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Site Pierre Jean Jouve


Pierre Jean Jouve
(Arras, 1887 - Paris, 1976)

Un parcours biographique

par Jean-Paul Louis-Lambert et Béatrice Bonhomme

Un panorama

1938-1948 La Catastrophe européenne

• 1887-1920 - Première vie  
• 1921-1928 -
Crise - Ruptures - Vita nuova 
• 1925-1938 - Les Années prodigieuses
• 1938-1948 - La Catastrophe européenne - Cette page

Jouve a été un important écrivain de la résistance intellectuelle française, reconnu comme tel par les jeunes écrivains de son temps. Sa poésie du temps de guerre retrouve le ton véhément de ses jeunes années, mais cette fois-ci ce n'est pas le pacifisme qui l'inspire, c'est l'opposition au nazisme et à la révolution nationale du régime de Vichy. Jouve était sincèrement persuadé que sa poésie apocalyptique était une arme effective contre les ennemis de l'esprit et de la liberté. 

Depuis 1935, Jouve n'écrit plus de roman, mais son oeuvre en prose reste considérable. Il met son "oreille" au service de la lecture de ses grands aînés (Baudelaire, surtout) et des musiciens : Bartok, Alban Berg et surtout Mozart qu'il a beaucoup entendu au Festival de Salzbourg, et ce sont probablement ses chroniques "In Memoriam Salzburg" et "Le dernier concert de la paix" qui ont exprimés le plus ouvertement son opposition à l'hitlérisme en montrant les dégâts opérés par l'Anschluss et la nazification de l'Autriche, et cela dès 1938. Il publiera en temps de guerre deux grands essais novateurs : Le Tombeau de Baudelaire et Le Don Juan de Mozart (tous deux en 1942) où il met en oeuvre sa connaissance intime du fonctionnement des inconscients créateurs des artistes.

Ses poèmes de Kyrie de 1938 montrent une évolution : sa thématique intime sur les relations de l'amour et de la mort ("E. V. dans le tombeau") s'élargissent au cadre européen ("Les Quatre cavaliers") où montent les périls qu'il aborde avec le vocabulaire de l'Apocalypse. En 1939, son "Ode au Peuple" —reprise dans le triptyque "A la France 1939" par la NRF de Paulhan en février 1940 — est un  appel à prendre les armes contre le nazisme. Ses poèmes plus privés (deuil de sa mère morte en 1938), Résurrection des morts (1939), font la synthèse de ses  inspirations. 

Jouve et Blanche participent à l'Exode de juin 1940. Jouve entend l'appel du 18 juin du général De Gaulle. Le couple passe par Dieulefit, puis attend dans le sud de la France le visa pour la Suisse. Jouve arrive à Genève en juillet 1941 : il sera alors un écrivain exilé ne publiant plus de livre en France, réservant la première édition publique de Gloire (1942) aux éditions Charlot à Alger, et tous ses autres livres, essais critiques et poésie, à des éditeurs suisse engagés dans la défense de la grande culture française face à la barbarie nazie et à la honte de la révolution nationale de Pétain. Il publie ainsi Porche à la Nuit des Saints (1941) et Défense et Illustration (1943) à Ides et Calendes, Les Témoins (1943) à La Baconnière (Neuchâtel), mais c'est avec Walter Egloff et les éditions LUF (Fribourg) qu'il a la plus féconde collaboration : Vers majeurs (1942), La Vierge de Paris (1944), Gloire 1940 (1944), et des essais (sur Baudelaire, sur Danton : "La Révolution comme sacrifice"). A la fin de la guerre, Jouve est considéré comme un "témoin" qui a laissé pressentir la catastrophe et son prestige est réel.

Après guerre, Jouve pense pouvoir publier ses oeuvres à la L.U.F. transplantée à Paris. Il y publie l'ensemble de ses poèmes du temps de la guerre dans un gros volume collectif, La Vierge de Paris (1946) et ses nouveausx poèmes, Hymne (1947). Il commence la réédition de ses romans : Aventure de Catherine Crachat (Hécate et Vagadu) et Histoires sanglantes (comprenant aussi La Scène capitale). Mais face au retour des grandes maisons d'édition, les petites maisons périclitent. Jouve s'est brouillé avec la maison Gallimard. Une traversée du désert commence ; elle durera jusqu'en 1953. 

La Catastrophe européenne

Essai de chronologie

Défense et Illustration - Le Don Juan de Mozart - La Vierge de Paris


Jusqu'en 1938 - 1940

Quelques brefs préliminaires - Une guerre annoncée

Jouve et la menace sur l'Europe

Jusqu'en 1938, les prémisse de la catastrophe européenne

Jouve en Italie, en Autriche, en Espagne

Comme bien des "écrivains de la Résistance", Pierre Jean Jouve a eu conscience très tôt des menaces fascistes, nazies et franquistes. Dans son histoire personnelle, sa prise de conscience a pu être facilitée par sa fréquentation des pays bientôt en proie aux violences pratiquées par les milices armées des futurs dictateurs. 

En Italie, dès 1919, des mouvements préfascistes ont été animés par des écrivains  (Gabrielle d'Annunzio), et des artistes (les futuristes Mario Carli, Marinetti, Giuseppe Bottai). Le mouvement de Mussolini naît en 1919 et ses forces paramilitaires agissent par la force dans tout le pays. En 1920-1921, Jouve et sa femme, Andrée, résident près de Florence où ils sont témoins des violences fascistes. 

En Allemagne, les partis prénazis apparaîssent en 1919, et le parti nazi naît en 1920. Après les troubles animés par Hitler, celui-ci est incarcéré en 1923-1924. Après sa libération, le parti est organise et se développe lentement. C'est la crise de 1929 entraînant la faillite du système bancaire allemand. Le parti nazi recrute parmi les millions de chômeurs et mène des actions armées et de propagande. A partir de 1929, apparaissent les agitations antisémites et la condamnantion des "arts dégénérés".  Les élections de novembre 1932 voient la victoire du parti nazi, et Hitler devient chancelier en janvier 1933. Tout de suite sont créés la Gestapo et le premier camp de concentration (Dachau). Le parti nazi devient parti unique, et Hitler élimine tous ses opposants. En 1934, c'est la fin de la république de Weimar et la naissance du 3e Reich. En 1935, Hitler lance le réarmement de l'Allemagne. Jouve connaît l'Allemagne depuis l'été 1922, pendant lequel il avait été faire des conférences. 

Le 13 mars 1938, c'est l'Anschluss : l'Autriche est annexée. Jouve connaissait Salzbourg et son festival depuis 1921, année où il avait été invité par Stefan Zweig. Jusqu'en 1937, Jouve  assistait au festival et il était devenu l'ami de Bruno Walter ; il connaît aussi Arturo Toscanini. La nazification de l'Autriche après l'Anschluss l'a beaucoup marqué. 

En Espagne, la guerre civile commence officiellement en juillet 1936, mais en avril 1936, lors de la création du Concerto à la mémoire d'un ange d'Alban Berg à Barcelone, Jouve avait déjà entendu les canons tonner au loin. 

La guerre en Europe
1939

Les 29-30 septembre 1938, c'est la signature des accords de Munich (Edouard Daladier représente la France) qui sacrifient la Tchécoslovaquie aux appétits allemands ; en mars 1939, l'Allemagne occupe ce pays et en mai, c'est le pacte avec l'Italie. Le pacte germano-soviétique est signé le 23 août. La 2nde guerre mondiale débute le 1er septembre 1939 avec l'invasion de la Pologne (les soviétiques les rejoignent le 17 septembre). En octobre commencent les déportations de Juifs d'Europe centrale. La mobilisation générale est décrétée en France le 1er septembre. Le 29 novembre l'Espagne s'allie à l'Allemagne. 

La guerre en France
1940

Du 3 septembre 1939 au 10 mai 1940, c'est la Drôle de Guerre. Le gouvernement Daladier démissionne en mars 1940, et Paul Reynaud dirige le nouveau gouvernement. En mai, l'armée allemande pénètre en France par les Ardennes. Paul Reynaud va chercher le vieux maréchal Pétain. Après la bataille de Dunkerque, l'armée allemande se dirige vers le sud. Paris est occupé le 14 juin 1940. Paul Reynaud démissionne, Pétain est nommé chef de l'état le 16. Le général de Gaulle (conseiller militaire de Paul Reynaud) rejoint Londres. Le 18 juin, De Gaulle lance son appel. Le 27 il crée la France Libre.

