Henry Bauchau
Pierre et Blanche,
souvenirs sur Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon,
textes rassemblés
et présentés par Anouck Cape
éditions Actes Sud, 2012
Sur le Site
La Rencontre Bauchau, Jouve, Blanche Reverchon – documents (en construction)
« J’ai
parlé de deux génies : le génie de Pierre était celui de
l’invention, de l’expression
la plus haute en même temps que constamment risquée dans la
profondeur. Le génie de Blanche était celui de l’écoute, de la
parole brève mais parfaitement placée, de la pensée toujours en
mouvement, de l’amour inventif et actif pour Pierre. C’était
aussi celui de sa ferme bonté envers ses patients. Tous
deux étaient égaux par le courage, intrépides par la pensée. »
Henry Bauchau,
« Sur Pierre Jean Jouve. Sur Blanche Jouve », Académie royale de langue et de littérature française de Belgique,
13 novembre 1993,
repris in Pierre et Blanche, p. 111-112.
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Notes de lectures
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La
publication, posthume hélas, des souvenirs d'Henry Bauchau est un
événement considérable pour les lecteurs de Pierre Jean Jouve et
de Bauchau qui savent l'importance que Blanche Reverchon a eu
dans leur vie d'hommes et de créateurs. En effet, bien que le titre
du recueil de documents soit : « Pierre et Blanche »,
c'est d'abord à Blanche
que Bauchau voulait rendre hommage. Dans son Journal,
Bauchau n'écrivait-il pas dès 1964 : « Si
je mourais demain [lors d'une opération] je n'aurais élevé aucun
monument à Blanche » ? Près de cinquante ans après son
vœu, l'analysé par Blanche en 1947-1951 – et devenu écrivain
grâce à elle – a mis son désir à exécution. Près de quarante ans
après la mort de la psychanalyste, cette disciple des premiers
héritiers de Freud est enfin
mise au premier plan – elle qui est devenue plus tard une proche de Jacques
Lacan et de Françoise Dolto, et l'amie-confidente ou la soignante,
d'abord de Jouve et bien plus tard de Bauchau, mais aussi de Balthus, David Gascoyne et Giacinto Scelsi.
Accessible à partir de
ce site de la Société des lecteurs de Pierre Jean Jouve,
toute une
série d'études montrent l'importance secrète de Blanche Reverchon. Or,
bien des sources majeures se trouvent chez Henry Bauchau, dans des
œuvres romanesques (La
Déchirure,
Œdipe
sur la route,
L'Enfant
bleu),
dans son Journal
(La
Grande muraille,
Jour
après jour)
et dans divers écrits inédits – ou difficiles à trouver. Ce
« dossier », assemblé et présenté par Anouck Cape, donne
au lecteur un ensemble de témoignages enfin facilement accessibles.
Le
lecteur de 2012 y trouvera un entretien inédit mené par Anouck Cape
en 2011, la version complète de l'article « Pierre Jean Jouve
en Engadine », seulement publié sous formes de fragments et
qui remonte à l'époque du Cahier
de L'Herne
(1972), une correspondance inédite (1953-1971), des articles
importants (« Sur Pierre Jean Jouve. Sur Blanche Jouve »,
« La Connivence des temps ») qui n'étaient pas facilement
accessibles.
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Il y a plusieurs façons de lire ce livre qui associe
trois grandes figures, liées par l'amitié, et même l'amour, Henry,
Pierre et Blanche. A partir de 1921, Blanche "rééduque" Pierre Jean
Jouve, lui fait découvrir la psychanalyse, la mystique et retrouver sa
vraie voix, celle qui est issue de Nerval, Baudelaire et Rimbaud ; ce
faisant, elle prend soin de ses angoisses et soigne sa "neurasthénie".
