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Lectures de Pierre Jean Jouve
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1925-1937
Les
Années prodigieuses
Proposition pour un petit guide de
lecture
5
- Evolution de Jouve pendant
les
"Années prodigieuses"
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Trois
étapes
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1925-1931
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La période
de « crise »
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La crise
est vécue par Jouve à partir de 1921, année
où il rencontre la psychanalyste Blanche Reverchon
qui lui fait découvrir l'inconscient selon Freud et (re)lire
les
mystiques (Ruysbroeck l'admirable, François d'Assise, Catherine de
Sienne,
Thérèse
d'Avila, Jean de la Croix). Blanche lui permet ainsi de
retrouver la grande
poésie
symboliste (Baudelaire, Nerval, Mallarmé, Rimbaud). Selon
Béatrice
Bonhomme, cette
crise s'est achevée seulement en 1927,
cela explique
que ce n'est qu'en
1928 que Jouve peut annoncer son reniement de
l'œuvre
antérieure à 1925 qu'il qualifie de
« manquée » dans sa « postface »
à Noces. L'œuvre littéraire qui accompagne cette
crise (1921-1927)
est décalée chronologiquement, puisque les oeuvres
marquant sa « Vita nuova » ne paraissent qu'à
partir de 1925. Nous considérons que cette période
est jalonnée par l'écriture de trois romans qui se
présentent comme des « chroniques ».
On pourrait les comparer aux « chroniques
italiennes »
de Stendhal (ce à quoi fait souvent penser Paulina 1880,
mais il est facile d'en montrer les différences) ou aux futures
« chroniques romanesques » de Giono. On
peut aussi les intégrer dans un genre littéraire très vivant
à l'époque : celui des romans brefs,
écrits avec vivacité. (François Mauriac – qui
écrivait aussi dans cette forme – s'est plaint de la mode des
romans fleuves, de Jules Romains ou Roger Martin du Gard). Cette
rapiditié
d'écriture compte pour beaucoup dans le plaisir de la première
lecture. Ce n'est que lors des relectures qu'on découvre peu à
peu la profondeur et la complexité thématique de ces
romans qui mêlent plaisir sensuel et extases mystiques,
aventures individualistes et affrontement avec la société,
histoires d'amours difficiles et plongée dans des enfers
psychiques. La rare identification de Jouve avec ses héroïnes
féminines – Paulina, Baladine, Catherine Crachat – compte
aussi dans le plaisir de la lecture.
Littérairement cette
période de «crise» de Jouve est paradoxale. Il vit
une épreuve existentielle lourde que ses biographes (Daniel
Leuwers, René Micha, Béatrice Bonhomme) nous ont
rapportée : un divorce qu'il a mal supporté, la rupture
avec ses amis, le reniement de son premier ouvrage qui lui avait valu
une réelle reconnaissance (en particulier de la part des
milieux progressistes et pacifistes). Cette crise est en arrière-plan
de ses romans, et on le voit fort bien quand on les relit. Et
pourtant la forme de ces récits est légère et
pleine de jouissance. Ce sont les poèmes qui expriment le mieux
le vécu de la crise de Jouve avec leur mélange de
mysticisme et d'images lourdes venues de la psyché. Nous
proposons de lire de façon conjointe les trois romans et les
deux livres de poèmes publiés dans cette période
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Romans |
Poèmes |
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- Mystérieuses
Noces (1925)
- Nouvelles
Noces (1926)
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- Noces (1928) [1ère
partie de Les Noces,
1931]
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- Paradis perdu (1929,
mais aussi 1938)
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de la page |
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1931-1935
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Citons
chronologiquement les oeuvres de cette période, avec des
compléments sur la production de Blanche Reverchon, son
épouse psychanalyste, membre de la Société Psychanalytique
de Paris depuis 1928 :
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Romans et
textes en prose |
Poèmes |
- Rappel : Freud, Trois essais sur la
Théorie de la sexualité, traduit
par Blanche Reverchon-Jouve avec l'aide de Bernard Groethuysen,
éditions de la N.R.F., Les Documents bleus N° 1, 1923.