Les Jouve quittent Paris le 12 juin. Pierre entend l'appel de De Gaulle et il écrit pour adhérer à la France Libre. 



1938-1941

Musique et annonce de Apocalypse

L'Exode



Le 1er mars 1938, Jouve fait part à Paulhan de la mort de sa mère

1938

Jouve et Sima - Kyrie - GLM - 1938
Kyrie

(plaquette, lettrines de Joseph Sima, typographie de GLM)




(recueil, Gallimard)

En avril 1938, Jouve publie Kyrie, une plaquette de luxe chez GLM, illustrée de lettrines par Joseph Sima, et magnifiquement mis en page et typographiée par l'éditeur-imprimeur Guy Levis Mano. 

Jouve passe l'été à Sils, en Engadine (Suisse) où il met au propre les poèmes écrits au printemps qui font suite à Kyrie et qui vont bientôt paraître.

Un jeune et futur poète, Pierre Emmanuel, découvre Sueur de Sang par hasard. Il écrit des poèmes qu'il envoie à Jouve. Celui-ci le fait retravailler jusqu'à ce qu'il écrive un premier vrai poème réussi, "Christ au Tombeau". Dans son collège Saint-Martin de Pontoise où il est professeur de mathématiques, Pierre Emmanuel fait découvrir la poésie de Jouve à un petit nombre d'élèves, dont Jean-Claude Renard. Le 12 décembre, Pierre Emmanuel épouse Jeanne Crépy. Le couple fréquente régulièrement les Jouve. 

Le 20 décembre 1938, paraît chez Gallimard le recueil collectif Kyrie, qui reprend la plaquette chez GLM comme première section, complétée par deux autres sections : Les Quatre cavaliers et Nul n'en était témoin

Kyrie est une oeuvre poétique de transition : Jouve y poursuit son exploration des images et des figures mythiques qui hantent son inconscient, mais sa vision de la "pulsion de mort" exposée en 1933 dans l'avant-propos "Inconscient, Spiritualité et Catastrophe" de Sueur de Sang, s'élargit explicitement à la catastrophe européenne.

Dans la première section, un poème comme "E. V. dans le tombeau" chante la femme aimée-déjà-morte ("Lisbé" des poèmes d'Hélène de 1936) : 

    Tu dors
    Jamais plus nue jamais plus pâle jamais plus belle 

Tandis que le poème "A la France" anticipe sur ces futurs poèmes résistants : Jouve y chante la patrie en danger en réconciliant les deux visions opposées de son Histoire : le rappel de la France unie autour de la religion catholique au Moyen-Âge :

    J'ai vu les abbayes tranchées dans la campagne

et le rappel de la Révolution française:

    D'une lourde d'une légère guillotine   
    Elle détruit ses statues par la tête
   
    Et de son vaste sol elle arrache les croix.

Ces différentes thématiques sont étroitement imbriquées dans la section "Les Quatre cavaliers", où le ton véhément, les images et le vocabulaire de l'Apocalypse sont utilisées pour une évocation de la violence hitlérienne : 

    Les casquettes funèbres ont saisi ce monde   
    Ils écrasent les vaincus dans les maisons (...)
   
    Quand l'anté-Christ a casquette noire à visière

qui est mélée au rappel de la destinée tragique de Lisbé

    Dans les pas de la ville un fantôme très grand   
    (...) Cache la maladie mortelle sous ses robes.

1937-1938

Chroniques musicales
Berg, Salzbourg, Mozart, Bartok  (NRF)

 De 1937 à 1939, Jouve publie plusieurs chroniques musicales très importantes dans la NRF. Nous avons déjà parlé de sa chronique sur le concerto de violon d'Alban Berg (janvier 1937). Jouve assiste au festival de Salzbourg très régulièrement de 1921 à 1937, et il y fréquente deux grands chefs d'orchestres : Bruno Walter (admiré depuis 1925, et référence pour Don Giovanni) et Arturo Toscanini (à partir de 1934, sa référence pour Fidélio). En novembre 1937, Jouve publie "Grandeur actuelle de Mozart" et en juillet 1938 (dans un numéro comportant un dossier improtant sur le "Collège de Sociologie" de Bataille), il publie "La Musique et l'état mystique" sur un musicien qui est venu un soir jouer du piano chez lui : Bela Bartok

En août 1938, Jouve publie "In Memoriam Salzbourg" où il exprime son amertume devant la nazification de l'Autriche et de son festival tant aimé. Il y exprime son admiration pour Arturo Toscanini et Bruno Walter, victime de la "monstrueuse doctrine raciste" et "symbole de ce qui a été abattu et qui reste". Fin 1938, Jouve proteste contre la publication dans l'Allemagne nazifiée d'une traduction de son article "Grandeur actuelle de Mozart" : il ne supporte pas l'idée que la propagande nazie puisse utiliser ses écrits. 

Jouve travaille sur la partition du Don Juan de Mozart avec l'aide d'un ami musicien, Fernand Drogoul (un élève de Vincent d'Indy) qui est l'époux de Thérèse Aubray, poète, amie et mécène des Cahiers du Sud de Jean Ballard. 

Musique et anti-nazisme

1939

Jouve - Ode au Peuple - GLM - 1939

Ode au Peuple
Résurrection des morts
Gloses de Sainte Thérèse d'Avila

(GLM)

"Le dernier concert de la paix"
(NRF)

Datée "Mars 1939", une plaquette paraît chez GLM : Jouve l'a initulée Ode au Peuple, et le texte n'occupe que 2 pages, surplombant une citation de l'Apocalypse : c'est un appel à la lutte armée contre Hitler :

                                Dieu souffre
La face humaine est offensée

Par le gorille à la casquette noire
Dieu souffre et la face humaine est offensée

La bête de la mer est la bête de fer

Hitlérienne ! et le chiffre 666 à son front

Elle avance contre vos cœurs !
A Dieu, aux armes !

Ce poème "engagé" sera cité par la jeune génération désireuse de réagir contre le nazisme. Seul le poète-critique des Cahiers du Sud, Jean Tortel, réagit de façon très critique, ce qui déclenche une vive réaction de Jouve (importante correspondance de protestation avec Paulhan qui rééditera l'Ode au Peuple dans sa revue) qui se console avec une belle lettre de Max Jacob :"Monsieur et ami, votre art est un miracle de concentration."  

En juin, toujours chez GLM, Jouve publie la plaquette Résurrection des morts, joliment typographiée par Guy Levis Mano. Ces visions apocalyptiques auraient été inspirées à Jouve par la mort de sa mère. Puis en juin 1939, toujours chez GLM, il publie les Gloses de Sainte Thérèse d'Avila qu'il a traduites en collaboration avec Rolland-Simon.

Eté 1939 : Jouve et Blanche sont à Lucerne (Suisse) où Toscanini et Bruno Walter ont créé un nouveau festival, pour succéder au festival de Salzbourg nazifié. Il rentre par Grasse où il commence en automne la composition du futur Gloire. En décembre 1939, Jouve publie dans la NRF la chronique "Le dernier concert de la paix" où il raconte cet événement magnifique et bouleversant. Jouve y conte comment Bruno Walter qui devait diriger un concert Mozart-Mahler, est retourné près des siens : Walter a appris la mort de sa fille tué par son mari qui s'est suicidé ensuite, désespéré par les évènements politiques. Toscanini prend alors la baguette pour diriger un concert Beethoven. Une scène est mémorable : Jouve décrit Toscanini engueulant avec rage 

"M. Wilhelm Furtwaengler (...), fourier artitique de Hitler, (... qui) avait dirigé la Neuvième Symphonie et avait été salué à l'hitlérienne par un public spécial".

D'octobre à décembre 1939, les Jouve sont à Grasse, puis ils rentrent à Paris. 

