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Minard
Revue des Lettres Modernes
Pierre Jean Jouve
9 — 2016

Jouve Baroque

Jouve et Donnadieu — Documents inédits

Lettres Modernes Minard - Pierre Jean Jouve 9 - Jouve baroque - Couverture

ISBN : 978-2-8124-4928-4

►Lien avec l'éditeur
 

Sous la direction de Christiane Blot-Labarrère et Muriel Pic

Lettres Modernes Minard — © Classiques Garnier, 2016

Sommaire de cette page

Couverture

Minard
Revue des Lettres Modernes

Pierre Jean Jouve 9

2016

Jouve Baroque

Jouve et Donnadieu
Documents inédits

Sous la direction de Christiane Blot-Labarrère
et Muriel Pic
Lettres Modernes Minard - Pierre Jean Jouve 9 - Jouve baroque - Couverture

Table des Matières

Sigles et abréviations………………………………………………………………2

Avant-propos, par Christiane Blot-Labarrère………………….…….…………..3

Introduction : Jouve et le baroque au xxe siècle, par Muriel Pic…………………...4

I. Jouve baroque

Jouve baroque : prophétie et mélancolie, par Muriel Pic…………………………..…10

Le Parnasse et le Calvaire. Procession jouvienne d’une grâce baroque, La Vierge de

Paris en exemple, par Serge Meitinger…………………………………….................19

« Poésie, art de faire ». Les disparités du verbe jouvien, par Anis Nouaïri…………...33

Du pinceau à la plume. Les peintures baroques dans le discours romanesque jouvien, par Dorothée Catoen-Cooche……………………….………………………………..42

La chambre bleue de Paulina ou la brillance d’un poème baroque, par Béatrice Bonhomme……………………………………………………………………………..50

Éros le rythmique, par Christian Prigent……………………………………………...56

La jeune fille hors du miroir. Alice chez Pierre Jean Jouve, par Horacio    Amigorena…………………………………………………………………………….62

II. Pierre Jean Jouve et Jean Léon Donnadieu. documents inédits

Note éditoriale, par Muriel Pic…………………………………………………………72

« Il était plein d’une transcendance fantastique », entretien avec Jean Léon

Donnadieu........................................................................................................................75

Correspondances croisées 1943-1948 : Jouve, Reverchon, Donnadieu.……….. ……..86

D’une poésie armée, par Pierre Jean Jouve …..……………………….………………96

Pierre Jean Jouve, par Jean Léon Donnadieu …………..…………………………….99

III. Carnet critique

Muriel Pic, Le Désir monstre. Poétique de Pierre Jean Jouve. Compte rendu par Christiane Blot-Labarrère…………………………………………………………105

Wanda Rupolo, Pierre Jean Jouve et l’Italie, une rencontre passionnée ; Benedetta Papasogli, Nuova Antologia ; Anna Maria Mazziotti, Humanitas, par Christiane Blot-Labarrère…………………………………………………………………….106

Béatrice Bonhomme et Jean-Yves Masson (dir.), avec la collaboration de Laure Himy-Piéri, Tristan Hordé et Jean-Paul Louis-Lambert, Cahiers Pierre Jean Jouve, no 1, “Jouve poète européen” ; Béatrice Bonhomme (dir.), avec la collaboration d’Aude Préta-de Beaufort, Jean-Paul Louis-Lambert et François Lallier, Cahiers Pierre Jean Jouve, no 2, “Intégrités et transgressions de Pierre Jean Jouve”, par Anis Nouaïri………………………………………………………………………………108

Anis Nouaïri, La Poétique de l’errance dans l’œuvre romanesque de Pierre Jean Jouve, par Muriel Pic……………………...………………………………………….113

