|
|||||||
Pierre
Jean Jouve Un parcours biographique par Jean-Paul Louis-Lambert et Béatrice Bonhomme |
|||||||
Un panorama |
1921-1928 — Crise — Ruptures — Vita nuova |
||||||
|
La vita nuova de Jouve est datée officiellement de 1925, et c'est effectivement une date fondamentale. Si un lecteur ne veut savoir qu'une seule chose sur Jouve, ce doit être son reniement de son "premier ouvrage" et la volonté d'écrire une nouvelle oeuvre dans le cadre d'une vita nuova : Jouve a interdit les rééditions de ses oeuvres parues jusqu'en 1924, et ses amis étaient priés de ne point lui en parler, ni de les commenter. Mais, aujourd'hui, les lecteurs savent qu'il avait été un auteur reconnu par ses pairs, issu du symbolisme, puis proche du mouvement unanimiste (1911-1912), enfin Jouve avait été un auteur actif et militant de l'art social et du Pacifisme (1913-1922), surtout pendant la guerre. Ces années de formations ont, bien sûr, beaucoup compté dans sa construction intellectuelle, sentimentale et littéraire. Mais c'est la rencontre en 1921 avec Blanche Reverchon —
future
psychanalyste et bientôt sa seconde épouse — qui le met sur sa voie
profonde et qui en fait l'écrivain que nous lisons aujourd'hui avec admiration. Les
années 1921-1928 sont pour Jouve une dure période de crise privée : il
rompt avec une première épouse tendrement aimée, Andrée ; il se brouille
avec ses admirations et ses compagnons de jeunesse — Romain Rolland surtout. Mais c'est aussi la période où il retrouve la
poésie symboliste (Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé), où il lit les écrivains
mystiques chrétiens (Jean de la Croix, Thérèse d'Avila, François
d'Assise, Catherine de Sienne) mais aussi Freud, ce qui l'amène sur un
des fronts ouverts par la modernité artistique. C'est durant cette
période que Jouve initie sa synthèse très originale d'Éros et Thanatos, et
Jouve commence l'écriture de ses chefs-d'oeuvres : Noces (1925-1928), Paulina 1880, Le Monde désert (1926). La crise s'achève en 1928, par l'annonce officielle (en postface au recueil Noces) de la répudiation de son oeuvre d'avant 1925 : "pour le principe de la poésie, le poète est obligé de renier son premier ouvrage". |
||||||
Crises, Ruptures et Vita Nuova de Pierre Jean Jouve Essai de chronologie (on ne s'étonnera pas des recouvrements de périodes)
|
|
||||||
1921-1923 |
L'arrivée de Blanche Reverchon
|
||||||
Toscanes (1921) Articles en 1921 : Cahiers idéalistes français (1) L'Art libre (1) L'Humanité (4) |
A
la mi-février 1921, le couple Pierre Jean Jouve et Andrée loue la villa
Galileo, à Arcetri (une colline au sud de Florence) où Galilée
est mort le 8 janvier 1642. Jouve apprécie le charme du lieu, mais il est
le témoin direct de la terreur fasciste qui rège à Florence. Stefan
Zweig vient leur rendre visite. Jouve reçoit aussi divers visiteurs, à
la façon de Romain Rolland en Suisse : le peintre Edmond Bille, le poète unanimiste Luc Durtain,
Madame
de Wiskowatoff, Miss Paget — Vernon Lee —, Theodor Daübler, von Unruh. En mars, Blanche Reverchon vient comme "paying guest" (Journal
de Henri Bauchau). Elle a connu Andrée et Madeleine Rolland (la sœur de
Romain Rolland) dans les milieux féministes et pacifistes de Genève. Sa
conversation charme Jouve et Stefan Zweig. Celui-ci invite Pierre et
Blanche à venir chez lui à Salzbourg en août pour prononcer des
conférences à l'école internationale. Dès le mois de mai, Jouve compose "La Villa Gioconda", poème
qui
sera dédié à Blanche Reverchon. Fin juillet 1921, Jouve et Blanche
arrivent à Salzbourg, où ils sont accueillis par Frederika, l'épouse de
Zweig, dans la villa du Kapuzinenberg. Le 2 août, Jouve prononce ses
deux conférences
devant la Ligue
internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté.
Pendant le
mois d'août, Pierre et Blanche assistent à des concerts Mozart. Dans
une lettre à Rolland, Jouve avoue une aventure sentimentale avec
Blanche. (...) Mais
cette fidélité et cette affection sont mises à mal par la
naissance d’une passion dont Jouve ne peut plus se défendre. De
plus en plus sensible au charme de Blanche, il avoue traverser de
rudes épreuves sentimentales : « c’est
avec un grand labeur que je t’écris (...) Andrée si intime à mon
cœur,
le vie est une bien cruelle chose »
(10 août). Le poète, qui a toujours abrité un musicien, est, en
outre, enchanté par les prestigieux concerts de Mozart, les
réceptions dans le splendide salon de Stefan Zweig. Il est fêté
comme celui qui apporte avec lui un peu de cet esprit français. Il
lit ses poèmes lors de petites réceptions où il se sent le centre
des regards de tous : « Ce
soir, je reverrai sans doute les amis dans le splendide salon XVIII°
de Zweig (...) je lirai quelques poèmes de moi. Tu seras avec moi à
ma droite, ô femme qui est ma vie. Je puis bien t’avouer que je
traverse ici des épreuves mais je sais aussi que nous sommes
inséparables, mon Andrée »
(5 août).