L'Exode vers Dieulefit

1940-1941

"A la France 1939" (NRF)
NRF - Fevrier 1940
(NRF, février 1940 : Jouve, Benda, Armand, Chamson, Suarès, Aragon et Drieu La Rochelle)

Gloire (hors-commerce)

Poèmes : "Des Catacombes", "La Chute du Ciel"
(Revue Fontaine)


René Micha
L'Œuvre de Pierre Jean Jouve
(Les Cahiers du Journal des Poètes, janvier 1940)

En février 1940, la NRF de Paulhan publie  "avec solennité, c'est-à-dire en tête de la revue", le triptyque A la France 1939, qui regroupe trois parties : le poème "A la France" déjà publié dans Kyrie (1938), "L'Ode au peuple" de 1939, et une troisième section : "1939". C'est façon pour Paulhan de montrer publiquement sa position politique : s'opposer aux invasions hitlériennes. Ce poème prémonitoire, largement écrit et publié avant la guerre, est un des poèmes clefs de la résistance intellectuel française. Ainsi, dans le numéro de mai 1940, la revue Fontaine, dirigée à Alger par Max-Pol Fouchet, haut lieu de la poésie en guerre contre le nazisme et le régime pétainiste, publie un poème de Pierre Emmanuel intitulé « Camp de concentration ». Son exergue vient de l'Ode au Peuple : « Dieu souffre et la face humaine est offensée / Pierre Jean Jouve. À la France, 1939 ». Ce poème définit l'image de Jouve pendant la guerre ; il est perçu comme un « prophète » ayant annoncé la catastrophe. Ainsi, dans leur anthologie de 1947 (La Patrie se fait tous les jours, Texte français 1939-1945, Editions de Minuit), Jean Paulhan et Dominique Aury (qu'on ne présente pas) écriront : « Ses poèmes Kyrie, Résurrection des Morts et A la France ont laissé pressentir la catastrophe »

En mars 1940, Jouve publie "comme manuscrit" (donc à compte d'auteur ?) une plaquette hors-commerce intitulée Gloire, par antiphrase (car la France n'est guère glorieuse en ces temps-là), et qui est un titre qu'il reprendra plusieurs fois. Ce recueil collectif reprend le contenu de la plaquette "Résurrection des Morts", le poème "A la France" publié par la NRF, et deux nouvelles sections : "La Chute du Ciel" et "Tancrède", inspiré par "Combat de Tancrère et Clorinde" de Monteverdi d'après Le Tasse. Jouve écrit des "notes de guerre", intitulées "Cahiers de Tirs", confiées à des amis (comme Jean Paulhan) et aujourd'hui perdues. 

Juin 1940, l'armée allemande occupe Paris. Le 12, Pierre Jean Jouve, Blanche et le jeune couple d'amis Pierre Emmanuel et son épouse quittent Paris en compagnie de Maud Burt et deux autres personnes. Deux patients de Blanche, Isabel Neilson-Ryan et Desmond Ryan, conduisent deux voitures . Le couple Pierre et Blanche (et Blanche tout particulièrement, semble-t-il) ne supporte pas l'idée de voir des uniformes allemands dans Paris. Isabel Ryan nous a raconté cet épisode.  Le 12 juin, les deux voitures partent à 5 h du matin. Non sans difficultés, ils rejoignent dans la région de Clermont-Ferrand le château de René Bonnefoy, écrivain et journaliste, sur le conseil d'un ami, le poète Raymond Datheil (un proche de Max Jacob et de Cassou). Pierre et Blanche n'avaient pas conscience que Bonnefoy était en même temps directeur d'un des journaux de Pierre Laval, et qu'il serait plus tard jugé par contumace comme collaborateur — bien plus tard, Bonnefoy fera une carrière de romancier populaire, sous divers pseudonymes, B.R. Bruss, Roger Blondel. Le séjour chez Bonnefoy est vite insupportable, et les Jouve repartent, d'abord vers Avignon. 

Jouve a entendu le célèbre appel du 18 juin, et Jouve envoie un télégramme pour soutenir De Gaulle. Jouve sera membre de la France Libre.

Le 13 juin 1940, Fernand Drogoul, l'ami musicien qui avait aidé Jouve à déchiffrer la partition du Don Juan de Mozart, est tué par une bombe près de Chartre. Il laisse une veuve, Thérèse Aubray, un fils et des amis déchirés, en particulier aux Cahiers du Sud. A cette occasion, Jouve se réconcilie avec cette revue. 

Les 18 et 27 mai, Jouve écrit à Jean Paulhan pour lui confier des manuscrits, dont des « Notes de guerre » qui ne doivent pas être publiés de son vivant. Ces notes ne seront pas retrouvées.

En juillet-août 1940, Max-Pol Fouchet écrit son célèbre éditorial dans la revue Fontaine : « Nous ne sommes pas vaincus » qui va toucher de nombreux esprits libres en France. Citations : « Notre époque, sachons-le, sera celle de Bergson, de Valéry, de Claudel, de Gide, de nombreux autres. (…) Sommes-nous assez conscient de nos poètes ? Savons-nous assez qu’à la suite d’Apollinaire et de Péguy, autour de Claudel, de Supervielle, de Jouve, d’Eluard, de Cocteau, de Max Jacob, de Valéry, de Montherlant, pour ne citer que ceux-là, se déploie, animée de la plus haute conscience, une admirable poésie ? » La revue Fontaine publie des poèmes de Jouve (comme "Des Catacombes") et le poème de Pierre Emmanuel qui s'intitule "A Pierre Jean Jouve". 

Les Jouve vont à Dieulefit où ils restent de juillet à septembre ou novembre, chez Marguerite Soubeyran, à l'école de Beauvallon. Pendant cette période, Jouve réécrit son livre sur le Don Juan de Mozart et écrit Porche à la Nuit des Saints. C'est à Dieulefit que Jouve retrouve René Micha, critique et poète belge, qui avait déjà publié sur Jouve, en janvier 1940, L'Œuvre de Pierre Jean Jouve à Bruxelles et qui publiera La Scène capitale de Jouve en 1942. C'est peut-être à cette occasion que Jouve a pu lui remettre le manuscrit du texte "secret" Les Beaux masques qui restera inédit jusqu'en 1987. Pierre Emmanuel et sa femmes resteront à Dieulefit toute la guerre, professeurs à l'école de la Roseraie, créée par Pol et Madeleine Arcens, des amis de Blanche Reverchon et de Marguerite Soubeyran. Les amis anglais des Jouve rentrent en Angleterre. Puis les Jouve quittent Dieulefit pour Cannes. 

A Cannes Jouve continue à travailler sur son essai sur Mozart et commence celui sur Baudelaire. Les Jouve veulent aller en Suisse, mais les démarches pour obtenir des visas sont longues : Blanche n'a plus de famille en Suisse, et ce sont des amis, sans doute l'éditeur Mermod et l'écrivain Ramuz, ou Léopold Boissier, le frère de Gabrielle Boissier, une amie suisse de Blanche, qui aident le couple. Les Jouve arrivent à Genève en juillet 1941. A partir de novembre, ils habitent un petit appartement rue du Cloître, près de la cathédrale St.-Pierre, qui leur a été prêtée par Gabrielle Boissier. Commencent "quatre années, qui appartiennent au labeur et à la pauvreté" (René Micha). Pendant la guerre, Jouve ne publie plus de livre en France. Sa correspondance avec ses éditeurs montrent que Pierre et Blanche ont beaucoup de mal pour faire renouveler les visas qui leur permettent de rester en Suisse.



1941-1945

En Suisse

Défense et Illustration

Jouve en Suisse

L.U.F.
Ides et Calendes
Cahiers du Rhône

Commence alors une période qui va être longue et fructueuse de collaboration avec des éditeurs suisses et algérois. Jouve ne publie plus de livres en France. Il travaillera surtout en Suisse avec Walter Egloff qui anime une maison d'édition la Librairie Universitaire de Fribourg, dont le sigle est L.U.F.. Cette collaboration ne sera pas exclusive. Jouve publiera encore aux Editions Ides et Calendes (fondées en 1941 par Fred Uhler, avocat à Neuchâtel) et à La Baconnière, en particulier dans les Cahiers du Rhône animés par  Albert Béguin. Hors Europe, Jouve publie à Alger, chez Fontaine/Charlot. Toutes ces maisons d'éditions défendent la liberté d'expression de la culture française en un temps où celle-ci est muselée en France. Mais il ne faut pas oublier que la Suisse est entourée par des pays occupés par les armées allemandes et qu'elle surveille de très près son obligation de neutralité. Enfin, les livres en français publiés en Suisse avaient pour but d'être vendus en France : s'accumulaient les difficultés liées aux communications avec des pays en guerre et occupés, et l'existence d'une censure très active à Berne et aux frontières.