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- Traduction des Poèmes de la Folie de Hölderlin
(1930)
- La
Symphonie à Dieu (1930) [2ème
partie des Noces,
1931]
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- Sueur de
Sang, 1ère édition (Cahiers Libres, 1933) : "Avant-Propos
dialectique" et section "Sueur de Sang"
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- La Victime
(in La Scène capitale, NRF, 1935)
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La « plongée
analytique »
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Nous
sommes obligés de
faire une hypothèse sur cette période : Jouve ne peut
pas faire une « psychanalyse orthodoxe » avec
son épouse. Mais il y a des témoignages : Jouve
racontait ses rêves à Blanche Reverchon tous les matins.
Elle lui en donnait très certainement des interprétations
freudiennes. Blanche avait traduit en 1923, avec l'aide de Bernard
Groethuysen (et sous le regard de Jouve) les Trois
essais essais sur la théorie de la sexualité,
premier livre de Freud publié par Gallimard (les précédentes
traductions de livres de Freud avaient très récemment
été publiées chez Payot, maison franco-suisse,
et Blanche était de culture psychiatrique suisse). Les
théories psychanalytiques sont largement celles de Freud lu
par Blanche. La présence de la psychanalyse est explicitement
convoquée dans Vagadu : le prière d'insérer
annonce : « Le premier roman sur la matière
psychanalytique » et le livre contient un
« avant-propos
au lecteur » assez explicite. En 1933, Blanche et Jouve
publient dans le revue de Paulhan un article qui décrit le
déroulement d'une analyse (c'est le seul texte signé
par Blanche). Dans Vagadu, Catherine Crachat suit
une
psychanalyse avec « Monsieur Leuven », c'est à
dire avec Rudolph Loewenstein, un ami de Marie Bonaparte,
psychanalyste de la première génération qui fit
les psychanalyses didactiques de Blanche Reverchon et de Jacques
Lacan (celui-ci se brouilla avec lui). Vagadu est
explicitement un recueil de rêves à significations
psychanalytiques qui doivent peut-être autant à Jouve
qu'à son épouse. La « matière
psychanalytique » de Vagadu est assez
lourde, et on
peut comprendre les réticences de certains admirateurs de
Jouve devant ce livre (Hécate
est tellement plus léger
!), mais sa lecture est pleine d'enseignements.
Les Histoires sanglantes
sont de courts récits qui ressemblent au genre
« nouvelle ».
Mais il est clair que Jouve y explore des fantasmes, et que toute sa
psyché y est représentée : fantasmes sexuels,
relations avec le père, avec la mère, avec des figures
féminines ambiguës (prostituées). Ces récits
ne sont pas que des simples transcriptions de rêves : Jouve y
fait aussi preuve d'une grande ironie. Il connaît la
signification psychique de ses rêveries – sans doute grâce
à Blanche – et il fait un travail d'écriture qui
empêche ces textes d'être de simples transcription de son
« tuf » des rêves (comme il le dit dans
la note finale). Mais à la lecture de ces textes, on a quand
même le sentiment qu'entre la simple transcription brute de rêves
et le haut travail littéraire dont est capable Jouve, le centre
de gravité se trouve plutôt du côté
de la transcription des fantasmes intimes.
On a un sentiment analogue à
la lecture de La
Symphonie à Dieu (1930) et de la première partie (donc de
la première
édition, 1933) de Sueur de Sang : les fantasmes
affleurent à
l'état pur : « scènes primitives »,
images incestueuses, violences des hallucinations et des impressions.