Il se
sent épanoui dans cette ville qu’il compare à une merveille et se
laisse prendre par le charme de ce pays aux églises solennelles et
flamboyantes. La beauté de ces montagnes bleues, de ces chaînes
violettes si harmonieuses transporte son âme de peintre. Au milieu
de cet émerveillement et de cette passion naissante pour Blanche,
Jouve n’en est pas moins torturé par d’âpres tourments. Il se
sent inconsolable devant la cruauté de la vie et de ce choix qu’il
doit faire. Il essaye d’apaiser la souffrance d’Andrée et
cherche même à se disculper, intellectualisant son attirance pour
Blanche. Dans les lettres qu’il adresse alors à sa femme, il
montre qu’il comprend combien Andrée souffre et à quel point
cette souffrance lui est intime à lui aussi. Lorsque Jouve quitte
Salzbourg, s’ouvre pour lui une période de déchirure. (Béatrice Bonhomme, Quête)
|
||||||
Nombreuses informations bio-bibliographiques dans le livre de Daniel Leuwers, Jouve avant Jouve. |
Fin août 1921, la crise éclate. Jouve rentre à Paris, Blanche
quitte Genève pour Paris, Andrée va s'installer chez ses amis Georges
et Blanche Duhamel : dépression. En septembre 1921, par l'intermédiaire de Marcel Martinet,
directeur littéraire de l'Humanité,
Jouve publie dans ce journal un article sur les fêtes Mozart à
Salzbourg et sur le de Jedermann de Hugo von Hofmannsthal. En septembre, Jouve publie (sans doute à
compte d'auteur et avec l'aide de Frans Masereel) le recueil Toscanes : les « Élegies »
rappellent les souffrances de Jouve pendant la grave maladie de son
fils ; « La Villa Gioconda » est dédicacée « A Blanche
Reverchon ».
En novembre, Jouve écrit de nouveaux poèmes, Les Amours, où Blanche Reverchon est très présente sous les noms de Bella, Bianca, Gioconda. Nouveaux articles dans L'Humanité. |
||||||
Tragiques
suivi de Voyage
sentimental, (Stock, 1922) Articles en 1922 : L'Art libre (1) L'Humanité (5) |
En février-mars 1922, le couple Pierre et Andrée est en pleine
crise. Andrée compte sur ses amis (Georges Duhamel, Charles Vildrac, Romain Rolland)
pour convaincre Jouve de revenir à elle. Jouve est déchiré entre ses
deux femmes, « l'épouse » qui a tant fait pour lui (Andrée), et «
l'amante » qui va beaucoup faire pour lui (Blanche). Jouve est pris
entre ces deux figures féminines, la « soeur et la mère » (Béatrice
Bonhomme), qui ont
toujours compté pour lui. Mais Jouve est un grand « neurasthénique »
angoissé, et Andrée, malgré son dévouement, n'est pas armée pour le
soigner réellement. En revanche, Blanche est médecin, neurologue, psychiâtre, bientôt
psychanalyste et elle est
armée à la fois psychologiquement (elle a huit ans et demi de plus que Pierre), médicalement et théoriquement (elle
va bientôt traduire Freud) pour soigner Pierre. Jouve commence à se
brouiller avec ses proches amis qui prennent parti pour Andrée. En mars 1922, Blanche Reverchon est installée à Paris, elle
reçoit Pierre secrètement et elle commence la traduction des Trois
essais sur la théorie de la sexualité de Sigmund Freud avec l'aide de
Bernard
Groethuysen. En mai 1922, Jouve publie son dernier article pour L'Humanité (sur Stefan Zweig). Pendant l'été 1922, Pierre et Blanche font un voyage en Allemagne pendant lequel Jouve fait des conférences. Jouve est censé rompre avec Andrée en octobre 1922, mais il continue à avoir des échanges affectueux avec elle. Pendant des mois s'échange une importante correpondance (discussions sans fin) entre Pierre, Andrée, Blanche et leurs amis (en particulier Romain Rolland). Jouve n'arrive ni à retourner avec Andrée, ni à rompre définitivement avec elle. En décembre 1922, Jouve publie chez Stock un important volume
collectif : Tragiques suivi de Voyage
sentimental. La première partie, Tragiques est la reprise
(avec des coupures et quelques réécritures) des trois recueils
précédents, publiés à petit nombre : Heures — Livre de la Nuit (1919),
Heures — Livre de la Grâce (1920) et Toscanes (1921).
Ses textes pacifistes écrits dans l'ombre de Romain Rolland sont donc
toujours présents, même si des sections ("Enfance", "La villa
Gioconda") annoncent l'avenir.
La seconde partie, Voyage sentimental, est inédite : elle contient trois sections. Les deux premières, "Voyage sentimental" et "Les Amours", chantent son histoire d'amour avec Blanche Reverchon de façon fort précise avec de nombreuses allusions aux épisodes vécues en août 1921 à Salzbourg. |
||||||
Professeur Sigmund Freud.
Trois essais sur la théorie de la Sexualité, traduit par le Dr B. Reverchon (Gallimard, Les Documents bleux N° 1, 1923) |
En
1923, Jouve emménage avec Blanche, au
6 de la rue Boissonnade. Il est ainsi à quelques pas du Boulevard
Montparnasse (en particulier
de la Closerie des Lilas). De ses fenêtres, il voit le jardin du
couvent de la Visitation et ses
pensionnaires, les visitandines. Il est ainsi proche du Passage d'Enfer
et de la rue Campagne-Première, rue où Rainer Maria Rilke a logé, avec l'Hôtel d'Istria et les atelier
d'artistes. Depuis 1920, les Paulhan et les Groethuysen vivent au 9 de
la rue Campagne-Première et sont pratiquement ses voisins. Les aveux amoureux de Jouve dans Voyage sentimental ne
sont pas appréciés par les amis du couple Pierre et Andrée, comme
Charles Vildrac, René Arcos et Georges Duhamel. Vildrac, en
particulier, critique vertement Pierre qui ne supporte pas ces
réactions.A l'oppposé Jouve se félicite du soutien de Romain
Rolland, Claude Le Maguet et Stefan Zweig qui apprécient le recueil.