1941-1942
Premières publications hors de France

1941

Porche à la Nuit des Saints
(Ides et Calendes, Neuchâtel)

1942

Gloire
(Fontaine/Charlot, Alger)

Tombeau de Baudelaire
(La Baconnière, Neuchâtel)

Fontaine - De la Poésie comme exercice spirituel - Mars-avril 1942  - Réédition 1978
De la Poésie comme exercice spirituel (Fontaine, Alger, mars-avril 1942 ; rééd. Le Cherche-Midi, 1978)

Décembre 1941 : le premier livre de Jouve publié en Suisse est Porche à la Nuit des Saints, aux éditions Ides et Calendes (Neuchâtel), avec une préface de Marcel Raymond, le grand critique suisse, célèbre pour son ouvrage de référence, De Baudelaire au Surréalisme (où des paragraphes sont consacrés à Jouve). Le livre a deux grandes parties : "Porche" et "Nuit des Saints". Jouve développe ici sa quête du "nada" et du "todo", de l'obscurité et de la lumière, tels qu'il les a découverts chez les grands mystiques espagnols, Jean de la Croix, tout particulièrement. 

En janvier 1942, la collection de la revue Fontaine, dirigée par Max-Pol Foucher, chez l'éditeur Charlot (Alger), publie la première édition publique de Gloire, qui reprend avec des modifications l'édition hors-commerce de 1940. Il y a quatre parties : "La Chute du Ciel", "Tancrède", Catacombes" et "Résurrection des Morts". "Catacombes" est dédié à la mémoire de l'ami musicien, Fernand Drogoul.

En Mars 1942, paraît à La Baconnière (Neuchâtel, Suisse), où Albert Béguin est actif, la première édition de la 1ère version du Tombeau de Baudelaire, dédicacé à Marcel Raymond.►
Jouve - 1942 - Tombeau de Baudelaire - A La Baconnière

◄En mars-avril 1942, à Alger, la revue Fontaine publie un numéro spécial très important, réédité ultérieurement :  De la Poésie comme exercice spirituel où Jouve est doublement présent : dans un article de Rolland-Simon : "Spiritualité de Pierre Jean Jouve" et par la première publication du cycle de poèmes "Marial". 

En juin 1942, c'est Albert Béguin qui magnifie "Quatre de nos poètes" : il s'agit de Pierre Jean Jouve, Pierre Emmanuel, Jules Supervielle et Louis Aragon dont il publie des recueils dans sa collection Les Cahiers du Rhône (Neuchâtel). Le même numéro de Fontaine ► publie le très célèbre poème "Une seule pensée", c'est à dire Liberté, de Paul Eluard (initialement publié par les jeunes surréalistes parisiens de La Main à Plume), que Béguin rééditera également dans Poésie et Vérité 1942.

Fontaine N° 22 - 1942

1942-1943

Débuts de la Collaboration avec la L.U.F. (Fribourg)

Jouve - Don Juan de Mozart - LUF 1942
Le Don Juan de Mozart
(1942)

Le Paradis perdu
(1942)

Vers majeurs
(1942)

Le Bois des Pauvres
(1943)

Jouve initie sa longue collaboration avec Walter Egloff en publiant à la L.U.F. (mai 1942) sa célèbre étude : Le Don Juan de Mozart qui est dédicacé à Fernand Drogoul, le musicien avec qui il avait étudié le Don Juan de Mozart. Ce livre servira à Olivier Messiaen quand il étudiera l'opéra de Mozart dans sa célèbre classe d'analyse. 

En septembre 1942 la L.U.F. publie (3e édition) Le Paradis perdu, toujours dédicacé à Jean Paulhan. Jouve en a retiré la préface "La Faute" de la 2e édition de 1938. 

En décembre 1942, c'est la plaquette de poèmes Vers majeurs qui est publiée par la L.U.F.. Elle contient trois sections : "Vers majeurs", "Innominata", "Treizième". Elle sera plus tard regroupée dans le volume collectif Vierge de Paris de 1946. Le dernier poème du recueil est un des grands poèmes de la Résistance, puisque "A une soie" est un éloge du drapeau français, mais un éloge paradoxal, car il faut deviner que dans ce poème (largement inspiré par la technique poétique créée par Mallarmé dans ses "Sonnets"), les " trois cruautés agrandies" font référence aux trois couleurs du drapeau français et à la tradition révolutionnaire de 1789 bafouée par la "révolution nationale" du régime de Vichy :

Je te revois tendue et sans vent dans les ombres
Propice et large soie étalée sans un pli

Tendre comme un discours de musique profonde

Et suave de trois cruautés agrandies.

Le 30 avril 1943, paraît à la L.U.F. une belle plaquette contenant un seul poème, Le Bois des Pauvres, qui est un des poèmes les plus connus de Jouve en tant que "poète de la Résistance". Jouve ne cède pas à la "poésie de l'évènement" : il y célèbre la nostalgie du territoire français qu'il a quitté le temps d'un long exil en Suisse marqué par un dur travail. Le poème est dédicacé « Aux Poètes / Louis Aragon / Paul Eluard / Pierre Emmanuel / Jules Supervielle », On y reconnaît la liste des poètes célébrés (et édités) par Albert Béguin, Jouve ayant substitué à son nom celui de Paul Eluard (également présent dans le même numéro de Fontaine de Juin 1942). Jouve rééditera intégralement "Le Bois des Pauvres" dans En miroir

Elancé de Larchant l'oiseau tirait son vol
Il se posait bientôt, c'était le bois des Pauvres
(...)
Je me souviens et je hurle de souvenir !

Des routes des banlieues après l'appartement

Dans le mystère et attendant le coup du mort !

Jouve et les écrivains suisses
Une riche galaxie

1942-1943-1944

la revue Lettres de Pierre (et Pierrette) Courthion

Revue Lettres - Octobre 1943
Revue Lettres 5
Octobre 1943
Numéro spécial Pierre Jean Jouve
Sommaire :
"Quatre textes" de PJJ
"Le Progrès d'une Œuvre" par Georges Haldas
"Paradis Perdus" par Louis Parrot

Sur Jouve, la Revue Lettres et la Suisse, on consultera l'article de Florence Bays sur le Site Persée 

En Janvier 1943, paraît le premier numéro de la revue Lettres dirigée par l'écrivain et critique d'art Pierre Courthion, et sa femme Pierrette, et dont Jouve est le centre : par sa notoriété il permet de trouver des financements et des auteurs. Au comité de rédaction siègent Pierre Courthion, Jean Starobinski, Pierre Jean Jouve, Jean de Salis, puis Marcel Raymond et Georges Haldas. Les rédacteurs sont en relation avec des acteurs : de l'édition suisse comme François Lachenal (diplomate ayant accès à la "valise diplomatique", co-fondateur de la revue Traits et fondateur des éditions des Trois Collines) ou René Bovard (directeur de la Suisse contemporaine) ; de l'édition française comme Pierre Seghers (Poésie, sa revue résistante est éditée à Villeneuve-lès-Avignon), Guy Lévis Mano (poète et éditeur, ami de Jouve, un temps prisonnier) ; ou de l'édition dans les territoires français : Jean  Amrouche (qui créera la revue L'Arche) et Max-Pol Fouchet, tous deux à Alger et collaborateurs de l'éditeur Edmond Charlot (qui a publié les premiers livres de Camus). La première année de Lettres voit paraître des textes importants de Jouve, comme le poème "A une soie".

Certainement pour des raisons personnelles (brouille avec le couple Pierre et Pierrette Courthion) Jouve quitte le comité de rédaction de Lettres dès mars 1944. Les ruptures sont fréquentes chez Jouve, et Courthion (ou plutôt sa femme Pierrette) voulait affirmer sa (ou leur) prééminence en tant que directeur(s). Jouve autorise cependant la parution de poèmes dans le premier numéro de 1944. 

D'autres revues et journaux suisses donnent la parole aux écrivains résistants : Traits, La Suisse contemporaine, Les Etoiles, Pages et Jouve collabore occasionnellement avec ces publications.

En Suisse, Jouve a une grande réputation d'écrivain majeur. Là, Jouve rencontre plusieurs générations d'écrivains et d'artistes. Il leur fait connaître Balthus, également réfugié en Suisse. Il rencontre aussi Giacometti qui réside à Genève de 1942 à 1945. Son premier article sur Balthus paraît en Suisse dans le premier numéro de la revue Lettres. Il rencontre régulièrement  les membres de "L'Ecole de Genève", ces grands critiques, professeurs et compagnons de route d'artistes, tous auteurs d'au moins un "livre culte" :  Marcel Raymond (De Baudelaire au Surréalisme), Albert Béguin (L'Âme romantique et le Rêve) et le tout jeune Jean Starobinski (23 ans au moment où ils font connaissance, futur auteur de L'Oeil Vivant).  Marcel Raymond le préface. Albert Béguin le commente et l'édite. Jean Starobinski commence son oeuvre critique en écrivant sur ses recueils de poèmes.