Index des noms……………………………………………………………………....116

Résumé des contributions………………………………………………………….120

Table des illustrations……………………………………………………………122


Avant-Propos

Christiane Blot-Labarrère


« J’écris ce livre pour des gens qui ne connaissent même pas mon nom. » (II, 1171). Mélancolie de l’aveu… Ils sont pourtant nombreux, des plus grands, Yves Bonnefoy, Jean Starobinski, aux plus modestes, aux plus ignorés, à s’être penchés sur l’œuvre de Pierre Jean Jouve. Négligeant les malentendus, les raideurs de cet écrivain dont, parfois, le cœur déborde d’amertume et l’esprit de sarcasmes ironiques, ils ont refusé la tentation de l’oubli. Pourrait-il d’ailleurs en aller autrement ? Nourris par la conviction que le passé ne doit être ni soupçonné ni dévalorisé, encore moins rejeté, ces “gens” censés l’ignorer, et toujours de nouvelles plumes, reviennent vers cette poésie, vers ces romans, vers ces essais. Sûrs de ne point se tromper, l’assurance chevillée au corps, ils poursuivent leur marche.

Dans ce volume, Muriel Pic se saisit du flambeau. Elle connaît bien le parcours de Pierre Jean Jouve, ce parcours irréversible qui tente de convertir les ténèbres en lumière, l’inquiétude en vibrante foi et la douleur de vivre en pensée sereine. Le ressassement du remords ou la plus sourde angoisse, le feu charnel et les noires jouissances s’y métamorphosent dans l’illumination de l’écriture et guident vers l’ineffable. Parcours métaphorique au sens où la métaphore autorise le glissement permanent du propre au figuré, parcours de la substitution qui prend fin, comme il avait commencé, dans le désir, c’est-à-dire dans l’absence, et se résout en retrouvant son origine, laissant place au seul langage.

Langage. Thématique. Il existe entre eux une appartenance complexe que le Baroque, l’Éros et la Guerre placent ici dans une perspective nouvelle. Thématique qui tente d’apprivoiser le Verbe, en un jeu souverain. Langage fait d’intelligence et de partages, de ruptures, agité de séismes, provocant, abrupt ou encore ailé. Il décourage les ornières conceptuelles et exige que l’on traque, sans trêve, le pouvoir obscur de son insolente liberté.

Dès lors, comment faire fi du jugement, du vœu d’André Pieyre de Mandiargues : « L’église de Pierre Jean Jouve est fondée à défier le temps, puisque son soutien, qui est l’élément radical de l’homme, ne saurait être ruiné que par la disparition de l’espèce. Vers cette église-là, je voudrais contribuer, autant qu’il me sera permis, à diriger les fidèles ![i] » ?

Christiane blot-labarrère

[i] “Jouve” in Robert Kopp et Dominique de Roux (dir.), p. 76-78, Cahiers de l’Herne, no 19 : “Pierre Jean Jouve”, Paris, L’Herne, 1972, p. 78.


***


4ème de couverture

4ème de Couverture
Lettres Modernes Minard - Pierre Jean Jouve 9 - Jouve baroque - 4e de Couverture
Préface

Muriel Pic

Jouve et l’invention du baroque au XXe siècle

Dans le langage courant, baroque désigne l’irrégulier, l’inattendu, le bizarre, l’inclassable. Que l’œuvre de Jouve puisse être en ce sens considérée comme baroque tient au fait qu’elle échappe aux étiquettes des écoles littéraires, mélange volontiers les genres et ne craint ni les ruptures ni les reniements. À ceci s’ajoute que, sans souci d’orthodoxie, elle prélève dans de grands mouvements de pensées, principalement la mystique et la psychanalyse, ce qui sert ses convictions poétiques. En résulte une pratique des « agglutinations[1] » qui contrevient tant au dogme catholique qu’à celui de la pensée freudienne mais souscrit à la définition de la technique baroque d’« agglomérat d’éléments qui ne sont plus indépendants entre eux[2] ».