Bon accueil aussi par Roger Martin du Gard et Jean Cocteau. En avril 1923, paraît le premier livre de Freud publié en
français par une maison d'édition française, les Trois essais sur la
théorie de la Sexualité, traduit par le docteur B. Reverchon.
C'est le N° 1 de la Collection de Gallimard, Les Documents bleus.
Les précédentes traductions françaises de livres de Freud étaient
récentes (depuis 1921 seulement) et avaient été publiées en Suisse
(principalement par Payot), les tout premiers (par Yves Le Lay) à
l'initiative d'Edouard Claparède dont il va être question un peu plus
loin. |
||||||
1879-1974 |
"celle qui l'appelle et le nomme"
|
||||||
Blanche Reverchon, un personnage
considérable en retrait La page Blanche Reverchon de l'encyclopédie Wikipédia La note sur Blanche Reverchon (en anglais) par Jean-Pierre Bourgeron sur le site de Answer.com En octobre 2012, paraît le livre posthume d'Henry Bauchau Pierre et Blanche avec ses souvenirs sur Pierre Jean Jouve et Blanche Reverchon |
Blanche
Reverchon a très certainement été un personnage
considérable, mais elle s'est volontairement tenue en retrait. Deux
exemples : elle refusait de se faire photographier, et elle aurait fait
détruire par un proche toutes ses archives après sa mort, dont un
ouvrage original sur le symbole. Or la psychanalyste Blanche Reverchon a joué un rôle,
discret mais crucial, non seulement dans la vie de Pierre
Jean Jouve, mais dans celles d'artistes et d'écrivains très importants
: Balthus (le grand peintre l'écrit – hélas sans détails – dans sa correspondance),
David Gascoyne, Giacinto Scelsi (l'un des plus importants compositeurs
de la seconde moitié du XXe siècle, l'égal de Ligeti, Xenakis et
Messiaen), Henri Bauchau, le grand romancier et poète belge. Les historiens de la psychanalyse la
connaissent : Elisabeth Roudinesco en parle un peu dans son Histoire de la Psychanalyse en France
(sans doute sur la base d'entretiens avec Olivier, le fils de Jouve) et
Jean-Pierre Bourgeron lui a consacré une note dans le dictionnaire
d'Alain de Mijolla. Blanche Reverchon soignait des patients (et
s'occupait de Jouve), mais n'écrivait pas de livres — ce que la postérité ne
pardonne pas. Blanche n'a signé que trois textes : sa thèse pour le doctorat
en médecine (diplôme d'État), présentée par Mlle Blanche Reverchon, Contribution à l'étude des contractures
parkinsoniennes, Faculté de médecine de Paris, 1924, cote
BNF : FRBNF32566637 ; sa traduction du Livre de Freud, Trois essais sur la
théorie de la Sexualité, pour Gallimard en 1923 ; et un article
pour la NRF de mars 1933, co-signé avec Pierre Jean Jouve : Moments d'une psychanalyse. Blanche Reverchon est française, elle est née le 16 mai 1879 à
Paris, dans le 5e arrondissement. Quand Jouve fait sa connaissance en
1921, il est dans sa 34e annnée, et Blanche dans sa 42e. Elle a donc déjà eu une vie que
nous connaissons mal. Nous disposons des confidences à l'ami-patient
Henri Bauchau qui lui rend hommage dans son livre posthume, Pierre et Blanche (2012) après en avoir souvent parlé dans son journal (principalement
dans La grande muraille,
Journal de La Déchirure — Blanche est une des composantes de "la grande muraille"), et par quelques témoignages de
patients, souvent devenus des amis : les souvenirs
oraux d'Isabel Ryan (1935-1940) transcrits par Bron Grillo ;
le journal de David Gascoyne ; un entretien avec Giacinto Scelsi ;
quelques témoignages tardifs d'amis (années 60) ; des indications
venues des historiens
de l'école de Beauvallon à Dieulefit.