Jouve fréquente des écrivains et des artistes suisses, ou français réfugiés en Suisse, avec qui il entretiendra, pour nombre d'entre eux, de longues amitiés, les suisses : Pierre Courthion (critique d'art et directeur de Lettres avec qui il s'est brouillé), l'abbé Charles Journet (directeur de la revue thomiste Nova et Vetera, un intellectuel qui sera cardinal), Georges HaIdas (poète et critique), Jean Rousset, Jean Rodolphe de Salis, Maurice Chappaz (l'écrivain suisse qui a épousé Corinna S. Bille, la fille de l'ami peintre Edmond Bille), Charly Guyot (critique), Gabrielle Boissier, Marcel Pobé ; les français : Claude Le Maguet et Charles Baudouin (les rares amis de sa première vie qu'il fréquente toujours), les jeunes Jean Léon Donnadieu, Pierre Emmanuel (quand celui-ci venait à Genève). 

La vie en Suisse

Marcel Raymond a témoigné des excitantes soirées rue du Cloître, ou de petits groupes de six ou huit personnes se rencontraient chez les Jouve. En Suisse Jouve travaille beaucoup à l'écriture très soignée de ses oeuvres, et à leur réalisation matérielle, surtout avec la L.U.F. Il donne quelques conférences — il lisait très bien les textes, les siens et ceux des autres. C'est une période où la poésie a été très valorisée par sa capacité à dire la résistance à l'oppression tout en gardant une hauteur de vue que les textes journalistiques ne pouvaient pas avoir — il y a cependant une discussion très vive autour de la "poésie de l'évènement". Mais il y a des problèmes administratifs sérieux pour le renouvellement de son visa, et ses amis, comme Jean R. de Salis, doivent témoigner de son importance comme écrivain pour soutenir ses démarches — des écrivains plus médiatisés (comme Paul Morand) n'avaient pas ces soucis.

On sait aussi que Jouve avait ses périodes de neurasthénie, et Blanche Reverchon demandait alors à Balthus de venir lui tenir compagnie. Balthus n'appréciait guère ce rôle, mais il s'y pliait. On a peu d'informations sur les activités de Blanche qui, vingt ans plus tôt, avait exercé la psychiatrie à Genève. On sait cependant qu'un de ses célèbres patients, le très important compositeur italien Giacinto Scelsi, était également résident en Suisse pour être soigné par elle. 

Esprit de la Résistance

1942-1943
-1944

Les Cahiers du Rhône d'Albert Béguin

Les Témoins - Poèmes choisis de 1930 à 1942

Domaine français
de Jean Lescure


Poésie
de Pierre Seghers


Fontaine
de Max-Pol Fouchet










Défense et Illustration

(1ère édition, Ides et Calendes)


Les Cahiers du Rhône d'Albert Béguin ont été un des hauts lieux de l'esprit résistant en Suisse. Ils ont publié quelques uns des textes les plus marquants de cette période malheureuse — paradoxalement heureuse pour la poésie — d'auteurs reconnus, comme Louis Aragon (Brocéliande), Paul Eluard (Poésie et Vérité 1942), Jules Supervielle (Poèmes de la France malheureuse), Saint-John Perse (Exil) mais aussi de la jeune génération : Pierre Emmanuel (qui dédicace à Jouve Le Poète et son Christ, mars 1942), Loys Masson, Jean Cayrol. Jouve a publié à plusieurs reprises dans ces Cahiers. Ainsi Jouve écrit dès le numéro 2, Cahier de poésie (avril 1942), avec des extraits de Vers majeurs. Jouve participe au volume collectif Controverse sur le génie de la France avec un fragment de "Vivre libre ou mourir" (novembre 1942). Il  donne une préface, "Les Chants du prisonnier", au recueil Images de l'Homme immobile de l'énigmatique "Jean Garamond" (pseudonyme de Guy Levis Mano alors prisonnier, avril 1943).

La publication la plus importante de Jouve aux Cahiers du Rhône est une anthologie : Les Témoins - Poèmes choisis de 1930 à 1942, (juillet 1943) où il regroupe des poésies d'esprit résistant, en particulier des poèmes apocalyptiques de Kyrie, une version "raccourcie" de A la France (les vers les plus explicites sont coupés : choix imposé par la censure de Berne, très sourcilleuse ? ou refus de la "poésie de l'évènement" trop explicite ?), et des poèmes récents écrits dans l'ambiance de la guerre (de Gloire et Porche à la nuit des Saints).

Dans le même esprit résistant paraît en Suisse le volume de l'année 1943 de la revue Message que dirige Jean Lescure (un très bon ami de Pierre Emmanuel). Le volume s'appelle Domaine français, et il paraît en Suisse pour échapper à la censure très active en France. C'est François Lachenal et les Editions des Trois Collines qui l'éditent en décembre 1943. L'un des premiers textes du recueil est "Le Bois des Pauvres". Le volume contient une cinquantaine de textes (choisis par Lescure, Paulhan et Eluard, transmis par Lachenal grâce à la valise diplomatique) écrits par les écrivains français restés "libres".  L'ouvrage comptera de nombreuses rééditions.  

Si Jouve ne publie pas de livres en France, il collabore cependant à la revue résistante de Pierre Seghers. A Poésie 42, il donne des extraits de Vers majeurs. A Poésie 43 : "Un Tableau de Courbet" qui est coupé de moitié — censure oblige : Courbet n'est pas "compatible" avec la "révolution nationale". A Poésie 44 : "A Saint-Just" et "Responsabilité de la morte" — associant ainsi la Révolution française et Lisbé ! En 1947, Jean Starobinski y publiera un long article sur Jouve. Quand Pierre Seghers publiera en 1974 son grand ouvrage, La Résistance et ses poètes, Jouve y tiendra une grande place. 

Jouve continue à collaborer à la revue Fontaine de Max-Pol Fouchet (Alger) : en 1941, Jouve donne "La Chute du ciel" ; en 1943, il donne des extraits de "Vivre libre ou mourir", et en 1944 de "Liberté Chérie" en référence à la Révolution française. 

Dans le même esprit, Jouve participe à l'esprit de la Résistance, non pas en écrivant des textes d'actualités politiques, mais en "défendant et en illustrant" l'esprit français véritable. Dans son esprit il faut associer les deux parties de "la France divisée" : l'héritage catholique venu du Moyen-Âge et symbolisé par les églises du territoire français, et l'esprit de la Révolution française — haïe par la "révolution nationale" de Pétain. C'est dans cet esprit que Jouve publie un recueil d'essais (si l'on peut employer ce vocabulaire pour Jouve qui instille toujours son style poétique exigeant dans ses écrits !) intitulé Défense et Illustration, publié aux éditions suisse Ides et Calendes (10 novembre 1943).

Jouve donne dans Défense et Illustration un ensemble mêlant "proses et vers" autour de ses thèmes politiques propres : "Vivre libre ou mourir" où il insère la version raccourcie de "A la France 1939" (toujours sans les vers explicitement anti-hitlériens) alternant avec des proses, en partie explicatives, en parties poétiques, comme une version en prose de "A une soie", cet éloge mallarméen du drapeau français et de l'esprit de la Révolution française.

Des textes critiques exhaltent les artistes et les écrivains français qui ont bouleversé l'art et la littérature français et annoncé les temps modernes tels que les perçoit Jouve : il reprend son "Tombeau de Baudelaire" de 1942 (c'est donc la 2e édition de ce texte fondamental), qu'il associe à deux artistes : Delacroix, le peintre des barricades, et Meryon, le graveur halluciné admiré par Baudelaire. Plus loin, il  imagine que le peuple  peut reconstituer naturellement un "tableau [vivant] de Courbet" en commémorant l'anniversaire de la fusillade du Mur des Fédérés. 

Dans "Les origines de notre poésie", Jouve rend hommage aux poètes modernes qu'il admire le plus après Baudelaire : Gérard de Nerval, Jean Arthur Rimbaud et Stéphane Mallarmé. Puis il exprime son admiration pour la culture des siècles passés à travers l'art anonyme du passé et l'architecture religieuse française : "A l'origine la charité et la passion sont soudées, toutes deux alimentées par la pensée chrétienne." Puis "Les Chants de la Liberté" sont un éloge  de la musique du temps de la révolution française qu'on n'entend jamais, mais qui a été captée par Berlioz et Beethoven.