Blanche aime les romans, et Pierre, sur ses conseils, écrit quelques
uns des plus beaux romans du XXe siècle : Paulina 1880, Le Monde désert, Hécate, La Scène capitale. Très suprenant pour les lecteurs (et les lectrices !) actuel(le)s : en lisant Bauchau on voit bien que c'est très volontairement
que Blanche se tient dans l'ombre de son mari, qu'elle refuse qu'on
parle d'elle et même qu'on la photographie ; après sa mort, elle fera
détruire par son exécuteur testamentaire son ouvrage sur le symbole.
Jouve lui rend cependant des hommages discrets (qui n'en ont que plus
de valeur) dans son "Journal sans date", En miroir et dans Proses et dans diverses dédicaces.
Henry Bauchau estime que Blanche lui a sauvé la vie (il
était suicidaire) et qu'elle l'a orienté vers sa vraie voie,
l'écriture, lui qui croyait être un homme d'action allant
d'échecs en échecs. Sa psychanalyse a duré de 1947 à 1951.
Ensuite, Bauchau commence à écrire, d'abord des
poèmes, une pièce et son premier roman, La Déchirure,
qui conte simultanément sa psychanalyse avec "La Sybille", l'effet de
la mort de sa mère, et ses retours à des souvenirs d'enfance dont il
faut se libérer. "La Sybille", la psychanalyste à la parole oraculaire, c'est Blanche à qui il dédie son livre. Henry Bauchau continuera à rendre hommage à Blanche
: c'est elle qui est en arrière plan de la "Diotime" de son célèbre
cycle d'Oedipe. Quand Bauchau racontera le traitement de l'artiste
psychotique "Orion" dans L'Enfant bleu,
au lieu de s'attribuer à lui-même cette expérience, il l'attribuera à
"Véronique" – c'est-à-dire à un nouvel avatar de Blanche.
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Dans ses témoignages, Bauchau apprend bien des choses
aux lecteurs de
Jouve et de lui-même, même si ses souvenirs, débutant dans les années
1950, se situent bien après les "années prodigieuses" de Jouve
(1925-1938), et il faut "contextualiser" les confidences de Blanche
qu'il nous rapporte – confidences infiniment précieuses, par
ailleurs.
Là où je trouve les souvenirs de Bauchau les plus émouvants, c'est
quand lui, le psychothérapeute professionnel, nous avoue en pleine connaissance de cause, son "amour de
transfert" pour Blanche (morte en 1974 à 94 ans), amour qui dure encore quand il le confesse en 2011,
il a alors
99 ans ! Blanche avait été peiné que Bauchau ne fasse pas sa "seconde
tranche" de psychanalyse avec elle. Bauchau lui avait dit qu'il
préférait faire sa formation didactique avec un homme, le célèbre
psychanalyste Conrad Stein, et il allait devenir ensuite psychotérapeute. Je
crois
plutôt que Bauchau voulait devenir l'ami de Blanche (et de Pierre), ce qui
l'obligeait à ne plus être son patient. Les psychanalystes connaissent bien les problèmes de "la fin de la cure" : Bauchau les a magnifiquement résolus !
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Bauchau
est devenu le célèbre écrivain que nous connaissons, un romancier et un
poète qui a opéré une synthèse si originale entre la psychanalyse et
les mythes, travaillant et retravaillant durement son écriture.
Or, ce faisant, Bauchau se comporte comme Jouve l'avait fait auparavant
: on peut supposer que Blanche – excellente lectrice très cultivée, adorant encourager ses patients mais sans indulgence coupable – n'hésitait pas à admirer ses bonnes pages, mais elle n'hésitait pas non plus à critiquer celles qu'elle jugeait plus faibles. Blanche était sûrement considérée comme une "mère" par ses patients mais… comment dire au féminin une "mère sévère" ? car l'écrivain devait "persévérer", travailler, écrire et longuement réécrire pour arriver à la forme parfaite. Bauchau aurait pu signer ces lignes par lesquelles Jouve
a magnifié Blanche :
"Tu es trésor par l'intervention que tu as
osé faire jadis pour transformer en moi cent choses en profondeur, et
me conduire à moi-même." (Proses, 1960)
J.-P. L.-L.
Octobre 2012
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