|
||||||
Blanche avant Jouve Un essai de biographie de Blanche Reverchon par Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert dans le n° 2 de la Revue Phoenix, dossier Henry Bauchau |
Les
confidences à Henry Bauchau et les souvenirs d'Isabel Ryan ne sont pas
complètement compatibles (sur les études de Blanche, en particulier),
mais on peut
essayer de faire une sommaire reconstitution conjecturale de sa
formation. Rien de ce qui est écrit ici ne doit être pris au pied de la
lette : il ne s'agit que d'indications plausibles. Le père de Blanche
était français, né à Genève, médecin, et il aurait assisté aux
très célèbres conférences de Charcot
en même temps que Freud. Les parents de Blanche meurent quand elle a
quatre ans et elle est élevée à Paris par sa grand-mère. Selon
Isabel Ryan, celle-ci a une locataire anglaise, Maud Kendall Burt,
directrice du British Institute in Paris, une femme volontaire qui a
vivement encouragé Blanche à faire des études longues de médecine pour
être indépendante. Selon ses confidences à Henry Bauchau, Blanche
aurait d'abord fait des études
de philosophie, puis pour approfondir sa connaissance de l'être
humain, des études de médecine qui se sont achevées par une
spécialisation en neurologie chez son "cher Joseph Babinski" — chez qui
André Breton a aussi fait un stage. Selon les historiens de l'école de
Beauvallon à Dieulefit, Marguerite Soubeyran, Madeleine Arcens (épouse
de Pol, fondateur de l'Ecole de La Roseraie de Dieulefit), Claire
Bertrand (épouse du peintre Willy Eisenchitz) et Blanche Reverchon se
sont connues à l'école d'infirmière de la rue Amiot à Paris ; elles
sont restées amies toutes leur vie. Nous retrouverons tous ces amis,
dont certains sont très importants dans l'Histoire : pensons à la
personnalité de Marguerite
Soubeyran et notons qu'il il y a trois "Justes" parmi les noms déjà cités. Il y a un très long vide dans l'histoire connue actuellement de Blanche Reverchon. Comment cette médecin — ou étudiante en médecine (sa thèse ne serait datée que de 1924) est-elle devenue psychiâtre à Genève, suffisamment compétente en psychanalyse pour traduire dès 1922 le premier livre de Freud publié par une maison complètement française (Gallimard) ? Nous faisons l'hypothèse que Blanche Reverchon a suivi une filière féministe et pacisfiste internationale qui l'a conduite à Genève (où a été installée en 1919 La ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté créée en 1915 à La Haye) où elle a pu entrer en relation avec les psychiâtres ouverts à la psychanalyse et qui ont créé l'Institut Jean-Jacques Rousseau (où Marguerire Soubeyran viendra en 1927 pour être formée sur les soins aux enfants en difficulté) ; son fondateur est Edouard Claparède dont un disciple est Charles Baudoin que Jouve avait connu en Suisse pendant la première guerre mondiale. Charles Baudouin a créé l'Institut qui porte son nom en 1924. Nous savons que Blanche connaissait Madeleine, la sœur de Romain Rolland, et Andrée Jouve. Blanche Reverchon a été membre du soroptimist, mouvement féministe international, créé en 1921 aux Etats-Unis, et en 1924 en France. |
||||||
1922-1927 |
|||||||
Riches informations sur les crises vécue par Pierre Jean Jouve dans la biographie de Béatrice Bonhomme, Pierre Jean Jouve ou la Quête intérieure |
Les années 1922 à 1927, sont des
années de crise pour Jouve et ses proches. D'abord sur le plan personnel. Il faut
toujours mettre les éléments personnels en priorité, les éléments plus
"théoriques" seulement après. Dans Hécate (1928), quand
Jouve
met en scène des trios « à l'équilibre instable »
(Christiane Blot-Labarrère — à propos des romans de Marguerite Duras, où
elle cite Jouve), Jouve se souvient-il de ces années de souffrance où
lui et Blanche se sentaient coupables vis à vis d'Andrée qui subit un
bouleversement dans sa vie ?
« Toutes ces années, jusqu’à la dissolution du mariage le 21 mai 1925 et même après, jusqu’en 1928, portent la marque de la souffrance et de la déchirure. L’année 1922, Pierre Jean Jouve voyage beaucoup avec Blanche. Il continue d’écrire à Andrée, relayé parfois par Blanche. La correspondance entre Blanche et Andrée (lettres de 1921-1922) montre avec évidence la violence des sentiments et la douleur partagée par les trois protagonistes du drame. Andrée tente encore de s’appuyer sur l’affection que lui conservent Pierre et Blanche et elle sollicite leur tendresse et leur douceur. Elle voudrait réapprendre à vivre grâce à leur appui. Blanche, de son côté, exprime sa douleur : « Cette coupure qui était le seul remède à nos cœurs malades n’a pas pu se faire. Nous ne sommes Pierre et moi ni assez cruels ni assez forts ou tout au moins nous ne voulons ni de cette cruauté ni de cette force. Est-ce que pour cela que la vie nous sera refusée ? Est-ce que jamais Pierre et moi nous pourrions trouver la simplicité de vie entre l’homme et la femme parce que l’un épie la tristesse de l’autre ou sa révolte et sa jalousie. Faut-il que le point de départ illégitime de notre affection la vicie et la rende intolérable ? Ce n’est pas ma souffrance que je sens mais celle de Pierre qui s’use à souffrir de la vôtre aussi ». Blanche désespère, en fait, de retrouver la paix et le bonheur dans une simplicité de vie, elle se sent pleine d’amertume tandis que Pierre est déchiré par la culpabilité. Les amants se sentent, tous deux, comme de véritables réprouvés. » (Béatrice Bonhomme, Quête) Jouve ne peut plus se passer de
Blanche, mais il n'arrive pas non plus à se passer d'Andrée à qui il écrit
beaucoup. Il divorce cependant le 21 mai 1925, il épouse Blanche six
mois
après, le 23 novembre : Blanche ne voulait pas du statut de
« maîtresse ».
Il continuera à avoir des échanges avec Andrée jusqu'en 1927, année où
Blanche l'oblige à rompre définitivement. On ne s'étonnera pas que
Jouve puisse, en 1928, publier sa rupture avec son oeuvre d'avant 1925.
Il aura, en effet, rompu d'avec sa femme, mais aussi d'avec tous les
amis artistes et écrivains qui ont été ses compagnons — comme sa femme
— de ses années de militance et de son "premier ouvrage".
|
||||||
Les mystiques et les stigmatisés les grands symbolistes français Les romantiques allemands Freud |
Les
années 1923-1924 sont une période de transition : Jouve vit avec
Blanche qui l'influence grandement. Blanche était croyante, et c'est
sans doute elle qui pousse à Jouve à lire les mystiques chrétiens, les
espagnols Jean de la Croix et Thérèse d'Avila (Autobiographie, Le Chemin de la
perfection, Le Château
intérieur), les stigmatisés italiens François
d'Assise (Speculum
perfectionnis, Cantique du Soleil) et Catherine de Sienne, le
religieux
flamand, Ruysbroeck l'admirable, et la Bible (Cantique des cantiques,
Ecclésiaste). Est-ce aussi sous son influence que
Jouve (qui les avait répudiés du temps de son militantisme
progressiste) revient aux grands poètes symbolistes :
Baudelaire, d'abord, Mallarmé, Rimbaud, et les romantiques, les
Allemands et Nerval ? Jouve lit aussi Pascal (Pensées), Dostoïevsky (déjà lu à Genève
pendant la guerre, Crime et Châtiment),
Dante (Vita
Nova, La divine Comédie),
Shakespeare. Surtout,
depuis 1922, Blanche initie Jouve
à
la psychanalyse freudienne. Jouve a écrit qu'il s'était "occupé" de la
traduction de Freud par
Blanche (il a pu l'aider à la mise en forme littéraire).