C’est en 1888 que Heinrich Wölfflin, âgé de vingt-quatre ans, élève de l’historien de l’art Jacob Burckhardt, publie Renaissance und Barock[3]. La spécificité de son approche, qui va nourrir un siècle plus tard les Kulturwissenschaften dans la lignée d’un autre élève de Burckhardt, Aby Warburg, est d’appréhender l’histoire de la représentation à l’aune d’une psychologie des formes. Wölfflin spécifie le baroque comme levier d’une théorie de l’art qui pense « le style comme une expression, celle de l’état d’esprit d’une époque[4] ». En l’occurrence, la naissance du baroque correspond aux guerres de religions secouant la France de la Renaissance à la Contre-Réforme. Son style exprime une époque de tensions et d’émotions :

Le baroque exerce une forte action sur nous, il n’évoque pas la plénitude de l’être mais le devenir, l’événement, il apporte émoi, extase, ivresse et vise à nous donner une impression de l’instant ; il fait appel à la puissance de l’émotion pour empoigner et subjuguer directement[5].

En 1915, paraît Kunstgeschichtliche Grundbegriffe où Wölfflin affirme que « le baroque ne représente ni le déclin ni la perfection du classique pour ce motif qu’il est par son origine même de caractère foncièrement différent[6] ». Il établit alors une typologie du style baroque que nous citons dans la première traduction française, datée de 1944 et publiée à Genève par la revue Lettres dans le Comité de laquelle figura Jouve avec Pierre et Mariette Courthion, Georges Haldas, Jean de Salis et Marcel Raymond : 1. « Le passage de ce qui est linéaire à ce qui est “pictural” » ; 2. « Le passage d’une représentation en surface à une représentation en profondeur » ; 3. « Le passage de la forme fermée à la forme ouverte » ; 4. « Le passage de la pluralité à l’unité ». Au fil de ces « passages », le baroque s’impose comme le style de l’allégorie, du trompe-l’œil, de l’anamorphose, de l’instabilité des formes, de l’hétérogène et du multiple. La fuite du temps et la destruction sont ses thèmes figurés tantôt par une méditative nature morte tantôt par les sanglants accords des batailles, du feu et du sang.

On ne s’étonnera donc pas que ce soit durant la guerre que paraît la première traduction française de Kunstgeschichtliche Grundbegriffe (Principes fondamentaux de l’histoire de l’art) réalisée par Claire et Marcel Raymond. Ce dernier, qui s’affirmera après la guerre comme « l’un des pionniers du Baroque littéraire en France[7] », est professeur à l’Université de Genève ; il a accueilli Jouve et son épouse la psychanalyste Blanche Reverchon dans la cité de Calvin en 1941[8]. Il participe à la revue Lettres avec le poète qui publie en tête du premier numéro, un an avant la traduction de Wölfflin, sa propre traduction du poète baroque par excellence Luis de Gongora, réalisée avec l’hispaniste Rolland-Simon :

Jouissez, col et front, et lèvres et cheveux

Avant que ce qui fut, à la saison brillante,

Or, lys, œillet précoce ou pierre reluisante

 

Non seulement se soit changé en argent vieux

En violette tranchée – mais toi et tout ce temps

En terre et en fumée en poudre ombre néant[9].

Si Jouve, au sein de la revue Lettres, aura participé au renouveau de la notion de baroque, c’est parce que cette notion, comme l’explique Raymond, exprime un « âge d’instabilité, d’insécurité cosmique », parfaitement adéquat au contexte de la Seconde Guerre mondiale :  

Vulnérable, il [l’homme] se sensibilise. L’âme souffre et jouit plus intensément, à fleur de chair. Souvent partagé : la nature l’attire, et la mort violente, souffrance, martyre et mort qu’elle se prend à goûter ; le surnaturel l’attire, transcendant et immanent à la fois, mêlé à la nature. La béatification même ne se conçoit guère sans la pâmoison des sens. D’où le besoin de symboles expressifs, toujours plus expressifs, dans l’ordre de la force et de la délicatesse[10].

