous l'impulsion de sa nouvelle épouse, l'artiste constate avec enthousiasme l'émergence d'un domaine inconnu, la psychanalyse. Celle-ci offre à l'écrivain un nouveau champ d'études et une prolifération de thèmes, mais aussi un nouvel outil favorisant l'exploration de la conscience humaine, ce qui ne demeure pas sans répercussion sur l'œuvre. Enfin, c'est au niveau artistique et spirituel (puisque les deux sont souvent liés dans l'univers jouvien) que cette renaissance engage les bouleversements les plus importants, puisqu'elle est précédée de la mort symbolique des écrits antérieurs. Comme l'explique Pierre Jean Jouve dans En miroir, journal sans date : «Il fallait tout changer, sentais-je, il fallait tout recommencer. Tout devait être refondu, comme la vie même reprenait, dans un rigoureux isolement ; avec un seul principe directeur : inventer sa propre vérité[v] ». Ce reniement, aussi étonnant et violent puisse-t-il paraître, relève d'une réelle nécessité : la « conversion à l'Idée religieuse la plus inconnue, la plus haute et la plus humble et tremblante[vi] » doit à présent guider l'écriture vers des sphères spirituelles et sacrées. La finalité de l'entreprise littéraire s'envisage alors comme un rapprochement avec l'entité divine : car cette conversion, d'ordre essentiellement artistique[vii], est liée à une Révélation (corroborée par un « élan religieux[viii] »), celles « des valeurs spirituelles de la poésie[ix] ». Ce nouvel objectif assigné à la démarche ne se restreint pourtant pas au domaine poétique, comme pourrait le laisser croire la citation précédente extraite d'En miroir : toute l'œuvre jouvienne se trouve concernée par ce que l'auteur lui-même, marchant dans les pas de saint Jean de la Croix, de Dante et de Nerval, a nommé la Vita Nuova. Les discours romanesques, à travers lesquels Pierre Jean Jouve part en quête d'un nouveau réel, se trouvent donc eux aussi investis d'une nouvelle mission, qui s'inscrit dans une optique spirituelle, comme tendra à le montrer cet ouvrage.

Notes et références


[i]
                        [i] Claude Mauriac, Introduction à une mystique de l'Enfer, Paris, Grasset, 1938, p. 18.

[ii]
                        [ii] Parler, de façon catégorique, de « roman catholique » peut se révéler problématique car « il ne peut y avoir, au sens strict, de roman catholique ; un roman n'est pas une démonstration, il n'admet guère la volonté pour prouver ; en revanche un roman peut recevoir une lumière chrétienne, celle-là même qui embrase l'œuvre de Bernanos. » (Pierre de Boisdeffre, Métamorphose de la littérature [1] de Barrès à Malraux, Alsatia, Paris, 1950, p. 205).

[iii]
                        [iii] Interview accordée à Georges Piroué, « Pierre Jean Jouve ou l'incontrôlable incontrôlé », in Mercure de France, n° 339, 1960, p. 175.

[iv]
                        [iv] Nous renvoyons ici à l'ouvrage de Daniel Leuwers, Jouve avant Jouve ou la naissance d'un poète, Paris, Klincksieck, 1984 (spécifiquement les pages 202 à 215) et à celui, plus récent, de Béatrice Bonhomme, Pierre Jean Jouve : la quête intérieure, Paris, Aden, 2008 (pp. 76-77).

[v]
                        [v] Pierre Jean Jouve, En miroir, journal sans date,  Mercure de France, p.1068.  Désormais abrégé EM.

[vi]
                        [vi] Ibid.

[vii]
                        [vii] Nous rejoignons ici Jérôme Thélot lorsque ce dernier affirme que « La conversion de 1924 n'est pas au christianisme mais à l'art » (« Jouve : la double fin de l’œuvre », in La Poésie précaire, Paris, PUF, 1997, p. 99).

[viii]
                        [viii] EM, p. 1073

[ix]
                        [ix] Ibid.




Table des Matières



Introduction…................................................................................ 7

PREMIÈRE PARTIE

Transtextualité et discours romanesque : de l’univers biblique au monde jouvien

Chapitre I – « Et ceci sera un signe pour toi »................................................ 23

I. De l’imitation… ............................................................................................... 25

1)  Les 4 éléments…........................................................................................... 26
2)  Le bestiaire jouvien............................................................................ 34

II…à l’appropriation........................................................................................... 40

1)  Le désert : de l’espace à la métaphore............................................. 40
2)  Sept, quatre, trois ou comment les chiffres deviennent symboliques ...  43
3)  Les éléments corporels : un vecteur de signification .................... 47
4)  La porte : un passage vers l’ailleurs ................................................ 51