Selon des
témoignages, Jouve sortait de ses nuits à la fois très exaltés, mais aussi très éprouvés par ses rêves et
ses angoisses. Il racontait ses rêves à Blanche, et on peut supposer
que Blanche les lui expliquait dans le cadre de la théorie freudienne
telle qu'elle la connaissait et la pratiquait à l'époque.
|
||||||
1923-1924 |
|
||||||
Prière, portrait et
couverture par Frans Masereel (1924) Au seuil du Royaume, pièce de Knut Hamsun, traduit par Pierre Jean Jouve et Frédéric de Spengler |
En
1923, sans doute avec le soutien de Romain Rolland, Jouve devient
directeur d'une collection chez Stock, Delamain et Boutelleau. Ce sera
"Poésie
du Temps" qui reprend le modèle de la collection de Gallimard, "Une
oeuvre un portait". Le livre s'ouvre sur un beau frontispice, un
portrait original de
l'auteur. La collection ne durera qu'un an, car Delamain ne la
renouvellera pas : sauf pour le livre de Tagore, les livres (surtout de
la poésie) se vendent peu. Jouve y publiera son dernier recueil renié, Prière. Il traduit en collaboration
deux textes : Cygne,
de Rabindranath Tagore (titre conseillé par Romain Rolland), avec
l'aide d'un écrivain bengali actif au sein du Pen Club, Kâlidas Nâg, et
Les sept mers, de
Rudyard
Kipling, qu'il traduit avec Maud Burt — il signe du pseudonyme
Daniel Rosé (Rosé est le nom de sa mère). Jouve fait aussi appel à des
compagnons de ses jeunes années : il publie Perspectives de Luc Durtain (poète
unanimiste, illustré par Berthold Mahn, un ami de Georges Duhamel) et
Charles Baudoin traduit L'Ami du
monde
de Frans Werfel (ce livre associe deux écrivains pacifistes). Jouve
souhaitait développer une activité de traduction de poésie dans
un esprit nouveau, mais René Lalou (critique très écouté) est
très négatif vis à vis de la traduction de Jouve qui a pris trop de
libertés avec le texte de Kipling.
Avec l'aide de Frédéric de
Spengler (un ami pacifiste), Jouve traduit du norvégien Au
seuil du Royaume
de Knut Hamsun ; la pièce est publiée (fascicule) dans Les Cahiers
dramatiques, (octobre 1924). La pièce avait été créée dans une
mise en scène de Georges Pitoëff à la Comédie des Champs-Elysées en
février 1924. Jouve avait suivi les représentations des Pitoëff à
Genève pendant la 1ère guerre mondiale.
|
||||||
Les
six volumes de la collection Poésie
du temps (1923-1924) Portrait expressionniste de Pierre Jean Jouve par Frans Masereel (Frontispice de Prière, 1924) |
|
||||||
1925-1928 |
Vita
Nuova et ultimes ruptures, Début de 1ère époque des Années prodigieuses
Romans et poèmes
|
||||||
Vers la vita Nuova de Pierre
Jean Jouve |
En 1925, la "vita nuova"
des Jouve commence à porter ses fruits. Grâce
à Bernard Groethuysen, Jouve fréquente les milieux de la NRF : Jean
Cassou, Charles du Bos, André Gide et Jean Paulhan avec qui il va entretenir une correspondance importante. Bernard
Groethuysen, qui publie un
dossier sur
Hölderlin dans la NRF de novembre 1925, lui fait découvrir le poète allemand. A la
demande de Georges Pitoëff, Jouve
commence à travailler sur les Trois
Soeurs de Tchekhov. Grâce à Jean
Cassou, Jouve commence à fréquenter l'atelier de Baladine Klossowska ;
il fait ainsi la connaissance de ses enfants, Pierre Klossowski (né en 1905),
et Balthasard (plus tard Balthus, né en 1908), et de Rainer Maria
Rilke qui lui rend visite. Jouve va aussi aux concerts. Par
rapport à sa première vie (unanimiste, pacifiste et humaniste), Jouve a
complètement changé de milieu artistique et littéraire. |
||||||
La
vita nuova de Blanche
Reverchon Société
psychanalytique de Paris et littérature
|
En 1925, Blanche
Reverchon approfondit elle aussi sa vita nuova : elle commence une analyse
freudienne avec Eugénie
Sokolnicka, une des futures fondatrices de la Société Psychanalytique de Paris (SPP) :
"Le 4 novembre 1926, S.A.R. Madame la princesse Georges de Grèce, née Marie Bonaparte, Mme Eugénie Sokolnicka, le Pr. Hesnard, les Dr R. Allendy, A. Borel, R. Laforgue, R. Loewenstein, G. Parcheminey et Edouard Pichon ont fondé la Société psychanalytique de Paris." Eugénie Sokolnicka
fréquentait les salons littéraires proches de la NRF et André Gide la
met en scène dans Les Faux-Monnayeurs
sous le nom de
"Mme Sophronicka". Plus tard, Blanche fera son analyse didactique avec
Rudolph M. Loewenstein
(comme Jacques Lacan, Daniel Lagache, Sacha Nacht, Adrien Borel, Henry Codet, Georges
Parcheminey, Michel Cénac, John Leuba, Pierre Mâle), puis son analyse
de contôle
avec René Laforgue (qui a aussi analysé André Berge, Françoise Dolto,
Juliette Favez-Boutonier, Georges Mauco, Bernard Grasset, Alain Cuny, Ménie Grégoire). Citons aussi Adrien Borel
qui a analysé Georges Bataille, Pierre Klossowski, Michel Leiris et
Raymond Queneau. Parmi les analystes actifs en ce temps-là, notons le
nom de Fanny Lowstky (ou Lovtzki), la soeur du philosophe Léon
Chestov, qui a analysé Raymond Queneau. La SPP publie la Revue Française de Psychanalyse. Blanche Reverchon et Jouve seront amis de Jacques Lacan et Françoise Dolto. |
||||||
Divorce / Remariage |
Le divorce de Pierre et Andrée est prononcée le 21 mai 1925.