*

Dans son ouvrage La Littérature de l’âge baroque en France, Jean Rousset se souvient de la manière dont « la question du baroque devint brûlante » pour l’histoire littéraire dès le milieu des années Trente : « MM. Alan Boase, Marcel Raymond, Raymond Lebègue, Pierre Kohler firent appel à cette catégorie toute neuve à propos de Jean de Sponde, d’Agrippa d’Aubigné, du théâtre autour de 1600, du classicisme du xviie siècle. André Chastel, Gonzague de Reynold, d’autres encore les suivirent. Par-delà maintes divergences sur l’idée même de baroque, on était d’accord pour admettre qu’il y avait là un moyen fécond d’enrichir notre vue traditionnelle du xviie siècle[11]. » De cet engouement francophone pour le baroque durant la première moitié du xxe siècle, l’ouvrage du philosophe et historien de l’art espagnol Eugenio d’Ors, Du baroque, paru en 1936 chez Gallimard, témoigne déjà qui relate une « querelle » autour de cette notion lors de la 31e décade de Pontigny. Cette dernière, tenue du 6 au 16 août 1931 est intitulée  « Sur “le baroque” et sur l'irréductible diversité du goût, suivant les peuples et suivant les époques ». Elle est le lieu d’un désaccord entre ceux qui envisagent le baroque comme historiquement déterminé et délimité à un chapitre de la culture et ceux qui, comme d’Ors, le considèrent comme un style dépassant les époques et les lieux : outre le fait qu’il s’est manifesté dans les régions les plus diverses, « le baroque est une constante historique qui se retrouve à des époques aussi réciproquement éloignées que l’Alexandrisme de la Contre-Réforme ou celle-ci de la période “Fin de siècle”, c’est-à-dire à la fin du xixe siècle[12] ». Ce caractère cosmopolite et transhistorique du baroque est fondamental dans son assimilation à une catégorie définissant alors des œuvres contemporaines. En 1941, Dominique Aury, dans une anthologie sur Les poètes baroques et précieux du xviie siècle parue chez Gallimard, revendiquait l’affinité entre ces grandes œuvres du passé et la poésie moderne. Dans son article sur l’ouvrage, Maurice Blanchot note que la difficulté de cette comparaison est ce qui la rend aussi possible : « L’art baroque ne répond ni à une période historique précise, ni à une intention théorique déterminée, ni même à des caractères indiscutables. […] Le gongorisme est espagnol, le concettisme est italien. C’est dans la Vita nuova qu’on trouve les plus illustres exemples […] d’une vie propre des métaphores poussées à bout[13]. » En 1947, Jean Paulhan esquisse à la suite d’Aury, sa compagne, une comparaison entre poésie moderne et baroque. Il attribue à la poétesse et critique d’art suisse Édith Boissonnas le qualificatif baroque. Dans le dossier préparatoire à ce texte critique, Paulhan fait un bilan de la notion :

La poésie baroque est toujours précise et rigoureuse : elle exige de longs travaux préliminaires, des explorations. C’est qu’elle s’efforce d’exprimer entièrement à égalité sans jamais chercher à les accorder, les éléments qu’elle met en œuvre, soit qu’ils viennent du rêve ou de la vie. Il arrive que ce souci d’exactitude n’aille pas sans maniérisme ni sans préciosité ! […]

Le baroque ne sait pas tout à fait ce qu’il veut, mais il le veut fortement : à la fois l’envol et la pensée solide sur terre. D’où vient le voisinage, sans qu’il y ait jamais amalgame, du rêve et du réel. […]. Au demeurant, le baroque offre quelques noms glorieux : dans la philosophie, Zénon, Kierkegaard ; dans le roman, Swift, Bernardin de Saint-Pierre, Jarry. Dans la poésie, Perse, d’Aubigné, Shakespeare, John Donne, Édith Boissonnas[14].