Ces poèmes sont extraordinairement forts, mais le lecteur est plongé
tout au fond de la psyché d'un homme qui, heureusement, a eu
une épouse psychanalyste pour l'aider à prendre de la
distance vis à vis de ces visions. Il n'est donc pas étonnant
que Jouve ait pu écrire un « avant-propos »
aussi signifiant que son célèbre « Inconscient,
Spiritualité et Catastrophe » : la synthèse
entre l'apport freudien venu de Blanche et ses propres visons
intérieures – retravaillées par son art de l'écriture
alors très haut - y est éblouissante. Mais là,
comme dans les Histoires sanglantes, on a affaire à
des
textes courts, brusques plongées dans les visions psychiques
de Pierre Jean Jouve. Cependant - comme le récit dont il va
être question – les poèmes de la première
partie de Sueur de Sang appartiennent à une
transition. C'est aussi le cas du premier récit
de La scène capitale, « La
victime »
: d'une part, on est encore dans
l'esthétique du récit assez bref rempli de visions
fantasmatiques - et Jouve se sert du genre « conte
fantastique moyenâgeux » à la façon
des romantiques allemands et de Poe -, mais déjà le récit est plus
long que la majorité des Histoires sanglantes, et
le
récit redevient assez complexe, avec des retournements
ironiques. On est en marche vers l'apothéose finale.
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1934-1937 |
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Le sommet de l'oeuvre
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En 1934 (c'est l'hypothèse de notre périodisation), Jouve
sort de « la
matière psychanalytique » pure. Il a probablement
(dit notre hypothèse) fait avec Blanche un énorme
travail d'investigation sur ses visions personnelles. Il peut nous
donner des visions psychiques très profondes, d'une vérité
très grande et très brutale, mais il a surtout trouvé
les moyens littéraires pour les magnifier. Comme Béatrice
Bonhomme, nous pensons que Jouve est « lucide »
: il connaît ses fantasmes, il sait pourquoi il a des angoisses
et des dépressions qui le font souffrir depuis sa jeunesse,
mais grâce à Blanche, à sa lecture de Freud, des
mystiques et des grands poètes (Baudelaire au premier chef),
il a trouvé « les mots pour le dire » :
il dispose d'un langage personnel qui mêle images fortes et
musique subtile (quoique dissonante). Nous citons les oeuvres qui
arrivent à ces sommets, en respectant la
chronologie qui, elle-même, respecte les relations entre récit et
poèmes : |
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Romans |
Poèmes |
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- Sueur de
Sang, 2ème édition (Cahiers Libres, 1934), nouvelles sections
: "L'Aile du désespoir", "Pieta".
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- Dans les
Années profondes (in La Scène capitale,
NRF, 1935)
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- Matière
céleste (NRF, 1937)
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Il
s'agit des
oeuvres souvent considérées par beaucoup de
« jouviens » comme les sommets de l'œuvre. Le
récit, ou « court roman » (les anglo-saxons diraient
: "novella"), qu'est Dans
les Années profondes est d'une profondeur psychique
exceptionnelle. C'est un des textes préférés de
la critique psychanalytique (en particulier lacanienne) tellement
Jouve y a réussi la synthèse de la littérature
et de la plongée intérieure. Le récit peut être
vu comme une « chronique » sentimentale,
l'initiation de l'adolescent Léonide aux choses de l'amour par
une très belle et très mystérieuse femme mûre,
Hélène. C'est aussi un « recueil de rêves », mais il
faut savoir les percevoir, tellement ils sont subtilement
incorporés au récit. C'est aussi une initiation à
la vie créatrice poétique qui se fonde sur la prise en
charge de la « pulsion de mort » révélée
par Freud et que l'Avant-Propos à Sueur de Sang
avait
déjà théorisée dès 1933.
Les dernières
parties de Sueur de Sang (donc les 2eme et 3eme
éditions)
accompagnent ces découvertes créatrices qui sont
magnifiées dans les sublimes poèmes d'Hélène,
parus en plaquette dès 1936 et repris comme première
partie du recueil Matière céleste de 1937. Jouve
a su reprendre, en le sublimant littérairement, le thème
d' « Eros et Thanatos ». Il chante l'
« amour
de la morte » - Hélène l'initiatrice. Ses
poèmes élégiaques atteignent aux plus hauts
sommets de la poésie en jouant sur les multiples registres des
images et de la musique des mots. Comme l'écriture poétique
l'a rarement fait.
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2008 Jean-Paul Louis-Lambert - Tous droits
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Mise à jour du 20 juillet 2009
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