Le mariage de Pierre et
Blanche est célébré à la mairie du 14e arrondissement le 23 novembre
1925. |
||||||
Les mystérieuses noces (Stock) Paulina 1880 (Gallimard) (1925) |
En 1924, Jouve a travaillé aux
premiers poèmes des futures Noces.
Dès janvier 1925, Jouve travaille
à l'écriture de Paulina 1880
qui s'inspirerait d'une histoire survenue à une
tante de Blanche Reverchon. Les
mystérieuses noces paraissent
à une date indéterninée, sans doute au printemps de 1925
(mai ?). Cette plaquette (imprimée pour la librairie Stock, mais dont le
copyright est au nom de Jouve — compte d'auteur ?) est le vrai début de
la
nouvelle oeuvre de Jouve. Elle contient deux sections : "Songe" et
"Enfants mystérieux". C'est l'ami Jean Cassou qui en fait la recension
dans la NRF (septembre 1925). Jean Cassou est le gendre de S.
(Samuel ou Simon) Jankelevitch (père de Vladimir), médecin érudit, grand traducteur de
Freud dès 1921 ou 1922 pour Payot, maison helvetico-française. Fin octobre 1925, paraît chez
Gallimard son "premier roman" de la vita nuova, Paulina 1880.
Le roman est bien reçu par Romain Rolland et Rainer Maria Rilke
; celui-ci en conseille la lecture à Baladine Klossowska. La critique est aussi
élogieuse
(Jean Schlumberger, Benjamin Crémieux, Edmond Jaloux). Au prix Goncourt
(9 membres), le roman monte à 4 voix. C'est à un tour ultérieur que Raboliot
de Maurice Genevoix (auteur de récits remarqués sur la première
guerre mondiale, blessé de guerre) obtient les 5 voix nécessaires.
Avec de nombreux écrivains,
poètes et artistes progressistes, surréalistes, Jouve signe deux
"lettres ouvertes" publiées dans L'Humanité
adressées aux autorités roumaines
et au Président du conseil de
Hongrie. |
||||||
Cantique du Soleil selon Saint François traduit par Pierre Jean Jouve (NRF) Nouvelles Noces, avec un portrait par Joseph Sima (Gallimard) (1926) |
Jouve travaille au Monde
désert,
surtout à Dieulefit sans doute parce que les amies de Blanche
(Marguerite Soubeyran, Claire Bertrand et son mari, le peintre Willy
Eisenchitz) y vivent, et à Carona (près de Lugano, Suisse italienne) où Jouve passe souvent ses vacances. Jouve devient un "auteur NRF" : Jean Schlumberger écrit une
recension
sur Paulina. Jouve publie dans la revue de
Paulhan sa traduction du Cantique du
Soleil selon Saint François (juillet 1926), En août, Jouve fait
lire son Monde désert à Jean
Paulhan pour qu'il le transmette à Gaston Gallimard. Paulhan prévoit
que ce livre aura moins de succès que Paulina.
Jouve conçoit aussi Beau Regard,
cert hommage à "B.R". (Blanche Reverchon) qui remet en forme des poèmes
du Voyage sentimental
de 1922, en les faisant illustrer par Joseph Sima. En septembre 1926,
dans la collection de semi-luxe "Une oeuvre un portrait" paraît la
plaquette Nouvelles Noces
avec un portrait par Joseph Sima. A la place des "oeuvres du même
auteur", l'indication "vita nuova" apparaît pour la première fois, et
deux titres seulement sont cités : "Vita
nuova" - Mystérieuses Noces - Nouvelles Noces. Nouvelles Noces
contient quatre sections : "Des Déserts" (parallèle à Paulina, chapitre
84, selon Daniel Leuwers), "Sancta Teresa", "Humilis" (c'est déjà
une référence à Hölderlin, connu par Groethuysen) et sa traduction du
"Cantique du Soleil selon Saint François".
|
||||||
Joseph Sima Portrait constructiviste de Pierre Jean Jouve par Joseph Sima - 1925 (Source : Sima, par Frantisek Smejkal, 1988, Cercle d'art) |
Joseph Sima est un acteur essentiel de la vita nuova de Pierre Jean Jouve. Ce grand artiste tchèques est arrivé à Paris en 1921. Il fait le lien entre Paris et les artistes avant-gardistes de Russie et d'Europe centrale. Sima connaît rapidement la relieuse d'art Sylvie Germain dont il épouse la fille Nadine. Celle-ci était une amie de Blanche Reverchon. Sima fait la connaissance de Jouve en 1924. Des 1925, Sima dessine ou peint des portraits de Jouve, dont un portrait de style "constructiviste". Sima a travaillé avec le dadaïste Georges Ribemont-Dessaigne, connu juste avant Jouve. Il a illustré et traduit en tchèque L'Or de Blaise Cendrars. Comme Jouve, Sima était à la recherche des "racines mythiques du psychisme" (Frantisek Smejkal, p. 103). Sima sera aussi "l'artiste" du Grand Jeu, et certains spécialistes pensent que Sima a transmis au Grand Jeu des découvertes qu'il avait faites en travaillant avec Jouve. Est-ce à cause de cette collaboration avec Le Grand Jeu que Sima n'a jamais été reconnu par Breton et les surréalistes ?