Cette définition, dont on retiendra principalement que « le baroque ne sait pas tout à fait ce qu’il veut », recoupe le critère de définition que lui attribue Eugenio d’Ors : exprimer « plusieurs intentions contradictoires[15] ». Ce point est en effet fondamental pour Balthasar Gracian, auquel d’Ors consacre un chapitre, qui donne ses premiers repères stylistiques à ce qui deviendra le concept de baroque. Gracian établit en effet une typologie « des figures par improportion et dissonance » dans son Art et figures de l’esprit. L’auteur distingue entre les métaphores dont les termes sont en correspondance et proportionnels entre eux, et les métaphores claudicantes dont le rapport est disproportionné entre les termes[16]. Plus tard, cette définition ne se démentira pas : si Rousset confirme que la métaphore baroque associe « des notions éloignées[17] », en 1966, Gérard Genette radicalise le propos : « La poétique baroque se garde bien de combler les distances ou d’atténuer les contrastes par la magie unifiante d’une tendresse : elle préfère les accuser pour mieux les réduire à la faveur d’une dialectique foudroyante[18]. » À propos de Leibniz, Gilles Deleuze avancera dans son essai de 1988 la notion d’« incompossibilités[19] » et attribuera au baroque un schème plastique, le pli. Ce dernier donne déjà ses mouvements au trompe-l’œil de la « Chambre bleue » de Paulina 1880, le roman de 1925, grâce auquel Jouve entre chez Gallimard par l’intermédiaire de Paulhan. L’héroïne, à l’image de la Chambre bleue du prologue baroque qui va enclencher le récit rétrospectif, est faite de contradictions : elle est déchirée « entre le feu de la chair et la blancheur du ciel[20] ». Car, pour Jouve, « l'art complexe de la Poésie doit permettre de concilier et d'harmoniser des nécessités contraires[21] ».

*

Chacune des contributions réunies ici montre sous un angle singulier ce qui peut donner à l’œuvre de Jouve une teneur baroque : vocation prophétique et mélancolique de l’écriture (Muriel Pic), mystique de la grâce (Serge Meitinger), travail de l’hétérogène (Anis Nouaïri), références picturales (Dorothée Catoen-Cooche) et poétique de l’ornementation (Béatrice Bonhomme). À travers l’ensemble de ces articles, on constate que le baroque chez Jouve incarne le conflit psychique des pulsions de vie et de mort, Éros et Thanatos. À cet égard, les proses de Horacio Amigorena sur l’Alice de Balthus, toile qui appartenait au poète, et de Christian Prigent sur l’aiguillon prosodique du désir, mettent l’accent sur la force de l’Éros chez Jouve tant dans sa dimension fantasmatique que rythmique. Ils permettent de saisir comment le baroque se forme dans les écrits de Jouve grâce à l’alliance entre l’Éros et la Guerre. Et si c’est durant cette dernière, à Genève, que le style baroque prend une ampleur exemplaire pour Jouve, c’est parce que le poète s’engage à restituer l’esprit d’une époque. La parution de Porche à la nuit des saints[22] chez Ides et Calendes à Neuchâtel en 1941 vaut d’ailleurs à Jouve d’être consacré « poète baroque[23] » par le journaliste Hans Grossrieder dans la Neue Zürcher Zeitung. À cette époque, Jouve incarne une résistance spirituelle à la guerre grâce à laquelle il fédère autour de lui écrivains et intellectuels : le groupe de la revue Lettres, dont le traducteur de Wölfflin, Marcel Raymond, mais aussi de plus jeunes, tels Jean Starobinski, Pierre Emmanuel et Jean Léon Donnadieu.

