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Lire
Hécate aujourd'hui
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Un entretien de Marie Etienne avec Geneviève Huttin |
L'intervention orale de Marie Etienne dans sa « Nuit Rêvée » France Culture , nuit du 10 au 11 novembre 2012 |
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Lors de sa présentation, Geneviève Huttin compare la succession des deux narratrices dans le roman de Marie Étienne, "L'Inconnue de la Loire", avec la succession d'une narratrice et d'un narrateur dans le roman de Pierre Jean Jouve, "Hécate", le premier volet d' "Aventure de Catherine Crachat". Marie Étienne intervient : |
Marie Etienne : « Je suis très touchée que vous rapprochiez L'Inconnue de la Loire d'Hécate. Moi je ne m'y hasarderais pas, j'ai une telle admiration pour la prose de Jouve. Je dois dire, au risque de choquer ceux qui aiment sa poésie, que je suis plus intéressée par sa prose que par sa poésie ; peut-être, est-ce parce que je connais moins bien sa poésie, mais vraiment Aventure de Catherine Crachat, les deux volumes d'ailleurs, Hécate et Vagadu, sont pour moi du grand art romanesque. Jouve écrit là d'une façon qui est vraiment unique, en mêlant plusieurs tons : le précieux et grandiose ; le familier et presque voyou ; la narration est d'une rapidité et d'une virtuosité telle qu'on se sent soit dans Catherine Crachat, soit dans l'esprit de Jouve, soit dans l'esprit d'un autre personnage. Et surtout - mais je ne sais pas s'il faut dire "surtout" - la perception des personnages, leurs sentiments, leurs relations sont d'une extrême profondeur, évidemment cette profondeur vient de la connaissance que Jouve avait de la psychanalyse. Pourtant dans une des émissions de Michel Manoll - je ne sais si ça sera entendu là - Jouve déclare d'une façon très étrange, "je me fous de la psychanalyse !" Je suppose que ça signifie : ce que je veux qu'on voit en moi, c'est un écrivain, et non pas un spécialiste de la psychanalyse. Je suppose, parce qu'autrement on ne comprendrait pas très bien. Voilà, exprimée en peu de mots mon admiration pour Jouve. » |
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François Weyergans (de l'Académie française), Le Pitre, Gallimard, 1973, p. 327 |
« A la même époque, il faut qu'on le sache, Eric Wein annonçait que le plus grand romancier vivant répondait au nom de Pierre Jean Jouve mais qu'il n'écrivait plus de romans depuis longtemps. Charlotte néanmoins les acheta à cause des titres : Hécate, Vagadu, Paulina 1880, et les lut en cachette pour ne pas qu'Eric s'enorgueillisse de constater qu'elle l'écoutait. » |
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Martine Broda Entretien avec Danielle Cohen Levinas sur le Site du Nouveau Recueil |
Il y a toujours une part de hasard dans la rencontre. Et la chance du temps. Ainsi, j’ai lu celui des romans de Jouve que je considère comme le plus fascinant, Hécate, à seize ans, trop tôt pour pouvoir l’apprécier. Mais deux ans plus tard, dans une anthologie, celle de Pierre Seghers, je découvris les poèmes d’Hélène, et à partir de là j’ai lu tout Jouve, dans une allégeance absolue. |
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Décembre 2010 |
Lire Hécate aujourd'hui, par J.-P. L.-L. L'Imaginaire/Gallimard
réédite en un seul volume deux romans de Pierre Jean Jouve, Hécate — qui date
de
1928 — et Vagadu — qui date
de
1931. Comment lire aujourd'hui Hécate, un roman peu
connu du grand
public qui, souvent, ne connaît que le premier roman de Jouve, Paulina
1880
?