Dès 1942, on a des échos sur la réception des poèmes de jouve dans les milieux de la résistance intellectuel. Un exemple est donné par Henri Hell, le bras droit de Max-Pol Fouchet et chroniqueur de poésie pour la revue Fontaine. Fin 1942 Hell cite Jouve parmi les trois poètes les plus repésentatifs, entre le vétéran communiste Aragon et le jeune chrétien Pierre Emmanuel  :

« Les poètes, qu’ils se nomment Aragon, Jouve, Emmanuel ou autres, ne demeurent pas insensibles au cataclysme qui dévaste leur pays et le monde. Leur poésie en porte le reflet tragique ». « Enfin trois grands livres de poésie, Le Crève-Cœur d’Aragon, Gloire de Pierre Jean Jouve et Jour de Colère de Pierre Emmanuel ont apporté aux français les chants de leurs misères, de leurs souffrances, aussi de leur espoir et de leur fidélité au destin de la France ».
    « Pour être d’une audience plus restreinte de par son art hautain, décanté, d’une pureté ascétique, Gloire n’en demeure pas moins une œuvre profondément humaine. Inspirée par la catastrophe mondiale, la poésie de Jouve retrouve ici sous l’emprise de l’événement une humanité par trop absente de ses œuvres précédentes. Oui, l’homme est là, avec toute sa conscience, dans ces admirables poèmes, diamants resplendissants d’un feu noir. » 


1943-1944

"Poésie et Catastrophe" (La Colombe de Pierre Emmanuel)

La Vierge de Paris

Gloire 1940

(L.U.F.)

Baudelaire : I - Poésie

Baudelaire : II-Critique

Danton - Discours - Jouve et Ditisheim - LUF - Septembre 1944
"
De la Révolution comme Sacrifice" (in Danton, Discours)

(Cri de la France, L.U.F.)

Si Jouve publie hors de la L.U.F., c'est cependant à la maison de Walter Egloff qu'il confie toujours la publication de l'essentiel, son oeuvre poétique. Quand la L.U.F. publie La Colombe, une plaquette de Pierre Emmanuel, Jouve en écrit la préface : c'est un texte important où il théorise la place de la poésie en temps de catastrophe.

Sous le titre La Vierge de Paris (mars 1944), Jouve publie sa dernière plaquette poétique notable du temps de la guerre.

Le titre fait référence à une statue de pierre du moyen âge abandonnée à Paris au temps de l'exode. Il y regroupe quatre sections : une reprise du "Bois des Pauvres" et un deuxième épisode de ses "Vers majeurs" sont complétés par deux sections : "Tremblements" et "La Vierge de Paris". Jouve y associe ses différentes thématiques : le souvenir des drames privés symbolisés par la figure de "Lisbé", la nostalgie du territoire français et des rues de Paris après des années d'exil, loin de sa "Vierge de Paris".  

Jouve participe activement au travail d'une collection phare de la L.U.F., nommée Le Cri de la France (dirigée par Piere Courthion), série d'anthologies de textes d'auteurs français dont la pensée s'oppose à l'idéologie officielle de la France doublement occupée (par le régime de Vichy et par l'armée allemande). Jouve aurait pu y présenter une anthologie consacrée à Gérard de Nerval. Il va effectivement y publier trois volumes.

  • Baudelaire [1] Poésie : Jouve en écrit la préface et donne une anthologie (septembre 1943).

  • Baudelaire [2] Critique : là-aussi, Jouve donne une préface et sélectionne une anthologie (septembre 1944)

  • Danton : Discours. Jouve y donne une préface dont le titre est célèbre et qui a déjà été rééditée seule : "De la Révolution comme sacrifice" (Septembre 1944). L'anthologie a été composée par un jeune historien, Frédéric Ditisheim (1920-1995), qui deviendra l'important éditeur Ditis, inventeur de célèbres collections de livres de poche très populaires (comme "J'ai Lu").

Enfin, Jouve clot une période : il regroupe en un seul volume les poésies publiées en temps de guerre chez deux autres éditeurs que la L.U.F.. C'est Gloire 1940 (septembre 1944), qui regroupe la plaquette Gloire, publiée en 1942 par Max-Pol Fouchet dans la Collection "Fontaine" des éditions Charlot (Alger), et Porche à la Nuit des Saints, initialement paru en 1941 aux éditions Ides et Calendes. La L.U.F. devient ainsi l'unique éditeur de Jouve pour toutes ses poésies parues pendant la seconde guerre mondiale.



1944-1945

La Fin de la Guerre

Jouve et la politique en temps de catastrophe

1943-1944-1945

Jouve et la politique

Le débarquement des Alliés

"Tapisserie des Pommiers"
(Fontaine)

Processionnal de la Force anglaise

L'Homme du 18 juin

Pierre Jean Jouve - L'Homme du 18 juin - LUF - Janvier 1945

A une Soie — Prose et Vers


La Louange
(L.U.F.)



"
D'une poésie armée"

(conférence)

Jouve a cherché à parler de "l'événement" dans ses textes de façon distanciée, pour ne pas être prisonnier d'une actualité vite oubliée. Il a cependant écrit des textes politiques qui montrent son attachement à la France Libre, au Général de Gaulle, à Winston Churchill et aux Alliés. Son gaullisme durera toute sa vie, y compris pendant les évènements de Mai 68, et cette attitude sera incomprise par ses jeunes lecteurs de l'époque — ils avaient oublié les combats de la Résistance. En septembre 1944, Jouve écrit à Paulhan qu'il s'honore de faire partie du Centre national des écrivains.

Le 15 novembre 1943, la revue France Libre publie son Processionnal de la Force anglaise, un hommage à Winston Churchill, qui sera réédité par la L.U.F. en novembre 1944.

Le débarquement des alliés en Normandie en Juin 1944,  Les Alliés  et la 2e Division Blindée de Leclerc avancent rapidement vers Paris. Paris est libéré fin août 1944. La rédition allemande est signée le 25 août et le discours de De Gaulle à l'hôtel de ville est prononcé le même jour. Très vite les activités de publications libres de journaux et de livres reprennent, dans le cadre de la grande pénurie (papier) de la fin de la guerre.

Jouve publie dans la revue Fontaine une "Tapisserie des Pommiers" qu'il ne reprendra pas dans ses recueils. C'est une ode à la gloire des soldats qui viennent libérer la France.

En janvier 1945, La L.U.F. publie L'Homme du 18 juin, un portrait éloquent de De Gaulle.

L'anthologie A une Soie — Prose et Vers que Jouve publie à la L.U.F. en avril 1945, contient des extraits de Défense et Illustration (Vivre libre ou mourir),  Vers majeurs (à une soie), La Vierge de Paris, Discours de Danton, Processionnal de la Force anglaise, L’Homme du 18 juin, et un poème inédit : Les Instruments de la Passion. C'est un manifeste qui synthètise les textes et poèmes de Résistance de Jouve.

La paix est signée le 8 mai 1945.

Les Etoiles - 1945 - D'une poésie armée
Juste après la fin de la guerre (en juin 1945), sans doute à l'initiative de Jean R. de Salis, Jouve prononce devant des étudiants de l’Ecole Polytechnique de Zurich, une conférence, D'une poésie armée où il reprend les arguments de Poésie et Catastrophe pour dire le rôle du poète en temps de guerre contre la barbarie. Jouve donne une interprétation de la pulsion de mort freudienne dans le vocabulaire de l'Apocalypse. La conférence a été publiée par Les Etoiles.

La plaquette La Louange paraît à la L.U.F. le 15 août 1945. C'est le dernier volume de poésie de Jouve à paraître en Suisse.


En Septembre 1945, Pierre et Blanche retournent à Paris, 7 rue Antoine Chantin.