Sima a illustré plusieurs livres de Jouve, dont Les Nouvelles Noces, Beau Regard, La Symphonie à Dieu, Kyrie et Le
Paradis perdu. Ce
dernier livre dans l'édition chez GLM en 1938 est un
des sommets du livre illustrés du XXe siècle. Sima est avec Jouve
à Carona (Suisse) quand il voit un orage (la "foudre en boule" ? 1927 ?) qui l'impressionne et qui marque profondément
son imaginaire.
|
||||||
Le Monde désert (Gallimard) 1927 |
Le Monde désert paraît
en janvier 1927. Ce roman nous ramène à la période de la première
guerre mondiale vécue par Jouve en Suisse. Il met en scène trois
figures essentielles, d'abord celle de Jacques de Todi, inspirée par la
figure de Jacques Lenoir, ami pacifiste, artiste et fils d'un pasteur
puritain de Genève, "homme généreux et digne de vivre", mais succombant
sous le poids de sa "constitution érotique invertie" (En miroir).
Ensuite Jouve se met lui-même en scène, mais au second plan, sous le
nom de "Luc Pascal", vu comme un "homme dur", porteur de "beaucoup de
désespoir". Ces deux hommes encadrent l'héroïne, Baladine ; cette femme
mystérieuse, "quelque peu fatale [entrevue] à l'époque", s'occupe de
Jacques de Todi et l'épouse ; elle a une liaison avec Luc. Cependant
elle n'empêche ni le suicide de Jacques, ni la folie de Luc. La
figure féminine porte le même prénom (rare) que Baladine
Klossowska, et en tant que "femme maternelle" s'occupant d'artistes perturbés,
elle a quelque chose en elle de Blanche Reverchon, mais elle reste bien
mystérieuse. Ce roman, très fort, laisse entendre que, derrière la vie
apparente des personnages, des forces souterraines (inconscientes) sont
en action. Ce roman, trop en avance et abordant des sujets délicats (la
pédophilie), ne pouvait pas être bien compris de son temps. Le
lecteur moderne s'y retrouve beaucoup mieux.
|
||||||
Rupture avec Romain Rolland Hommage à Rainer Maria Rilke « Trois Pièces » in Ecrits par A. Chamson, A. Malraux, J. Grenier ; H. Petit suivis de Trois Poèmes par P. J. Jouve, Les Cahiers verts (Grasset) Beau Regard, Conte illustré d'images par Joseph Sima, Au Sans Pareil (1927) Pierre Jean Jouve en 1927 ou 1933 par Roger Parry |
Jouve envoie Le Monde désert à Romain Rolland,
dont la figure est complètement absente d'un roman qui met en scène la
période où Jouve et Rolland étaient très liés (Jouve y crée le
personnage de "Siemens" qui s'inspire de l'ami peintre Edmond Bille).
Déjà Romain Rolland
n'avait pas répondu à un envoi de Nouvelles
Noces et Jouve avait mal réagi. Malade, Rolland tarde à
répondre à l'envoi du Monde désert.
Jouve
lui écrit une lettre très violente. Rolland répond avec beaucoup
d'humanité et il sait critiquer justement Jouve. Jouve en profite
pour rompre avec Rolland qui a de toute façon compris que cette rupture
était inévitable.
Dans cette histoire, Romain Rolland s'est comporté de façon très
estimable, et Jouve de façon insupportable (il a brûlé les lettres de
Romain
Rolland). Mais il était logique, et profitable pour son art, que
Jouve se livre à cette rupture brutale et injuste. Il est très probable que
Blanche a encouragé cette rupture. A partir de
cette période, Jouve n'aura plus de "maître à penser" (figure paternelle écrasante ?) qui soit un
écrivain vivant. Ses modèles ne seront plus ses comtemporains (Rémy de Gourmont, Jules
Romains, Romain Rolland), mais des écrivains du passé (Dante,
Hölderlin, Baudelaire, Nerval, Mallarmé, Rimbaud) et des musiciens
(Mozart, Monteverdi, Berg). Son vrai "maître à penser", c'est
Blanche, son épouse psychanalyste qui le conseillait mais qui n'était pas un écrivain. La parution des « Trois
Pièces
» (mars 1927) dans un volume collectif des Cahiers verts de Grasset est
l'occasion pour Jouve de commencer à fréquenter le directeur de la
collection, Daniel Halévy, important intellectuel et éditeur. L'un
des poèmes, "Calice" est un "Adieu à l'âme de Rainer Maria Rilke". Mort
en Suisse le 27 décembre 1926, Rilke n'allait pas être pour Jouve une
figure paternelle bien envahissante. Dernière oeuvre auto-fictive. En avril 1927, Jouve
publie Beau Regard, un "Conte
illustré d'images dessinées et gravées par J.[oseph] Sima",
plaquette de semi-luxe publiée au Sans Pareil (avril 1927). Jouve
y décele des épisodes intimes de sa vie amoureuse avec
Blanche Reverchon en 1921 à Salzbourg, à partir des textes du Voyage sentimental de
1922. Jouve ne le dira pas explicitement, mais ce sera une des oeuvres
qu'il reniera et ne rééditera pas de son vivant. En effet, Jouve ne
publiera plus de textes explicitement autobiographiques avant son
"Journal sans date" de 1954, En
miroir. Jouve continuera à projeter sa riche intériorité dans
ses textes, mais toujours sous des formes transposées.