L’importance de cette période baroque pour l’œuvre de Jouve est encore soulignée grâce à un ensemble documentaire de prix (cartes d’identité, actes de mariage, correspondances, photographies, manuscrits) dont nous devons la publication dans le présent volume à la générosité de Jean Léon Donnadieu, qui rencontre le poète à Genève en 1943. Né en 1920 à Toulon, d’un père magistrat et d’une mère institutrice, Donnadieu partage avec Jouve en 1943, et plus encore avec son épouse Blanche Reverchon, une foi qui le soutient dans son engagement de résistant. Après la guerre, il part quelques années en Indochine, là où se trouve une partie de sa famille paternelle, dont sa tante, la mère de l’écrivain Marguerite Duras. À Saigon, en 1947, Donnadieu publie un article critique sur Jouve[24], fort apprécié par ce dernier, qui les réunira au retour de Donnadieu à Paris. Il occupe bientôt le poste de directeur des ressources humaines chez Danone et publie parallèlement plusieurs ouvrages[25]. Jusqu’à la fin, Donnadieu aura auprès du poète et de Blanche cette place à la fois ingrate et indispensable du conseiller des choses matérielles. Dans l’entretien que nous avons réalisé avec lui et son épouse depuis 1987, Karine Jourdan, il revient sur cette amitié née pendant la guerre, à l’heure où le style baroque incarne la destruction. Nous publions dans cette perspective l’article de Jean Léon Donnadieu cité plus haut intitulé « Pierre Jean Jouve ». Enfin, nous ajoutons un texte de Jouve publié en 1945 et jamais réédité, « D’une poésie armée[26] », qui permet de bien saisir la manière dont la tonalité baroque se module sur la tragédie de la guerre. Le poète s’en souvient dans En miroir. Journal sans date comme de « la dernière lecture » qu’il fit sur une « guerre métaphysiquement […] fondée » (EM, II, 1116).

Les archives publiées ici permettent donc aux lecteurs d’approcher enfin d’un peu plus près Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon à une période charnière de leur vie, l’exil genevois et le retour à Paris. Plus globalement, ces documents forment à la fin de ce volume une somme donnant quelques indices sur un poète qui aura laissé peu de traces biographiques[27] et dont les archives sont disséminées principalement entre la France et la Suisse sinon davantage. Ils nous renseignent encore sur une œuvre dont la composition aura toujours été très exigeante pour Jouve et qui maîtrise parfaitement en sa genèse ce qui la rend si irrégulière, inattendue, bizarre, inclassable, pleine d’émotions extrêmes, contradictoires – baroques.

 Muriel Pic

Université de Berne




[1] Pierre Jean Jouve, Apologie du poète, Œuvre 1, Jean Starobinski (éd.), Paris, Mercure de France, 1987, p. 1182. Toutes les références du recueil sont faites à ces deux volumes hormis lorsque sont cités les textes ne figurant pas dans ces deux volumes (œuvres sur la musique, la peinture, etc.). Nous ne donnons que le titre de l’ouvrage, le numéro du volume et la pagination.

[2] Heinrich Wölfflin, « Classique et Baroque », Claire et Marcel Raymond trad., Lettres, Genève, no 1, mai 1944, p. 12.

[3] Wölfflin, Renaissance et Baroque, Guy Ballangé trad., Brionne, Édition Gérard Monfort, 1985.

[4] Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, Claire et Marcel Raymond trad., Paris, Plon, 1952, p. 8.

[5] Wölfflin, Renaissance et Baroque, op. cit., p. 119, 201.

[6] Wölfflin, Principes fondamentaux de l’histoire de l’art, op. cit., p. 15.

[7] Jean Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, Paris, José Corti, 1953, p. 9.

[8] Sur les conditions de l’exil des Jouve, voir Pierre Jean Jouve, Lettres à Jean Paulhan 1925-1961, édition établie, annotée et préfacée par Muriel Pic, Paris, Éditions Claire Paulhan, 2006. Marcel Raymond, Le Sel et la Cendre, Lausanne, Rencontre, 1970, p. 177. Jean Starobinski, La Poésie et la Guerre : chroniques 1942-1944, Genève, Zoé, 2000. Pour les ouvrages de Marcel Raymond concernant Jouve, « Avant-propos », Porche à la nuit des saints, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1941, p. 9, et De Baudelaire au Surréalisme, Paris, José Corti, 1940, p. 323-327.