1945-1948

A Paris, enthousiasme et désillusions de l'immédiat après-guerre

1945

Jouve accuse Gaston Gallimard de "trahison intellectuelle"




A Paris, Jouve retrouve le monde éditorial français en espérant qu'il y a eu des changements. Il est comparable en cela aux animateurs des revues et des maisons d'éditions "résistantes" pendant la guerre qui ont fait vivre l'esprit français contre la censure, contre l'occupation, contre les crimes de l'occupant nazi et du régime de Pétain. Que l'on pense aux éditions (clandestines) de Minuit, à la revue Fontaine, à la revue Poésie de Pierre Seghers, et aux éditions suisses comme La Baconnière ou la Librairie Universitaire de Fribourg (la L.U.F. de Walter Egloff). Elles avaient publié de grands écrivains, souvent des poètes, et avaient eu un vrai rôle spirituel en France : elles avaient permis à de nombreux lecteurs de lire autre chose que la littérature pourrie des auteurs, des revues et journaux, et des éditeurs collaborationnistes. Ces animateurs étaient aussi très critiques vis à vis des "grands éditeurs" du passé, Gaston Gallimard, Bernard Grasset, Robert Denoël qui avaient "composé" avec l'ennemi, voire franchement collaboré. Dans sa correspondance avec Jean Paulhan (lettres du 7 septembre 1945), Jouve accuse Gaston Gallimard de "trahison intellectuelle". Paulhan montre la lettre à Gaston et attaque violemment Jouve dans sa correspondance privée. Jouve rompt avec Paulhan (lettre du 5 octobre 1945). On peut considérer que cette brouille est à peu près définitive, sauf à l'occasion d'une reprise de contact en juin 1949 (à propos d'un article sur Saint-John Perse que Jouve va écrire pour les Cahiers de la Pléiade). L'ami commun à Jouve et Paulhan, Bernard Groethuysen, disparaît le 17 septembre 1946 (à 66 ans, d'un cancer au poumon). Il ne pourra plus servir de médiateur entre les deux hommes comme il l'avait fait dans les années trente. 

Il est difficile d'analyser les causes de cette brouille. Jouve avait réeellement vécu dans un milieu résistant anti-collaborationiste pendant toute la guerre. Celle-ci avait tué nombre d'amis très proches, comme ses amis-collaborateurs : Rolland-Simon (traducteur de l'espagnol) et Fernand Drogoul (musicien). Jouve avait été horrifié par l'antisémitisme qui avait frappé de proches amis de grands talents, Bruno Walter et Stefan Zweig. Il avait travaillé avec des éditeurs suisses résistants (Walter Egloff, Albert Béguin). Jouve pouvait donc porter un jugement moral légitime sur Gaston Gallimard. Mais on a également suggéré que celui-ci aurait refusé de rééditer les livres de Jouve des années 1925-1938. On peut aussi supposer qu'à l'instar d'autres "petits éditeurs" résistants, Walter Egloff pouvait croire légitimement, qu'en transportant sa maison d'édition à Paris, il allait devenir un grand éditeur français, tandis que les "anciens grandes éditeurs" parisiens allaient péricliter sous le poids de leurs fautes pendant l'Occupation.

On sait que cette erreur a été faite par plusieurs animateurs éditoriaux : transportée à Paris, la revue Fontaine, extraordinaire creuset pendant la guerre, a disparu au bout de quelques années. Les éditions de Minuit issues de la résistance ont bientôt fait faillite, et n'ont survécu que parce que Jérôme Lindon, pas du tout un fondateur, l'a reprise en 1948 et transformé sa gestion. Georges-Emmanuel Clancier note, à propos de sa revue, Centres, qui a été publiée à Limoges de 1945 à 1947 : « Elle se "saborde" en même temps que toutes les autres revues d' "esprit résistant" : Fontaine, Esprit 47, Confluences ». Minoritaire sont les maisons créées pendant la guerre qui ont survécu (les éditions Seghers sont une exception). En effet, l'édition est une "industrie culturelle". Les "petites maisons" étaient artisanales avec peu de capitaux, et elle ne pouvaient pas faire vivre leurs auteurs. En outre, elles travaillaient surtout avec des poètes et des essayistes qui ne faisaient pas de "gros tirages".  Malgré leurs fautes passées, les "grandes maisons" avaient des capitaux, elles pouvaient payer des mensualités à leurs auteurs (surtout s'ils s'agissaient de romanciers à succès), et, une fois passé la bourrasque de la Libération, elles sont redevenues les maisons d'éditions dominantes.

1945-1946

Librairie Universelle de France

(Walter Egloff, Pierre Jean Jouve, Pierre Emmanuel)
Walter Egloff avait vite compris qu'en Suisse sa maison avait peu d'avenir, avec la concurrence des maisons parisiennes, et dès l'automne 1944, il s'installe à Paris. En mars 1946, avec Pierre Jean Jouve et Pierre Emmanuel, il crée la SARL Librairie Universelle de France (il conserve donc le sigle L.U.F.). La maison continue d'abord à publier de façon importante, et nombre de volumes de la collection "Le Cri de la France" ont été édités à Paris après la guerre — la célèbre traduction de La Quête du Graal, par Albert Béguin, par exemple. Mais de nombreux projets excitants, comme Apollinaire par Michel Leiris, Jarry  par Paul Eluard, Aragon par Pierre Seghers, Pascal par Albert Béguin, Jouve par Pierre Emmanuel, ne paraîtront jamais — on voit ainsi naître des idées qui réapparaîtront chez Seghers (Poètes d'aujourd'hui) ou au Seuil (Ecrivains de toujours). La L.U.F. périclitera à partir de 1949-1950 et elle cessera ses activités en 1953. La fin de cette maison, où Jouve avait joué un rôle imprtant, est un épisode qui a été vécu avec beaucoup de difficultés.


Défense et illustration
(3e éd., Edmond Charlot)


Toujours sous le titre Défense et Illustration, c'est chez Edmond Charlot que Jouve publie début 1946 une deuxième édition du livre de 1943 (qui est en même temps une troisième édition du Tombeau de Baudelaire) sous une forme un peu raccourcie, puisque le volume comprend : "Vivre libre ou mourir", "Tombeau de Baudelaire", "Delacroix", "Le Quartier de Meryon", "Images du XIIIe", "Chants de la Liberté", "Jean Arthur Rimbaud", "Un tableau de Courbet".

En octobre 1946, paraît, toujours chez Charlot, le premier roman de Jules Roy, La Vallée heureuse, avec une préface de Pierre Jean Jouve : celui-ci a conseillé le jeune romancier et l'a obligé à corriger et à réécrire son roman. 

Le texte seul du Quartier de Meryon est repris pour une édition de luxe (aux éditions du Camée) qui contient une série de gravures d'après Méryon, réalisée sur cuivre par le graveur Georges Maccard (octobre 1946). Ainsi Jouve publie sans doute le livre rêvé par Baudelaire, que celui-ci n'a pas réalisé, tant il lui était paru impossible de mener à bien un livre avec un artiste fou, comme l'était Meryon.

1946-1948

Éditions de poèmes ...

Jouve - Prière d'insérer de La Vierge de Paris - LUF - 1946
(Prière d'insérer)
La Vierge de Paris


Hymne

Mais c'est à nouveau à la L.U.F., qu'en mai 1946, Jouve publie un grand recueil qui reprend le titre de la plaquette de 1944, La Vierge de Paris, mais c'est en réalité un gros recueil "collectif" (plus de 300 pages) qui contient (à peu près) tous les poèmes du temps de la guerre. En effet, ce volume de reprend le précédent Gloire 1940 (qui regroupe donc le Gloire d'Alger et Porche à la Nuit des Saints) et les deux plaquettes publiées par la L.U.F. de Fribourg en 1942 et 1944 : Vers majeurs et La Vierge de Paris.

Ces poèmes conçus et écrits pendant le temps d'apocalypse, pour libérer l'âme, sont aussi des signes de la résistance française à un accablant ennemi. (Prière d'insérer)

C'est encore à la L.U.F que Jouve publie son nouveau grand recueil de poèmes, Hymne en 1947 (qui intègre "Louange" de 1945).

Pierre Emmanuel publie aussi des livres à la L.U.F. Un recueil de poèmes, Chansons du dé à coudre (mai 1947), et Qui est cet homme (décembre 1947), un volume autobiographique très important, puisque le jeune poète consacre des chapitres à ses relations avec Pierre Jean Jouve — comment il a découvert sa poésie, puis l'homme. On peut également penser que sa façon de décrire sa propre enfance et son éducation doit beaucoup à sa fréquentation de la psychanalyste Blanche Reverchon. Pierre Emmanuel a témoigné que pendant la période de l'exode du début de la guerre, le soir, Blanche lisait des poèmes de Jouve en les commentant.