En mai 1927, Pierre et Blanche font un important voyage à
Vienne. Jouve y trouve des décors pour son prochain roman, Hécate. Blanche rencontre Sigmund Freud qui
lui aurait conseillé de devenir
psychanalyste — Freud ne pouvait qu'encourager une médecin psychiâtre
française. Pendant l'été 1927, en Suisse, à Carona et dans le Tessin,
Jouve travaille à l'écriture de son roman Hécate. Il se plaint du peu d'écho
remporté par son roman Le Monde
désert. Ramon Fernandez en a fait une bonne
recension dans la NRF. Joseph Sima est en vacances en Suisse avec
Jouve et travaille à la conception du Paradis
perdu (un musée de Prague en possède 16 dessins). Jouve cherche un éditeur prêt à publier une édition de
grand luxe de ce livre avec des gravures de Sima. En
décembre 1927, Paulhan parle de Gabriel Bounoure comme auteur potentiel
d'articles sur Jouve. Celui-ci ne connaît pas encore le grand critique
qui va devenir un ami très cher. |
||||||
1928 |
|||||||
Le 15 février 1928, paraît Noces au Sans Pareil. Jouve y regroupe les poèmes de Mystérieuses Noces, des Nouvelles Noces et d'autres poèmes inédits (avec quelques retouches). En postface, il y a le célèbre reniement par Jouve de sa première oeuvre, nous citons intégralement ce texte fondamental. |
|||||||
Noces Au Sans Pareil (15 février 1928) La page sur Les Noces de l'encyclopédie Wikipédia |
Cet ouvrage porte l’épigraphe "Vita Nuova" parce qu’il témoigne d’une conversion à l’Idée religieuse la plus inconnue, la plus haute et la plus humble et tremblante, celle que nous pouvons à peine concevoir en ce temps-ci, mais hors laquelle notre vie n’a point d’existence. |
||||||
Conversion ou Révélation ? |
Jouve a réédité cette
postface en 1950 dans Commentaires, et l'a reprise, sauf le passage
entre crochets (remplacé par des points de suspensions) dans En miroir (1954) et c'est souvent cette forme
corrigée qui est citée. Dans En
miroir, Jouve proteste contre une interprétation fausse du mot
"conversion". Aussi nous donnons ici sa correction : la page (en anglais) sur Pierre-Jean
[sic] Jouve de l'Encyclopaedia Brittannica
contient deux célèbres erreurs : l'orthographe du prénom avec le
trait d'union, et l'énoncé de la conversion de Jouve «to Roman
Catholicism» en 1924. Dans En miroir,
1954, Jouve a écrit : « Mais il était inévitable que "conversion" fût interprété abusivement. C'est ce qui a fait dire à des commentateurs anglais que je m'y suis converti en 1924. Élevé dans la religion catholique, je n'avais aucune conversion à faire pour y demeurer ». Dans En
miroir, Jouve marquera que le mot "conversion" comptait moins
que le
mot "révélation", et que cette conversion le tournait vers des
"valeurs spirituelles", valeurs dont il reconnaissait "l'essence
chrétienne". En effet, Jouve, est toujours à la recherche des mots pour le dire.
Il ne les avaient pas trouvés chez les symbolisme de la fin du XIXe
siècle, ni dans le néo-classicisme, ni dans l'Unanimisme, ni dans sa période "humanisme" (art
social et pacifisme). Il a
trouvé ces mots chez les écrivains mystiques chrétiens (en
particulier chez les stigmatisés), chez les grand poètes symbolistes
(Baudelaire, en tout premier) et chez Sigmund Freud. Son but ultime
sera d’obtenir : « une langue de poésie qui se justifie entièrement comme chant ». Ainsi, les commentateurs (comme Albert Béguin) ont toujours montré que Jouve mettait la poésie et son art au dessus de la démarche mystique. Ajoutons que Jouve met aussi l'art et la poésie au dessus de la psychanalyse, comme on le lira plus tard, dans l' "Avant propos dialectique" de Sueur de Sang (1933), où Jouve fait à la fois l'éloge de Freud et de sa découverte de l'inconscient, tout en énonçant que, des abîmes de l'inconscient, les grands poètes ("Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, enfin Baudelaire"), en avaient eu l'intution bien auparavant. |
||||||
Cette rupture de Jouve avec son
"premier
ouvrage", donc avec sa première femme et ses premiers compagnons, et
ses premières esthétiques (unanimisme, pacifisme) s'est faite
sous l'influence de Blanche Reverchon, épouse et psychanalyste. Grâce à
elle, depuis 1925, il
écrit quelques uns des plus haut chefs-d'oeuvres de son temps, poèmes et romans. |
|||||||
Jean-Paul
Louis-Lambert |
|||||||
Les
Biographies de références de Pierre Jean Jouve Par Daniel Leuwers, sur le Site de la Revue Europe (Novembre-décembre 204) Jouve revisité. |
|
||||||
Autres sources biographiques | |||||||
Ce parcours biographique |
|
||||||
Haut de la Page | |||||||
Retour à la Page d'Accueil du Site |
Site Pierre Jean Jouve Sous
la Responsabilité de Béatrice Bonhomme et Jean-Paul Louis-Lambert
Pages réalisées par Jean-Paul Louis-Lambert Dernières mises à jour : 11 novembre 2012 Précédente mise à jour : 22 novembre 2011 Première édition : 7 mars 2011 |