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« Rhythm
becomes the instrument of contagion, and the fluidity of the images
flows directly into the subconscious without interference ». Anais Nin, Journal, 2, 1934-1939 |
Ce
qui frappe à la première lecture d'Hécate,
c'est sa vivacité. Parce que l'héroïne, Catherine Crachat — dite « Catharina » — est une très belle actrice de
cinéma qui
accumule les expériences amoureuses. Parce que les phrases sont
brèves. Parce que l'action est rapide. Parce que, s'il y a de
l'empathie
pour les personnages, c'est surtout l'exceptionnelle « fluidité des images » (Anais Nin) qui domine. Règne aussi un humour détaché, spécifique à Jouve, entre ironie et
humour noir. |
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Déjà
l'ouverture de Paulina
1880, « La
chambre bleue », annonçait (30 ans avant) le
style
descriptif — car apparemment
froid — du « Nouveau roman ». Ici dans Hécate,
ce sont les glissements du sujet de la narration qui anticipent
sur les jeux de la narration moderne, comme dans les futurs Roi
sans divertissement
de Giono et Le
Ravissement de Lol V. Stein
de Marguerire Duras. Depuis longtemps, Philippe
Raymond-Thimonga émet l'hypothèse que Marguerite
Duras avait lu attentivement Jouve — Mais Marguerite Duras ne
parle
jamais de ses prédécesseurs français immédiats: cite-t-elle le
roman de Giraudoux Suzanne
et le Pacifique
quand elle écrit l'histoire d'une jeune héroïne qui s'appelle «Suzanne» dans un roman qui s'appelle Barrage
contre le Pacifique
? Dans Hécate,
QUI parle ? Un narrateur anonyme ? Un des autres personnages du
roman ? Catherine Crachat elle-même ? Et qui est ce « vous »
à qui s'adresse Catherine Crachat ? Un amant ? Son psychanalyste ?
Le lecteur ?
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Fanny Ardant (Catherine Crachat) et Hanna Schygulla (Fanny Felicitas) dans Aventure de Catherine C, film de Pierre Beuchot (1990) |
Hécate est une sorte
de Chronique
romanesque
« en spirale » qui se passe en un temps encore très
moderne, même pour le lecteur d'aujourd'hui. Car le temps du roman,
c'est celui où les femmes exposent leur liberté (j'allais écrire
« explosent ») —, où les hommes avouent leurs
faiblesses. Un temps où des amours variées peuvent s'afficher, que ce
soit
pour l'homme de toute une vie, ou pour la passade d'une seule nuit.
L'héroïne trouve son grand amour, Pierre Indemini, dans un atelier
d'artiste de la rue Jacob à Paris. Elle le perd lors d'un cocktail
mondain — il se tient trop près de « la Cogan », une actrice
américaine aux « seins élastiques ». Elle ne sait pas
qu'elle le retrouvera à Vienne chez une aristocrate passionnée,
Fanny Felicitas. |
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Des
amours passionnées comme en raconte Marguerite Duras, après qu'elle a
connu sa « vita nova » (expulsion du PCF en 1950) et
qu'elle se concentre sur des histoires passionnelles — qui
critiquent, comme le dit Jean-Pierre Martin, l'action politique trop
asservie à un parti. La « vita nova » de Jouve a pour date officielle : 1925, quand il quitte un engagement politique et humaniste honorable (pacifiste) et quand il renie une première oeuvre estimable, pour une plongée dans son intériorité — et écrire ses chefs-d'oeuvres. |
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Jean-Pierre Martin Eloge de l'apostasie Essai sur la vita nova Seuil (2010) |
Hécate c'est la rencontre de trois personnages mythiques : la belle Catherine Crachat — quel nom pour « une créature de douleurs » ! — qui s'interroge sur le sens de sa vie chaotique ; le fin Pierre Indemini, mathématicien et artiste, fragile ; et la baronne Fannie Felicitas Hohenstein « à la vitalité terriblement indécente » qui semble ne pas pouvoir se passer de collectionner les maris, les amants et les amantes — ne parlons ni de son fils, ni des suicides. Mais ce n'est pas une pièce de boulevard, c'est un roman contemporain des « garçonnes » et des films muets de Gréta Garbo et de Louise Brooks. Ces femmes libres semblent être des « femmes fatales » (comme le suggèrent les initiales de Fanny Felicitas), mais le titre est explicite, comme l'a écrit Jouve : « Pendant cette partie de sa vie, elle est Hécate, Diane infernale, face fatidique de la lune. Le malheur qu'elle engendre ... » entraîne ses proches vers la mort. |
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A
la deuxième lecture, on s'interroge sur ces histoires qui, dans
leurs fonds sont tragiques, mais qui sont menées littérairement
avec allégresse… Derrière la vivacité de l'écriture, des figures tragiques se meuvent en
arrière-plan, ce qui illustre la déclaration
de Jouve aux Cahiers du Cinéma sur la correspondance entre ses
romans et le cinéma : « rapidité du tragique ». Le lecteur
moderne sait que Jouve était marié avec Blanche
Reverchon, une
psychanalyste qui fait le lien entre la première génération d'analystes
freudiens — Marie
Bonaparte, Rudolph Loewenstein, Adrien Borel, René Laforgue (qui ont
psychanalysé Lacan, Bataille, Leiris, Queneau,...) — et
celle de Lacan dont elle était l'amie. Dès 1923 Jouve connaît
Freud de première main. Il prend alors conscience de l'origine de
ses propres angoisses et de ses « imaginations », « le
rêve est une seconde vie », a écrit Nerval — mais l'écrivain
doit les transposer dans l'œuvre d'art. Pourquoi la vie de Catherine
Crachat semble-t-elle se dérouler dans un flottement onirique
perpétuel ? Pourquoi est-elle aussi séduisante ? Doit-on affirmer
que les personnages qui souffrent tant des débordements de leur
inconscient sont diablement
fascinants !