III.Le cas particulier des symboles chrétiens …………………………………... 53 

1)  La croix et la relique : des symboles à l’interprétation évolutive .. 54
2)  Le langage des fleurs .................................................................         57

Chapitre II- « Toute écriture est inspirée de Dieu ».................................         63

I.  Les procédés citationnels ............................................................................ 63

1)  Les citations explicites ou la présence du texte biblique ……….. 64
2)  Particularités de certaines citations ................................................ 69
3)  Les impli-citations ............................................................................. 72

II.  La  transtextualité  au  service  des  techniques  de  narrativité jouvienne             75

1)  L’art de l’ellipse .................................................................................. 76
2)  Les mises en abyme : illustration de la subtilité jouvienne ..……. 79
3)  Le suspens ou comment l’auteur joue avec son lecteur ........…… 82 

DEUXIÈME PARTIE

Les composantes du roman : de la vraisemblance à la transcendance

Chapitre III : L’espace et le temps ................................................................... 87

I.  Pierre Jean Jouve et le roman : de la difficulté d’une définition .………. 89

II.  Les espaces jouviens : des choix significatifs ......................................... 93

1)  Des cadres révélateurs ..................................................................... 93
2)  Les espaces sacrés et/ou sacralisés ............................................... 97
3)  Un espace hors du temps ............................................................... 101

III.  Le traitement de la temporalité ................................................................. 103

1)  Une imprécision temporelle souhaitée ........................................... 103
2)  Une temporalité ritualisée ................................................................ 105
3)  La quête d’un temps originel ........................................................... 107

Chapitre IV : La construction du personnage jouvien ................................... 111

I.  Une onomastique révélatrice .......................................................................... 111

1)  Pierre, Paul, Jacques et les autres...................................................... 112
2)  Une onomastique qui conditionne la fonction narrative ………….. 115
3)  Onomastique et hagiographie chrétienne......................................... 117

II.  De la nécessité de croire ............................................................................... 120

1)  Présence de la religion dogmatique .................................................. 120
2)  Les autres croyances .......................................................................... 122
3)  Se vénérer, s’égarer............................................................................. 126

Chapitre V : Vers le personnage symbole......................................................... 133

I.       Derrière les héros  jouviens,  l’ombre  des  grandes  figures  bibliques 133

1)  Une nouvelle Eve ?............................................................................... 133
2)  L’autre visage d’Adam.......................................................................... 136
3)  L’ultime tentative................................................................................... 139

II.  Le bien ne se peint pas sans mal...........................................................146

1)  Le séducteur antéchrist ...................................................................... 146
2)  La baronne et ses suivants................................................................. 149
3)  L’angéologie jouvienne....................................................................... 154

TROISIÈME PARTIE

Auteur-Roman-Lecteur : une nouvelle Trinité sacrée

Chapitre VI : Les enjeux de la réflexivité …………………………………… 159

I.          L’auteur face à ses personnages …………………………………….161

1)         Tel auteur, tel personnage ............................................................. 162
2)         Les enjeux de la projection            ............................................................ 166
3)         A travers le texte : se chercher, se trouver ...................................168
4)         Le visage du salut ……………………………………………………… 169

II.         Dans les années profondes : une place particulière dans le cheminement romanesque ………………………………………………………………………173

1)         De l’existence des Histoires sanglantes ........................................ 174
2)         Tuer la femme pour se sauver       176
3)         L’inéluctable fin        178

Chapitre VII : Le cycle romanesque jouvien : une nouvelle Bible ? …….…185

I.          Structuration et mélange des genres  ……………………………………185

1)         L’organisation du cycle romanesque .................................................186
2)         Mélange des genres pour un art plus expressif ................................ 189
3)         La question du narrateur …………………………………………………. 192

II.         Parole, parole, parole ……………………………………………………….194

1)         Le pouvoir des mots ............................................................................ 195
2)         Enchantement, envoûtement et interdits ........................................... 196

III.        Le vocabulaire religieux au service du monde jouvien ……………… 199

1)         Joie et pureté ........................................................................................ 199
2)         Des mots à la conception d’un monde .............................................. 204

Chapitre VIII : La lecture des discours romanesques ………………………. 207

I.          Le lecteur : reflet de l’auteur ? ………………………………………….. 207

1)         Mise au point théorique ..................................................................... 207
2)         Le lecteur modèle jouvien ……………………………………………… 209

II.         Les différentes lectures des discours romanesques jouviens …… 215

1)         Sens littéral et tropologique .............................................................. 215
2)         Sens anagogique et allégorique ...................................................... 218

Conclusion …        225

Remerciements … 228

Bibliographie …     230

Index des notions et des personnages …       234

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Dernière mise à jour : 6 décembre 2016

Première mise en ligne : 2 décembre 2016