[9] Don Luis de Gongora y Argote, « Six sonnets », Pierre Jean Jouve et Rolland-Simon trad., Lettres, no 1, Genève, 1943, p. 6-11, 8.

[10] Marcel Raymond, Baroque et renaissance poétique, Paris, José Corti, 1955, p. 22.

[11] Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, op. cit., p. 7-8.

[12] Eugenio d’Ors, Du baroque (1935), Paris, Gallimard, 1936, p. 78.

[13] Maurice Blanchot, Faux Pas, Paris, Gallimard, 1943, ch. 11 : « Les poètes baroques du xviie siècle », p. 144-150 (p. 144).

[14] Fonds Paulhan, Imec. Je remercie Claire Paulhan pour sa très aimable autorisation de publication.

[15] Eugenio d’Ors, Du baroque, op. cit., p. 78.

[16] Emmanuel Plasseraud, Cinéma et imaginaire baroques, Lille, Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 161.

[17] Rousset, La Littérature de l’âge baroque en France, op. cit., p. 187.

[18] Gérard Genette, Figures I, Paris, Seuil, 1966, p. 37.

[19] Gilles Deleuze, Le Pli, Paris, Minuit, 1988, p. 111.

[20] Jean Starobinski titre son introduction aux Œuvres de Jouve avec ce vers extrait de Moires.

[21] Pierre Jean Jouve, « Poésie et Catastrophe », Préface à La Colombe de Pierre Emmanuel, repris dans Commentaires, Neuchâtel, La Baconnière, 1950, p. 78.

[22] Lettre de Pierre Jean Jouve à Jean Paulhan du 24 août 1940 : « Bien cher ami, Je vous ai envoyé avant hier la Nuit des saints. Ce manuscrit doit remplacer entièrement celui qui vous avait été remis en mai, et portait le titre de “Gloire”. Je vous dis ceci pour que, d’une façon ou l’autre, vous anéantissiez un jour cet ancien texte qui ne doit pas être conservé. Par contre, je vous prie de conserver le texte la Nuit des saints. Je le remets entre vos mains, je vous demande de lui assurer une vie contre le sort. » Jouve, Lettres à Jean Paulhan 1925-1961, op.cit., p. 195-196.

[23] D’après Hans Grossrieder, « Pierre Jean Jouve », 23 mars 1942, Neue Zürcher Zeitung. Traduction supposée de Gabrielle Boissier, fonds Gabrielle Boissier, Archives littéraires suisses. Je remercie Monsieur Luc Franzoni pour son aimable autorisation de publication.

[24] Jean Léon Donnadieu, « Pierre Jean Jouve », France-Asie, no 12, 15 mars 1947, p. 140-146. Ce texte est reproduit plus loin dans le présent volume, p. X-X.

[25] Jean Léon Donnadieu, Recessionnal, Lyon, M. Audin, 1945 ; D’homme à homme. Itinéraire d’un DRH, préface d’Antoine Riboud, Paris, L’Harmattan, 1998 ; Le Reniement d’Hippocrate : aventure à l’hôpital, Paris, L’Harmattan, 1999 ; Cholon, Paris, L’Harmattan, 2001 ; Julien, Paris, L’Harmattan, 2002 ; L’Antichambre, Paris, Salvator, 2005.

[26] Pierre Jean Jouve, « D’une poésie armée », Les Étoiles, no 21, 2 octobre 1945. On trouvera ce texte plus loin, p. X-X.

[27] Claire Paulhan et Muriel Pic, « Le secret biographique chez Pierre Jean Jouve : destruction et invention des traces dans les Lettres à Jean Paulhan 1925-1961, En miroir. Journal sans date (1954) et Paulina 1880 (1925) », p. 253-266 in Béatrice Bonhomme (dir.), Intégrités et transgressions de Pierre Jean Jouve, Clamart, Éditions Calliopées, 2010.


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Dernière mise à jour : 1er et 24 Octobre 2016

Première mise en ligne : 30 septembre 2016