Pourquoi ? Parce qu'ils débordent d'émotions et que Jouve a le
talent de nous plonger au cœur de ces émotions. |
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La suite
d'Hécate a été
publiée trois ans plus tard, c'est Vagadu (1931).
Mais ce
roman, très original, si moderne — et même «
expérimental » —, n'est
pas
une chronique
romanesque
comme Hécate, il
exige plus d'attention de la part du lecteur. On pourrait dire
qu'à quatre-vingt pour cent (certains commentateurs ont tenté de
quantifier ce texte), il s'agit de digressions oniriques
connues par
l'héroïne pendant sa psychanalyse avec « Monsieur Leuven ».
Dans ce
personnage on reconnaît Rudolph Loewenstein, psychanalyste de
la première génération à Paris, ami de Marie Bonaparte, analyste
de Blanche Reverchon et de Jacques Lacan (qui s'est brouillé avec
lui), et plus tard, quand il devra s'exiler aux États-Unis, d'Arthur
Miller, le mari de Marilyn Monroe.
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Impossible de résumer Vagadu, ce récit
est trop foisonnant, mais il apparaît que Catherine Crachat est
dépressive ; elle se
croit frappée de stérilité. On est alors tenté de faire
une lecture rétrospective d'Hécate,
et de voir dans Pierre Indemini, Fanny Felicitas et Catherine Crachat
des incarnations de la très créative, vivace et dynamique pulsion
de mort de l'héroïne.
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Grâce aux biographies que l'on a aujourd'hui sur Jouve (Daniel Leuwers, Béatrice Bonhomme), on sait que lorsque Jouve a connu Blanche Reverchon, il a très mal vécu sa séparation et son divorce d'avec sa première épouse, Andrée Charpentier-Jouve. Andrée était une grande militante pacifiste et féministe — et une épouse amoureuse.
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Quand Jouve
met en scène des trios « à l'équilibre instable »
(Christiane Blot-Labarrère), aux destins tragiques, écrit-il en 1928 un
« plagiat par anticipation » (non répertorié par Pierre
Bayard) des romans de Duras ?
Et quand Paul Morand publie
Hécate
et ses chiens en
1954, se souvient-il de Jouve ? |
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Je conclurai en citant Philippe Raymond-Thimonga : « quelles qu'aient été les influences (plus ou moins profondes et inavouées) de Jouve sur ses illustres cadets, l'auteur d'Hécate est bien un auteur moderne, un auteur d'aujourd'hui et de demain, car le temps de ses romans est celui des émotions lucides, le temps, terriblement vif et audacieux, des sentiments éternels. »
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Jean-Paul Louis-Lambert |
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Les
Biographies de références sur Pierre Jean Jouve |
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Pages
sur le Site Pierre Jean Jouve |
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Ouvrages
sur les Romans de Pierre Jean Jouve |
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la Responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
Derniers compléments : 14 novembre 2012 et 17 mai 2013 Dernière mise à jour : 17 avril 2012 Précédente mise à jour : 3 février 2011 Première édition : 29 Janvier 2011 |