... et rééditions des romans

Jouve-LUF-Editions_et_reeditions

Soit parce que Gallimard a effectivement refusé de rééditer ses romans — soit par décision de Jouve et Egloff de reprendre les droits de ses romans — soit pour faire un tirage limité des oeuvres de Jouve (comme avec les "clubs"), La L.U.F. commence une réédition intégrale des romans. En fait Paulina 1880 et Le Monde désert ont été annoncés, mais n'ont pas effectivement réédités. Cependant les quatre autres romans seront regroupés en deux gros volumes. Ces versions sont "revues" et portent de nouveaux titres.

En avril 1947, les romans Hécate (1928) et Vagadu (1931) sont regroupés en un seul volume, Aventure de Catherine Crachat (titre qui aura une longue postérité).

En avril 1948, les nouvelles des Histoires sanglantes (1932) et les récits de La Scène capitale (1935) sont regroupés sous le titre (provisoire) de Histoires sanglantes.

Parallèlement à ces expériences dans le monde éditoriales apparaissent de nouvelles revues, comme Les Temps modernes de Sartre, et Critique, créée par Georges Bataille. Un ancien compagnon de Jouve y collabore : en août 1948, Pierre Klossowski publie un bel article sur Aventure de Catherine Crachat

1947-1948

Théorie chez GLM

Apologie du poète

Génie

Jouve retrouve à Paris son vieux complice Guy Levis Mano qui lui propose de diriger une collection de petits volumes, Théorie, consacrés à des essais sur la poésie. La collection ne comprendra que deux cahiers.

Le premier cahier est Apologie du poète (octobre 1947). Jouve y reprend le texte de conférences lues à Bruxelles, à Oxford et en Angleterre entre décembre 1946 et mai 1947. Jouve y parle de sa conception de la poésie comme "agglutination" d'images, de souvenirs, de nostalgie, d'espérances, semblable à des rêves, à la fois absurdes et clairs si on sait les lire. Jouve illustre son propos par des lectures de Nerval, de Baudelaire,  de Rimbaud,  de Mallarmé, Paul Claudel,  Saint-John Perse, Louis Aragon,  Pierre Emmanuel, et de lui-même pour des poèmes récents.

Le second cahier est Le Je universel chez Paul Eluard, par Pierre Emmanuel (mai 1948).

Cette période s'achève par un nouveau recueil de poèmes, admirablement typographiés par Guy Levis Mano : Génie.

Jouve "témoin" de la catastrophe

Pendant la seconde guerre mondiale, les écrivains, surtout les poètes, engagés dans la résistance intellectuelle, ont vu que leurs écrits rencontraient un écho extraordinaires, sans commune mesure avec ce qu'ils avaient connu avant guerre. En outre, en luttant contre la barbarie, ils avaient conscience de leur légitimité. Jouve était ainsi parfaitement reconnu à cette époque. Citons quelques exemples significatifs. Dès décembre 1945, un témoin actif, Louis Parrot, publiait tout un livre consacré à la vie culturelle résistante, L’Intelligence en guerre. Pierre Jean Jouve y fait l’objet d’un chapitre spécifique, « Pierre Jean Jouve ou le témoin ». Parrot y rappelait que Jouve avait donné son adhésion à Paulhan et Eluard au Comité National des écrivains en 1943. Parrot décrit un grand écrivain d’avant-guerre, «déconcertant» ses lecteurs, mais qui «influençait une jeune littérature [c'est-à-dire Parrot lui-même] dont il exprimait en même temps les tendances contradictoires». La grande référence de Parrot est l’anthologie Les Témoins (juillet 1943) qui contient une version de A la France et des textes apocalyptiques et prophétiques de Jouve issus de Kyrie ou de Gloire. Parrot les commente ainsi  :

«  Et il [Jouve] demande à cette part éternelle de l’homme qu’il ne cesse d’exalter, de donner aux martyrs la force d’affronter les jours sombres qui s’approchent …  »
«  Dès les premiers jours du conflit, Jouve devient un témoin lucide  ; il raconte ce qu’il voit, il retranscrit en terme saisissant les horreurs de la guerre. (…) Et c’est peu après avoir écrit ce poème que publiait l’un des derniers numéros de la NRF de Jean Paulhan que la catastrophe, si longtemps redoutée, se produisit  »

En 1947, Jean Paulhan et Dominique Aury (deux orfèvres, et Jouve est alors brouillé avec Paulhan) publient une consistante anthologie intitulée La Patrie se fait tous les jours, Texte français 1939-1945, 550 pages denses parues aux Éditions de Minuit. Dans leur mini-biographie de Jouve, ils écrivent :

«   (...)  Pendant l’occupation, Pierre Jean Jouve, réfugié d’abord en zone sud, puis en Suisse, a publié deux écrits politiques  : Processionnal de la Force anglaise, et L’Homme du 18 juin. Il a composé Gloire 1940, Vers majeurs, La Vierge de Paris, un livre de critique, Défense et Illustration, et un essai : Le Don Juan de Mozart. Ses poèmes Kyrie, Résurrection des Morts et A la France ont laissé pressentir la catastrophe»

On voit la position singulière de Jouve : à cause de la précocité de ses engagements contre le fascisme dans des poèmes parus dès avant guerre, Jouve est considéré comme un «prophète» ayant pressenti la catastrophe. Jouve, lui, se qualifiait de «témoin» (titre de son anthologie de 1943). 

Vers la traversée du désert

Beaucoup d'écrivains de la résistance croyaient à un changement de régime politique après la Libération qui irait de pair avec un changement du régime de l'édition. Le cas de Jouve montre qu'il n'y avait pas que les écrivains proches du PCF qui en étaient persuadés. L'expérience vécue alors par tous ces écrivains montrent que le réel économique a prévalu : les grandes maisons d'éditions ont repris leur place, avec quelques "restructurations" (Gallimard rachetant la détestée maison Denoël) et les petites maisons ont périclité. Les "grands auteurs" qui ont publié dans les petites maisons pendant la guerre retournent dans les grandes une fois la guerre finie — Aragon publie Aurélien chez Gallimard en octobre 1944. Jouve a probablement cru que la L.U.F. pourrait devenir son grand éditeur. En 1949, la L.U.F. ne peut plus l'éditer. Guy Levis Mano ne sait faire que de belles petites plaquettes de poésie à faible tirage pour un public restreint d'amateurs. Jouve entame une traversée du désert qui s'achèvera en 1954 quand il sera pris en main par une (assez) grande maison d'édition, Le Mercure de France que dirigent Simone Gallimard et Samuel Silvestre de Sacy qui l'admirent.

Ouvrages de références
sur Pierre Jean Jouve qui traitent de la période de la seconde guerre mondiale

René Micha - 1956 - Jouve (Seghers) Cahier de l'Herne - Pierre Jean Jouve - 1972 Beatrice Bonhomme - Pierre Jean Jouve - Quête interieure
La monographie de René Micha, Pierre Jean Jouve (Seghers 1956) respecte la volonté de Jouve de faire le silence sur sa première vie, mais Jouve a fait à son ami des confidences qu'il est indispensable de connaître.  Cahier de L'Herne Pierre Jean Jouve, dirigé par Robert Kopp et Dominique de Roux (1972). Les amis suisses de Jouve ont largement collaboré à cet hommage très riche. La biographie de Béatrice Bonhomme, Pierre Jean Jouve — la Quête intérieure (Aden, 2008).
Autres sources biographiques
Jouve - Lettres à Jean Paulhan Balthus - Correspondance amoureuse Balthus - Jean Clair - Flammarion 2001
Pierre Jean Jouve : Lettres à Jean Paulhan (éditions Claire Paulhan, 2006) Balthus : Correspondance amoureuse avec Antoinette de Watteville (Buchet-Chastel, 2001) Balthus sous la direction de Jean Clair - Flammarion, 2001 - Chapitre "Balthus et Jouve. Documents inédits", par Robert Kopp
Sur la poésie de la résistance avec d'importantes références à Jouve
Louis Parrot - L'Intelligence en guerre
Pierre Seghers - La Résistance et ses poètes
Max-Pol Fouchet - Les Poètes de la revue Fontaine
Louis Parrot, L'Intelligence en guerre (La Jeune Parque, décembre 1945 ; réed. Le Castor astral, 1990)
Pierre Seghers, La Résistance et ses poètes (France 1940/1945), ed. Seghers (1974, réed. 2004) Max-Pol Fouchet, Les Poètes de la revue Fontaine,
Le Cherche midi éd. et Revue Poésie 1 (1978)

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Dernières mises à jour : 5 octobre 2016
Précédente mise à jour : 20 février 2012, 2 et 9 avril 2014, 18 juin 2015
Première édition : 20 avril 2011